Poutine réussit à maintenir le dialogue avec Trump

La mystique de la relation avec le président américain Donald Trump reste un sujet brûlant. La visite à sensation du président sud-africain Cyril Ramaphosa en est le dernier exemple, montrant qu’il peut être dangereux de s’approcher trop près de l’orbite du soleil. Il brûle.
L’Inde a également emprunté la même voie que Ramaphosa, avec sa marque de fabrique, la « diplomatie de l’étreinte », pour envelopper Trump dans des anneaux d’engagement feint, agrémentés de flatteries, dans l’espoir d’apaiser les tensions au sujet du commerce. Ramaphosa et le Premier ministre Modi ont de nombreux points communs : deux dirigeants élus qui gouvernent deux puissances émergentes se bousculant pour se faire une place dans la hiérarchie mondiale, où la compassion et l’empathie ne sont pas toujours de mise.
Ramaphosa et Modi pensent tous deux que Trump a besoin d’hommes d’État sages comme eux, qui graviteraient dans le camp américain en tant que « contrepoids » potentiellement précieux. Mais ils oublient que Trump est une personne singulièrement peu sentimentale qui, après tout, a fait fortune à New York, que Nick, dans le célèbre roman de Scott Fitzgerald, The Great Gatsby, décrit comme un endroit excitant et stimulant où les relations secrètes et scandaleuses peuvent se perdre dans le bruit de la ville.
Trump s’est rendu compte de la piètre opinion qu’ils avaient de lui. Depuis, l’establishment indien a mis Trump à la niche. Il en sera de même pour Ramaphosa.
Si les oligarchies du Golfe ont également adopté une approche similaire, mais avec de bien meilleurs résultats, c’est parce qu’elles ont fait appel à l’avarice de Trump. Mais cela a un cout. Le journaliste du FT dans le Golfe a déclaré à la BBC que l’Arabie saoudite pourrait devoir emprunter de l’argent pour investir dans l’America First de Trump.
La « Ligne » – une ville linéaire de 170 km de long et de 500 mètres de haut, qui sera construite près de la mer Rouge à Neom, dans le nord-ouest de l’Arabie saoudite, dans le cadre de la Vision 2030 du prince héritier – aurait été ramenée à 1,7 km, car les revenus tirés des prix du pétrole sont tombé à 50 dollars le baril, ce qui est insuffisant pour équilibrer le budget.
Néanmoins, les oligarques arabes sont ravis. De leur point de vue limité, Trump est de retour dans le bureau ovale et c’est ce qui compte – plus de nuits blanches à cause de potentielles révolutions de couleur ; la sécurité des milliers de milliards princiers planqués dans les banques occidentales est garantie en cas de mauvais temps.
Les cheikhs ont juré fidélité au pétrodollar. Aucun d’entre eux ne s’est présenté sur la Place Rouge le jour de la Victoire en Russie. (Pas plus que Modi ou Ramaphosa.) L’OPEP+ a perdu de son éclat. L’appartenance aux BRICS n’a aucun charme. En somme, il s’agit d’un accord faustien qui ne coûte rien à Trump.
Une autre variante de la même approche est la manière dont l’Europe aborde Trump – alternant entre la séduisante séductrice et la sirène vengeresse de la mythologie grecque. Mais à près de 79 ans, Trump a tourné le dos aux tentations et, surtout, ne se séparera pas de son homologue russe Vladimir Poutine, car il est entré dans le bureau ovale déterminé à ne pas hériter de la « guerre de Biden », quelles que soient les circonstances.
Cela nous amène à la façon de faire de Poutine. Poutine n’est pas un de ces politiciens grandiloquents qui se font passer pour des hommes d’État sur la scène internationale. Il a le niveau platine en matière de gestion de l’État et de gouvernance – et il est également brillant en temps de guerre. Sans surprise, Trump éprouve un discret respect pour Poutine, contrairement aux Européens, aux cheikhs du Golfe ou aux pays du Sud, envers lesquels il affiche un mépris sournois pour leurs prétentions et leurs vanités – et pour leur statut de resquilleurs.
Pour Poutine comme pour Trump, la priorité immédiate est de rétablir les liens russo-américains qui se trouvent à ras de terre. D’une certaine manière, ils ont de la chance, car les choses ne peuvent que s’améliorer. Néanmoins, pour l’un comme pour l’autre, cela signifie qu’il faut mettre la guerre d’Ukraine dans le rétroviseur, ce qui exige un pouvoir de concentration monumental qui a parfois été stressant, comme c’est le cas dans tout processus créatif.
Trump a combiné une force colossale avec du cran pour atteindre un objectif incertain et qui peut sonner le glas de l’alliance occidentale. La tension s’est accrue lorsqu’il a commencé à comprendre que la victoire de la Russie était irréversible. Mais il nourrit aussi l’espoir d’amorcer une relation spectaculaire entre les États-Unis et la Russie, première étape d’une refonte de l’ordre mondial sous la forme d’un concert de trois grandes puissances – les États-Unis, la Russie et la Chine.
Pour la postérité, Trump espère rester dans le petit groupe des hommes d’État les plus exaltés de ce siècle, qui ont su exprimer l’expérience tragique de l’humanité avec la plus grande profondeur et la plus grande portée universelle. De son côté, l’esprit très cérébral de Poutine a instinctivement compris que Trump serait le meilleur président américain que la Russie ait jamais eu depuis longtemps.
Mais leur entourage est loin d’être convaincu. Rubio s’est exprimé sur la défensive lors d’une récente audition au Sénat : « Il est irresponsable de ne pas faire communiquer les deux plus grandes puissances nucléaires de la planète… Cela ne signifie pas que nous allons être alliés ou amis à moins que les conditions ne changent. Mais nous devons au moins être en mesure de communiquer avec eux… »
Son homologue russe Sergey Lavrov a répondu par une longue explication : « Nous sommes des gens naturellement sobres d’esprit au sens politique du terme. Il est essentiel de ne pas se faire d’illusions, de rester réalistes et conscients qu’il y a eu de nombreux cas où les Etats-Unis ont radicalement changé de position. C’est la vie. On ne peut échapper à cette réalité.
« Ce facteur doit être pris en compte. Nous l’examinons certainement avec soin lors de la planification de nos actions… les deux parties ont clairement convenu que la politique étrangère des pays normaux devrait être ancrée dans les intérêts nationaux. Cela reflète les positions de Trump et de Poutine. Il ne s’agit pas de considérations idéologiques ou de tentatives d’étendre l’influence sans discernement. C’était le thème central de nos discussions à Riyad. En observant les développements actuels, je pense que l’administration Trump agit conformément à cette approche ».
Voilà la vision de Poutine. Ne vous y trompez pas : la veille, lors d’une grande cérémonie dans la salle Sainte-Catherine du Kremlin, Poutine a décerné à Lavrov l’une des plus hautes distinctions russes – l’Ordre de Saint-André – et l’a félicité en des termes élogieux.
Curieusement, Poutine a également annoncé le même jour (22 mai) que « la décision a été prise de créer une zone de sécurité tampon le long de la frontière russe. Nos forces armées y travaillent actuellement. Elles suppriment également de manière efficace les points de tir de l’ennemi ».
Un moment décisif
Que signifie l’annonce apparemment anodine de Poutine, noyée dans un long discours sur la réparation et la reconstruction de la région de Koursk ? Elle signifie que la Russie crée un nouveau front de guerre pour le groupe Nord, qui comprend les oblasts ukrainiens de Kharkiv, Sumy et Tchernihiv !
La longueur de la ligne de front va presque doubler, ce qui va bien sûr épuiser les forces ukrainiennes et amener les blindés lourds russes dans les grandes plaines ukrainiennes sur lesquelles une voie rapide relie Sumy à Kiev sans aucun obstacle naturel.
Il est à noter que l’annonce de Poutine est intervenue après sa conversation (qui a duré plus de deux heures) avec Trump le 19 mai. Selon le Wall Street Journal, Trump a ensuite déclaré pour la première fois aux dirigeants européens que Poutine n’était pas prêt à mettre fin à la guerre, car il pensait être en train de la gagner.
Pour autant, Trump n’a pas accédé aux demandes du président ukrainien Volodymyr Zelenskyy et des dirigeants européens d’accroître la pression sur la Russie. Il a déclaré aux journalistes : « Ce n’est pas ma guerre. Nous nous sommes empêtrés dans quelque chose dans lequel nous n’aurions pas dû être impliqués ».
Les Européens ont bien compris qu’il leur appartenait désormais de soutenir l’Ukraine, ce qu’ils savent pertinemment être hors de leur portée. Le secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, l’a d’ailleurs admis lors d’une conférence de presse à Bruxelles le 21 mai : « Nous savons que la Russie est en train de se reconstituer à un rythme effréné. Elle produit actuellement des munitions à un niveau jamais atteint au cours des dernières décennies. Elle produit quatre fois plus de munitions que l’ensemble de l’OTAN en ce moment même. Ils reconstituent leurs armées. Toute leur économie est sur le pied de guerre ».
Trump a refusé de se joindre à la pression des sanctions de l’Union européenne contre la Russie. Mais il ne s’agit pas de défaitisme. Au contraire, Trump a également déclaré son intention de se concentrer sur la coopération économique avec Moscou, qui présente un immense intérêt pour les entreprises américaines et Wall Street. Il a écrit sur Truth Social après la conversation téléphonique avec Poutine le 19 mai : « La Russie veut faire du COMMERCE à grande échelle avec les États-Unis lorsque ce bain de sang catastrophique sera terminé, et je suis d’accord. La Russie a une formidable opportunité de créer des quantités massives d’emplois et de richesses. Son potentiel est ILLIMITÉ. De même, l’Ukraine peut être un grand bénéficiaire du commerce, dans le processus de reconstruction de son pays ».
Par ailleurs, Rubio a refusé de qualifier Poutine de criminel de guerre lors d’une audition de la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants des États-Unis la semaine dernière. Selon un article de Politico, l’administration Trump s’est opposée à une référence à l’illégalité de l’intervention de la Russie en Ukraine dans une prochaine déclaration du G7.
Ne vous y trompez pas, il ne s’agit pas d’une capitulation, mais d’un changement de paradigme d’une importance capitale qui découle d’une profonde refonte de la stratégie de politique étrangère de la part de Trump, dont le mérite revient également à Poutine.
Si Trump a veillé avec tact, au cours des trois derniers mois, à ce que le déplacement des plaques tectoniques se fasse en douceur sur le plan national, européen et international, la patience monumentale de Poutine a contribué à cet effort de manière incommensurable en faisant en sorte que la victoire militaire de la Russie en Ukraine permette à Trump de lui tenir la main dans le cadre d’une Entente cordiale « gagnant-gagnant », ce qui, à long terme, est tout à fait dans l’intérêt de la Russie – plutôt que de créer l’optique triomphaliste d’un fait accompli qui était en effet à sa portée également.
J’ai également écrit que Poutine, lecteur avide d’histoire qui a vécu et travaillé en Allemagne, doit être un admirateur de Bismarck, le « chancelier de fer », qui, face à un roi et à des généraux prussiens qui voulaient marcher sur Vienne en 1866, a conseillé la modération et exhorté à une cessation rapide des hostilités et à se concentrer sur l’unification de l’Allemagne, de peur que d’autres puissances européennes n’interviennent si la guerre s’était poursuivie. (Lire à ce sujet un brillant essai d’un professeur américain de relations internationales à l’université de Californie du Sud, Brian Rathbun, dans une publication du MIT de 2018, intitulée La rareté de la realpolitik : ce que la rationalité de Bismarck révèle sur la politique internationale.)
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
- Source : Indian Punchline (Inde)