Manifestations paradoxales en Géorgie
L’avenir nous dira quelles mesures les autorités géorgiennes prendront pour garantir l’intégrité de leur pays, écrit Stephen Karganovic.
Des événements extraordinaires se déroulent dans les rues de Tbilissi. Normalement, des foules agitées devraient exiger une plus grande transparence dans les affaires publiques et l’accès à tous les faits dont elles ont besoin pour exercer efficacement leurs devoirs civiques. En Géorgie, elles veulent le contraire. La foule agitée demande avec véhémence que les faits lui soient cachés.
Ils s’opposent vigoureusement à l’intention du Parlement d’adopter un mécanisme juridique prévoyant l’enregistrement des agents étrangers opérant dans le pays. La législation actuellement soumise au Parlement géorgien, qu’une majorité confortable de députés soutient, mettrait à la disposition des manifestants et de tous les citoyens de Géorgie des informations sur les sources de financement étrangères des “organisations non gouvernementales” qui prolifèrent en Géorgie. Dans ce petit pays ciblé par l’Occident collectif pour un changement de régime, il y a actuellement environ 20 000 “ONG”, une statistique remarquable à tout point de vue.
Les manifestants s’opposent à ce que leurs concitoyens soient autorisés à découvrir quelles entités étrangères fournissent de l’argent et une assistance logistique à ces “ONG”. Par conséquent, ce à quoi ils s’opposent en réalité, c’est à la divulgation publique de l’agenda que ces organisations promeuvent et servent.
En termes simples, les manifestants disent : “N’allumez pas les lumières. Nous préférons errer dans l’obscurité et comme, dans la confrontation géopolitique actuelle, notre pays est contraint par la force d’adopter une position qui lui est défavorable, nous préférons que le gouvernement géorgien et le public errent eux aussi dans l’obscurité la plus totale”.
En bref, la loi à laquelle les manifestants s’opposent, et qui est sur le point d’être adoptée par le Parlement géorgien, prévoit que si plus de vingt pour cent des fonds de fonctionnement proviennent de sources étrangères, les “ONG” géorgiennes doivent divulguer publiquement ce fait et identifier les sources de leur financement. Le secteur des ONG géorgiennes et les médias et institutions politiques de l’Occident collectif ont déformé cette loi de manière mensongère en la qualifiant de “loi russe”.
Mais il n’en est rien. Elle présente certains points communs avec la législation adoptée par la Douma russe il y a plusieurs années, qui exige l’enregistrement des agents étrangers en Russie, mais la loi russe elle-même n’est qu’une version copiée/collée de la loi américaine sur l’enregistrement des agents étrangers (FARA) que le Congrès américain avait adoptée en 1938. La promulgation de la FARA est expliquée par des préoccupations parfaitement raisonnables de sécurité nationale et de transparence démocratique :
“La loi sur l’enregistrement des agents étrangers donne au public la possibilité d’être informé de l’identité des personnes exerçant des activités politiques pour le compte de gouvernements étrangers, de partis politiques étrangers et d’autres mandants étrangers, afin que leurs activités puissent être évaluées à la lumière de leurs associations“.
Dire que du point de vue de la pratique démocratique, les demandes des manifestants géorgiens sont simplement contre-intuitives serait un euphémisme. Les opposants à la loi géorgienne sur la transparence étant pour la plupart jeunes, ayant accès à l’internet et vraisemblablement doués pour l’informatique, ils peuvent facilement faire des recherches sur les faits. L’ignorance invincible est donc un argument que ces jeunes intellectuels alertes ne peuvent pas invoquer.
La question intéressante est de savoir ce qui peut bien motiver une foule de Géorgiens, jeunes pour la plupart, à se rassembler jour après jour dans les rues de leur capitale et à tenter de prendre d’assaut leur Parlement pour manifester leur répulsion à l’égard d’une législation tout à fait acceptable qui, de surcroît, se trouve être investie de l’imprimatur de la première démocratie du monde.
À la lumière de ce que nous avons déjà vu de l’application réussie des techniques de reformatage cognitif, non seulement en Ukraine mais aussi, au fil des ans, en Géorgie et, plus récemment, en Arménie, la réponse s’impose d’elle-même. En Ukraine, après des années d’endoctrinement persistant et amplement financé (à hauteur de cinq milliards de dollars, selon Victoria Nuland), le putsch de Maïdan de 2014 est devenu possible.
Même si elle n’était pas la majorité, une partie politiquement significative du public ukrainien a été persuadée d’ouvrir les portes aux adversaires de leur pays. Ils ont été zombifiés avec succès pour choisir les promesses de contes de fées faites par l’Occident plutôt que les avantages tangibles qui auraient découlé de l’alliance proposée avec la Russie et les pays associés. Le résultat tragique du mauvais choix qu’une nation politiquement analphabète a fait à l’époque est aujourd’hui évident pour tous.
Un processus symétrique s’est déroulé en Géorgie. Depuis la “révolution des roses” partiellement réussie de 2003, les services spéciaux occidentaux et leurs agences auxiliaires ont eu vingt ans pour peaufiner leur scénario des révolutions de couleur et l’adapter aux conditions uniques de la Géorgie. À cette fin, des milliers d’ “ONG” ont été créées, abondamment financées et réglées pour reformater la pensée de la société orthodoxe traditionaliste de Géorgie.
La création d’un noyau insulaire d’activistes locaux programmés pour promouvoir l’agenda collectif de l’Occident tout en cultivant mensongèrement l’illusion que le travail effectué est entièrement le fait de forces nationales non redevables à des sponsors étrangers est un élément fondamental du jeu. La transparence en ce qui concerne la logistique, le commandement et le contrôle des activistes locaux détruirait cette illusion.
Le public local comprendrait qu’il est trompé et manipulé, et par qui. C’est inadmissible. D’où les efforts frénétiques et la mobilisation de toutes les ressources locales disponibles contre la loi sur l’enregistrement, afin d’empêcher les autorités géorgiennes de s’attaquer efficacement à cette question primordiale de sécurité nationale. L’investissement monétaire et les décennies de formation de cadres dociles ne doivent pas être réduits à néant.
Une excellente explication théorique de la technologie subversive exposée dans les rues de Tbilissi est le concept de “Lesser nation” développé par l’académicien Igor Shafarevich dans son essai perspicace “Russophobia”. La “Petite nation” est une sous-culture élitiste ancrée dans son hôte plus large. Elle est spécifiquement programmée pour être aliénée de la grande nation qui l’entoure et pour la contrarier continuellement de l’intérieur. Tout aussi important, en réponse aux signaux de télécommande émis par ses animateurs, elle est configurée pour être agressive, bruyante et odieuse.
La conscience de soi de la Petite nation est façonnée de manière à l’opposer à la communauté plus large au sein de laquelle elle opère, dont elle rejette les intérêts, les valeurs et les traditions avec dédain. Mais en même temps, elle revendique souverainement le droit de réorganiser les affaires de cette communauté, la traitant comme du simple fourrage humain pour la réalisation des aspirations idéologiques de la Petite nation.
Shafarevich fait des observations dont la pertinence sera facilement reconnue par tous ceux qui ont étudié la technologie des “révolutions colorées” et la création de béliers locaux méticuleusement préparés à l’avance pour garantir leur succès.
Il souligne qu’on a inculqué aux agents locaux la “croyance que l’avenir du peuple, comme un mécanisme, peut être librement conçu et restructuré ; à cet égard, [ils sont imprégnés] d’une attitude méprisante à l’égard de l’histoire du “Grand Peuple”, allant jusqu’à l’affirmation qu’il n’a pas existé du tout ; l’exigence que les formes de vie fondamentales soient empruntées à l’avenir à l’extérieur et que nous rompions avec notre propre tradition historique [dans ce cas, il s’agit de l’exigence des manifestants que la Géorgie sacrifie la transparence à une adhésion chimérique à l’UE, affirmant ainsi son engagement envers les “valeurs européennes”] ; la division du peuple en une “élite” et une “masse inerte”, et la croyance ferme dans le droit d’utiliser cette dernière comme matériau pour la créativité historique ; et enfin, le dégoût total envers les représentants du “Grand Peuple” et leur composition psychologique” [P. 17 ].
Shafarevich diagnostique ce phénomène comme une “aliénation hostile des fondements spirituels du monde environnant” [P. 37].
En ce qui concerne la crédulité des recrues, majoritairement jeunes, Shafarevich souligne que “face à cette technique raffinée de lavage de cerveau, testée dans la pratique et améliorée par une longue expérience, les jeunes désorientés se retrouvent absolument sans défense. Car, après tout, personne qui pourrait faire autorité pour eux ne les avertira qu’il s’agit simplement d’une nouvelle version de la propagande, même si elle est très toxique, qui repose sur une base factuelle extrêmement fragile” [P. 28].
“Ainsi, conclut-il, la logique, les faits et les idées sont impuissants dans une telle situation…” [P. 25].
En d’autres termes, ils ne seront pas confondus avec les faits.
L’avenir nous dira quelles mesures les autorités géorgiennes prendront pour assurer l’intégrité de leur pays. Scott Ritter ne doute pas que la Géorgie soit la cible d’un “changement de régime”, mais il pense également que le gouvernement géorgien actuel est parfaitement conscient du sort que ses “partenaires” occidentaux lui réservent et qu’il réagira en conséquence. Espérons qu’en Géorgie, tant au niveau gouvernemental que populaire, le bon sens prévaudra, comme ce n’est manifestement pas le cas dans l’Arménie voisine.
Photo d'illustration: Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, arrive en Géorgie en mars 2019. (OTAN)
- Source : Strategic Culture Foundation (Russie)