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Jeudi, 17 Juill. 2025

IA et nivellement éducatif : la fabrique douce de l’égalitarisme par le bas

Auteur : Serge Van Cutsem | Editeur : Walt | Jeudi, 17 Juill. 2025 - 14h44

Je viens de lire le témoignage d’un professeur, probablement universitaire, qui s’alarme après les jurys de fin d’année. Il y décrit un phénomène massif et grandissant : des milliers d’étudiants remettent des devoirs rédigés entièrement par ChatGPT, obtenant parfois des notes excellentes, bien au-delà de leur niveau réel. Certains sont incapables de justifier oralement leur propre travail tandis que d’autres ignorent tout du sujet traité. La fraude, qui est de plus en plus difficile à prouver, est devenue habituelle.

Face à cela, le constat est lucide et incontestable mais la réponse proposée est extrême et désespérée : supprimer les devoirs à la maison. C’est un peu comme éteindre un incendie en rasant la maison.

Oui, il y a une fraude de plus en plus généralisée mais ce n’est pas l’IA le problème. En effet, ce texte décrit avec précision les effets :

  • des étudiants qui sous-traitent carrément leur pensée à l’IA
  • des copies si bien rédigées qu’elles en deviennent suspectes,
  • des enseignants impuissants à prouver une tricherie devenue intangible
  • une justice universitaire lente, inefficace et paralysée.

Mais tout cela n’est que le symptôme et les effets, car le véritable problème n’est pas technologique, il est avant tout pédagogique et structurel. Cela fait des années qu’on produit volontairement des générations entières formatées à répondre, mais jamais à penser, qu’on accorde des diplômes sans culture, sans lecture, sans esprit critique et qu’on évalue des formes plutôt que des fondements. Cela fait également des années qu’on inculque une pensée dominante, fermée à toute contradiction, même argumentée. Alors, quand arrive un outil capable d’imiter la pensée, de plus en plus de gens l’utilisent pour penser à leur place.

J’aimerais rappeler l’essentiel : on ne lutte pas contre un phénomène inexorable, on apprend à composer avec lui. J’ai moi-même écrit, il y a quelque temps, un texte intitulé «Maîtrisez l’IA avant qu’elle ne vous maîtrise». Ce n’était pas un slogan, mais un avertissement lucide.

En effet, il est totalement illusoire de croire qu’une posture de refus, même sincère et argumentée, pourrait stopper l’IA. Ce n’est pas une vague passagère, ni un gadget, ni un effet de mode. C’est une transformation majeure et irréversible du rapport à la connaissance, à l’écriture, à la recherche, à la production intellectuelle. Cela implique que le choix n’est pas avec ou sans IA, mais bien avec maîtrise, ou avec soumission.

L’école, l’université, les enseignants doivent intégrer l’IA, non pas pour se résigner, mais pour former les étudiants à l’utiliser avec discernement. Refuser l’outil, c’est renoncer à enseigner comment s’en servir. Fermer les yeux en plein midi ne fera pas tomber la nuit.

L’IA peut être un levier, encore faut-il l’enseigner comme tel. Un étudiant qui utilise ChatGPT pour clarifier son analyse, vérifier un calcul, explorer des formulations, rechercher des sources et de l’information, ce n’est pas un tricheur, c’est un étudiant qui se dote d’un assistant sans renoncer à sa responsabilité.

Mais un étudiant qui fait des copier-coller sans comprendre, dont la culture littéraire place Molière et Frédéric Dard à la même époque ou, quand on lui parle de Toulouse-Lautrec demande : qui a gagné, qui récite un texte sans avoir la moindre idée de ce qu’il traite et pourquoi … ce n’est pas l’IA qui triche : c’est l’étudiant qui se renie.

Et c’est là que l’université devrait jouer son rôle en enseignant comment interagir avec l’IA plutôt que de faire semblant qu’elle n’existe pas, en réformant les modes d’évaluation, en mettant l’accent sur les oraux, le style personnel, l’argumentation et en détectant les productions sans âme, génériques, désincarnées… qu’aucun étudiant réel ne pourrait défendre en face-à-face, car ça c’est possible.

Mais pour cela il est nécessaire que l’enseignant lui-même soit à la hauteur de la tâche, et c’est bien là un autre tabou : À force d’exiger sans se remettre en question, certains professeurs ont perdu le goût d’enseigner, la rigueur de corriger, la curiosité d’évoluer. Si nous voulons que l’intelligence humaine garde sa place dans le monde de demain, alors chaque acteur de la transmission, étudiant comme enseignant, doit s’élever en conscience, en exigence et en maîtrise.

Proposer de supprimer les devoirs à la maison, c’est céder, c’est accepter que l’école soit incapable de s’adapter, et qu’elle doive s’agenouiller devant l’IA. C’est transformer un constat d’impuissance en stratégie éducative. On n’éteint pas un feu en supprimant les extincteurs  on y répond en formant, en structurant, en s’armant intellectuellement. Cela suppose un minimum d’effort collectif : enseignants, étudiants, institutions. Et cela commence par Comprendre avant d’interdire et apprivoiser avant de paniquer.

Ce que l’IA révèle, c’est le déficit de pensée et pas seulement la triche car ce que cette crise met à nu, ce n’est pas simplement une fraude, c’est un effondrement progressif de l’exigence, de la transmission, du goût de comprendre. L’IA n’a pas inventé le nivellement par le bas : elle l’a rendu visible et si on ne se décide pas à changer l’attitude de l’enseignement par rapport à ce progrès, ce nivellement va encore s’amplifier exponentiellement.

Alors plutôt que de blâmer l’outil, posons-nous la vraie question : Pourquoi des milliers d’étudiants n’ont-ils plus le niveau, plus les bases, plus le goût d’apprendre ? Pourquoi préfèrent-ils déléguer leur réflexion à une machine ? Et surtout : Que fait-on pour les sortir de cette paresse intellectuelle devenue norme ? Il est encore temps de former à penser avec au lieu de penser sans.

L’IA n’est pas l’ennemie de l’école, elle en est le miroir grossissant mais elle peut aussi devenir un outil de remise à plat totale, à condition de cesser de la craindre et de la rejeter purement et simplement, autant essayer de stopper le cours d’un fleuve. Le monde avance, l’IA s’impose, alors formons à sa maîtrise, au discernement et à l’esprit critique.

La création et la délégation, c’est une vieille histoire. Avant de crier au scandale parce qu’un étudiant a utilisé une IA pour structurer un devoir, rappelons un fait historique : Les grands maîtres de la peinture, de la Renaissance au XIXe siècle, ne réalisaient pas toujours eux-mêmes leurs œuvres, et même rarement. Michel-Ange, Raphaël, Rembrandt… tous avaient des ateliers, des élèves, des exécutants. Des mains anonymes exécutaient, mais sous la vision, l’intention et la validation du maître. Dans la littérature aussi, certains écrivains dictaient, d’autres déléguaient partiellement l’écriture à des «nègres», à des secrétaires, à des rédacteurs de confiance. L’œuvre restait leur œuvre parce que la pensée était la leur. Alors aujourd’hui, qu’un auteur, ou un étudiant, utilise une intelligence artificielle comme bras d’appoint ou catalyseur, cela ne le disqualifie en rien, tant qu’il reste maître du fond, du style, de l’intention et qu’il maîtrise son sujet au départ. La triche commence quand on laisse l’outil faire à sa place, sans idée ni recul. La création commence quand on guide l’outil, en gardant l’œil du maître.

En conclusion, observons que les dirigeants actuels ne s’alarment pas (trop) de l’abus de l’IA, ils en profitent, car une IA mal utilisée, c’est une pensée standardisée, des copies uniformes, des jeunes dociles qui n’ont jamais appris à douter, à critiquer, à formuler une idée originale. En cela, elle sert parfaitement le projet d’un monde égalitaire… par le bas. Ils n’ont pas attendu l’IA pour entamer ce travail de sape. Un monde sans esprit critique, sans élévation, sans conflit d’idées, un monde stable, mais vide.

Et rappelons ceci, à tous ceux qui préfèrent laisser l’IA penser à leur place : Vous pouvez lui déléguer un devoir, mais vous ne pourrez jamais lui déléguer votre propre intelligence et si vous persistez à le faire, ne vous étonnez pas de finir par ne plus penser du tout.


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