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Dimanche, 24 Nov. 2024

L’énigme Pape-Sistani

Auteur : Pepe Escobar | Editeur : Walt | Vendredi, 12 Mars 2021 - 04h50

François et Sistani ont délivré des messages anti-guerre, anti-génocide et anti-sectaires dépassant l’entendement de la plupart des médias occidentaux.

D’un point de vue historique, c’était un évènement crucial : la première rencontre depuis le VIIe siècle entre un pape catholique romain et un chef spirituel chiite considéré comme une « source d’émulation ».

Il faudra beaucoup de temps pour évaluer toutes les implications de la conversation en tête-à-tête de 50 minutes, immensément intrigante, avec des interprètes uniquement, entre le pape François et le grand ayatollah Sistani dans son humble maison d’une ruelle de Najaf, près de l’éblouissant sanctuaire de l’imam Ali.

Un parallèle avoué et imparfait est que pour la communauté chiite des fidèles, Najaf est aussi chargée de sens que Jérusalem l’est pour le Christianisme.

La version officielle du Vatican est que le pape François a effectué un « pèlerinage » soigneusement chorégraphié en Irak sous le signe de la « fraternité » – non seulement en termes de géopolitique, mais aussi comme un bouclier contre le sectarisme religieux, qu’il s’agisse des Sunnites contre les Chiites ou des Musulmans contre les Chrétiens.

François est revenu sur ce thème principal lors d’un échange extrêmement franc (en italien) avec les médias dans son avion de retour à Rome. Mais ce qui est le plus extraordinaire, c’est son évaluation franche de l’ayatollah Sistani.

Le pape a souligné que « l’ayatollah Sistani a un dicton, j’espère le rappeler correctement : « Les hommes sont soit frères par la religion, soit égaux par la création ». François voit le rapprochement de cette dualité également comme un voyage culturel.

Il a qualifié la rencontre avec Sistani comme délivrant un « message universel », et a fait l’éloge du Grand Ayatollah comme « un sage » et « un homme de Dieu » : « En l’écoutant, on ne peut que le remarquer. C’est une personne qui porte en elle la sagesse et aussi la prudence. Il m’a dit que depuis plus de dix ans, il ne reçoit pas “les personnes qui viennent me rendre visite mais qui ont d’autres objectifs politiques” ».

Le pape a ajouté : « Il a été très respectueux, et je me suis senti honoré, même dans les salutations finales. Il ne se lève jamais, mais il l’a fait, pour me saluer, deux fois. Un homme humble et sage. Cette rencontre m’a fait du bien à l’âme ».

Un aperçu de la chaleur a été révélé dans cette image, absente des grands médias occidentaux – qui, dans une large mesure, ont essayé de saboter, d’ignorer, de noircir ou de sectariser la réunion, généralement sous des couches à peine déguisées de propagande de « menace chiite ».

Ils ont agi ainsi parce qu’au fond, François et Sistani délivraient un message anti-guerre, anti-génocide, anti-sectaire et anti-occupation, qui ne peut que susciter la colère des suspects habituels.

Quelques tentatives frénétiques ont été faites pour dépeindre la rencontre comme un privilège accordé par le pape à la quiétude de Nadjaf par rapport à la militance de Qom dans l’univers chiite – ou, en termes crus, à Sistani par rapport à l’ayatollah Khamenei en Iran. C’est absurde. Pour le contexte, voir le contraste entre Najaf et Qom dans mon livre électronique « Miniatures persanes » publié par Asia Times.

Le pape a récemment écrit à l’ayatollah Shirazi en Iran. Téhéran a un ambassadeur au Vatican et collabore depuis des années sur des protocoles de recherche scientifique. Ce pèlerinage, cependant, était entièrement consacré à l’Irak. Contrairement à ceux de l’Occident, les médias de l’Axe de la Résistance (Iran, Irak, Syrie, Liban) l’ont couvert de fond en comble.

Cette fatwa cruciale

J’ai eu le privilège de suivre les déplacements de l’ayatollah Sistani depuis le début des années 2000, et j’ai visité son bureau à Nadjaf à plusieurs reprises.

En 2003, lorsque l’épouvantail du jour, Abou Moussab al-Zarqaoui, a littéralement fait exploser le vénérable ayatollah Muhammad Baqir al-Hakim devant le sanctuaire de l’imam Ali à Nadjaf, Sistani a plaidé pour l’absence de représailles : La machine d’occupation américaine était trop puissante et Sistani voyait les dangers de diviser pour mieux régner d’une guerre sectaire entre Sunnites et Chiites.

Pourtant, en 2004, il a fait face, à lui seul, au puissant appareil d’occupation et à la terrible Autorité provisoire de la Coalition (APC), alors qu’ils envisageaient un bain de sang pour se débarrasser de l’incandescent religieux Muqtada al-Sadr, alors retranché à Nadjaf.

En 2014, Sistani a émis une fatwa conférant une légitimité à l’armement des civils irakiens pour combattre ISIS/Daech – d’autant plus que les takfiris visaient à attaquer les quadruples sanctuaires chiites sacrés en Irak : Najaf, Karbala, Kazimiya et Samarra.

C’est donc Sistani qui a légitimé la naissance de groupes armés défensifs qui se sont regroupés dans les Unités de Mobilisation populaire (UMP), ou Hashd a-Shaabi, incorporées par la suite au Ministère irakien de la Défense.

Les UMP étaient – et restent – un groupe de coordination, dont certaines sont plus proches de Téhéran que d’autres et qui travaillaient sous la supervision stratégique du général Qassem Soleimani jusqu’à son assassinat par un drone américain à l’aéroport de Bagdad le 3 janvier 2020.

Jamais promis un jardin de roses

Malgré toute la chaleur qui règne entre eux, la rencontre entre le pape et Sistani n’a peut-être pas été le proverbial jardin de roses. Mon collègue Elijah Magnier, le plus grand reporter sur tout ce qui concerne l’Axe de la Résistance, a confirmé certains détails surprenants auprès de ses sources à Najaf :

« Sayyed Sistani a refusé d’avoir son propre photographe et n’a voulu qu’aucun clerc chiite, ni les directeurs de son bureau, ne soient présents dans la rue Al-Rasoul, où il a reçu Sa Sainteté le Pape… Le Vatican n’a fait aucune déclaration et n’a pris aucune position manifeste pour reconnaître et soutenir les Chiites qui ont été tués en résistant à ISIS et en défendant les Chrétiens de Mésopotamie. Ainsi, Sayyed Sistani n’a pas jugé nécessaire de publier un « document conjoint » comme le souhaitait et visait le pape, et comme il l’avait fait à Abu Dhabi lors de sa rencontre avec le cheikh d’Al-Azhar ».

Magnier se concentre à juste titre sur le communiqué publié ensuite par le bureau de Sistani – et en particulier sur son vote par appel nominal de Non, Non, Non … Chaque Non accuse l’hégémonie.

Sistani dénonce le « siège des populations » – notamment les sanctions ; il nie que les Irakiens souhaitent le maintien des troupes américaines ; lorsqu’il dénonce la « violence », il fait référence aux bombardements américains.

De plus, « Non à l’injustice » est le message de Sistani non seulement aux politiciens de Bagdad – embourbés dans la corruption, ne fournissant pas les services de base ou les opportunités d’emploi – mais aussi au « langage de la guerre » de Washington dans le Moyen-Orient élargi, de la Syrie et l’Iran à la Palestine.

Des sources romaines ont confirmé que des négociations étaient en cours depuis des mois afin de convaincre Bagdad de normaliser ses relations avec Israël. Un « message » a été envoyé par l’intermédiaire du Vatican. Sistani a répondu sèchement que la normalisation était impossible. Le Vatican reste muet.

L’une des raisons pour lesquelles il reste muet est que la déclaration du bureau de Sistani montre clairement que le Vatican ne fait pas assez pour soutenir l’Irak. Selon la source de Nadjaf citée par Magnier, entre 2014 et 2017, « le Vatican est resté silencieux lorsque les Chiites ont perdu des milliers d’hommes en défendant les Chrétiens (et d’autres Irakiens) et n’a reçu aucune attention ni même une déclaration ouverte de reconnaissance de la part du pape pendant toutes ces années depuis ».

La déclaration du bureau de Sistani fait explicitement référence aux « déplacements, aux guerres, aux actes de violence, aux blocus économiques et à l’absence de justice sociale auxquels le peuple palestinien est exposé, en particulier le peuple palestinien dans les territoires occupés ».

Traduction : L’Irak soutient la cause palestinienne.

Une couronne d’épines

La rencontre entre le Catholicisme et l’Islam chiite s’est faite autour d’une couronne d’épines géopolitique. Prenez, par exemple, le fait que les porte-parole ou les sous-fifres d’un POTUS catholique, ainsi que les grands médias américains, diabolisent l’ennemi du jour en le qualifiant de « milices soutenues par l’Iran », « milices soutenues par les Chiites » ou « milices chiites affiliées à l’Iran ».

C’est absurde. Comme je l’ai constaté en rencontrant certains d’entre eux en Irak en 2017, les UMP abritent des brigades composées non seulement de Chiites, mais aussi d’Irakiens d’autres religions. Par exemple, il y a le Conseil des Érudits du Ribat sacré de Mahomet ; le Conseil de Lutte contre la Pensée takfiriste de la Sunna Falloujah et Anbar ; et la Brigade chrétienne chaldéenne dirigée par Rayan al-Kildani, qui a rencontré le pape François.

Le pape François a condamné, lors de son pèlerinage, ceux qui instrumentalisent la religion pour organiser des guerres – au profit d’Israël, de l’hacienda pétrolière saoudienne, de l’empire et de tout ce qui précède. Il a prié dans une église détruite par ISIS/Daesh.

De manière significative, le pape François a remis un chapelet à al-Kildani, le chef de la milice de Babylone des UPM. Le pape considère al-Kildani comme rien de moins que le sauveur des Chrétiens d’Irak. Et pourtant, al-Kildani est le seul Chrétien de la planète à figurer sur la liste des terroristes américains.

Il ne faut jamais oublier que les UMP étaient la cible de la récente aventure de bombardement Biden-Harris, les 25 et 26 février : les militants ont en fait été bombardés en territoire irakien, et non syrien. Le précédent commandant général de terrain des UMP était Abu al-Muhandis, que j’ai rencontré à Bagdad fin 2017. Il a été assassiné aux côtés de Soleimani.

Le pape François n’a pu entreprendre son pèlerinage irakien que grâce aux Hashd al-Shaabi – qui ont été des acteurs absolument essentiels, en première ligne, pour sauver l’Irak de la partition par les takfiris et/ou de la création d’un (faux) califat.

François a bien retracé certains des pas du Prophète dans son pèlerinage abrahamique, notamment à Ur en Babylone, mais les échos vont bien plus loin, jusqu’à al-Khalil (Hébron) en Palestine et jusqu’à la Syrie et la Jordanie modernes.

Un simple pèlerinage ne changera rien aux dures réalités de la terre mésopotamienne : 36% de chômage (près de 50% chez les jeunes), 30% de la population vivant dans la pauvreté, l’arrivée imminente de l’OTAN, l’hégémonie incapable de lâcher prise car elle a besoin de cet empire de bases entre la Méditerranée et l’océan Indien, la corruption politique généralisée d’une oligarchie bien établie.

François a insisté sur le fait qu’il ne s’agissait que d’un « premier pas », qui comporte des « risques ». Le mieux que l’on puisse espérer, en l’état actuel des choses, est que le Pape et son interlocuteur « humble et sage » continuent de souligner que diviser pour régner, en attisant les flammes des conflits religieux, ethniques et communautaires, ne profite qu’à – qui d’autre ? – les suspects habituels.

Traduit par Réseau International


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