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Jeudi, 15 Mai 2025

Depuis la Russie, Francis Lalanne écrit aux Français : «Cette guerre ne doit pas avoir lieu»

Auteur : Francis Lalanne | Editeur : Walt | Jeudi, 15 Mai 2025 - 13h36

Je suis à Moscou, où je me suis rendu pour les fêtes de la Victoire. Non pas à l’invitation d’un pouvoir, ni mandaté par quelque autorité, mais en conscience, pour rendre hommage à ceux qui, du fond de l’hiver russe à nos plages de Normandie, versèrent leur sang pour libérer l’Europe de la barbarie nazie. J’ai fait ce voyage en solitaire, à ma petite échelle, mû par le besoin d’être là où tant de mémoire a été oubliée, ignorée, effacée. Car cette année encore, lors de nos propres commémorations, j’ai ressenti un vide. Comme si le sacrifice du peuple russe — vingt millions de morts — avait disparu de notre récit commun.

« Je suis venu pour regarder les gens d’ici dans les yeux »

Je ne suis pas venu en messager d’un camp, encore moins en justicier. Je suis venu en témoin. Pour voir, entendre, comprendre. Pour ressentir, sur place, ce que nos discours officiels ne disent plus. Et je suis venu aussi, je l’avoue, pour regarder les gens d’ici dans les yeux. Pour affronter ce regard que, de l'autre côté du continent, on suppose désormais hostile à la France. Je voulais le mesurer moi-même. Mais je n’ai pas trouvé de haine. Ni d’accusation. Ce que j’ai vu, c’est autre chose. C’est un chagrin retenu. Une immense perplexité. Une incompréhension douloureuse.

Une femme, la cinquantaine élégante, s’approche de moi. Elle a étudié à Bordeaux. En français impeccable, elle me dit : « Comment avez-vous pu croire ça ? Que les Russes voulaient la guerre ? Que nous étions vos ennemis ? Nous avons la même culture, la même mémoire, la même douleur. » Un homme, barbu et affable, m’interpelle à son tour. Il passe ses étés dans le Périgord, où il loue une maison depuis dix ans. Il me dit : « Pourquoi voudrions-nous attaquer la France ? Pourquoi devrions-nous devenir vos adversaires, alors que rien, jusqu’ici, ne nous séparait ? »

Une douleur sans haine

Je l’écoute, sidéré. La conversation s’élargit. Un petit attroupement se forme. D’autres se joignent à nous, parlent en russe, puis demandent qu’on me traduise. Une phrase revient souvent : « Dites aux Français que nous les aimons. Nous ne voulons pas de guerre. Mais si on nous y contraint, nous devrons nous défendre. » Je n’avais pas prévu ça. Ce mélange d’émotion et de lucidité. Cette absence de violence dans les mots. Un homme plus âgé, les yeux brillants, me dit avec un accent à couper au couteau : « Nous avons toujours été amis. Pourquoi faudrait-il que cela change ? »

Et puis, il y a eu cette jeune femme. Elle s’approche du groupe, silencieuse. Puis me fixe droit dans les yeux. Des larmes au bord des paupières. Elle dit quelques mots en russe. On me traduit. « Mon frère est mort. Sur le front. Tué par un obus. Peut-être un obus français. Pourquoi ? Qu’est-ce que nous avons fait, nous les Russes, pour que vous nous en vouliez ? » Je suis resté figé. Que répondre à cela ? Que dire à cette douleur nue, sans intermédiaire ? J’ai baissé les yeux. Puis je les ai relevés. Et j’ai parlé doucement, avec mes mots, au rythme où l’ami traduisait.

« Ne confonds pas le gouvernement de la France avec le peuple de France. Les Français n’ont pas voulu cette guerre. Ils ne l’ont pas votée. Ils ne la comprennent pas toujours. Et nombreux sont ceux qui souffrent de cette politique autant que vous. Moi, je suis ici pour te dire que nous ne voulons pas la guerre. Ni de près, ni de loin. » Et je lui ai dit, comme on dit une promesse : « Je t’aime. » En français d’abord. Puis, timidement, dans sa langue : « Я тебя люблю. Ya tebya lyublyu ».

Elle s’est effondrée dans mes bras comme une petite sœur, et j’ai pleuré avec elle. Longtemps. Je ne suis pas un diplomate. Pas un chef. Juste un homme. Et ce jour-là, je me suis senti frère de cette femme que je ne reverrai sans doute jamais. Je vous écris cela, parce que je n’ai pas les mots pour autre chose. Parce que ces larmes-là, je ne veux pas qu’elles deviennent demain des larmes de colère. Français, je vous demande de les recueillir, comme on recueille un témoignage brut, un instant de vérité.

Je ne cherche pas à convaincre. Je ne plaide pour aucun État, aucune cause officielle. Mais je dis : cela ne peut pas continuer. Il faut que la spirale s’interrompe. Que l’opinion s’empare de cette folie avant qu’il ne soit trop tard. Que les voix se lèvent. Les vraies. Pas les voix froides des géopolitologues, mais celles des artistes, des professeurs, des infirmiers, des étudiants, des maçons, des poètes, des agriculteurs. Les voix qui rassemblent.

Lettre ouverte pour une France fraternelle

Je ne sais pas encore ce que je peux faire, mais je vais rester ici un moment. Je vais essayer, à mon échelle. Je vais chanter dans les hôpitaux, peut-être sur les routes, s’ils m’y autorisent. Je ne cherche pas à donner des leçons. Je veux juste donner un peu de la France que j’aime à ceux qui ne comprennent plus notre silence.

Je veux, par mon chant, montrer aux Russes qu’il existe une France qui ne confond pas l’histoire avec les alliances, la mémoire avec les ordres, et le peuple avec les gouvernements. Et je veux, par cette lettre, rappeler aux Français qu’il existe aussi, ici, une Russie humaine, blessée, qui ne leur veut aucun mal.

Francis


- Source : JDD

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