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Lundi, 05 Mai 2025

Témoins réduits au silence : à Gaza, l’assassinat implacable des journalistes

Auteur : Walid El Houri | Editeur : Walt | Lundi, 05 Mai 2025 - 15h22

Depuis le début de la guerre contre Gaza, le monde assiste à la période la plus meurtrière pour les journalistes de l’histoire moderne. Le nombre de journalistes tués par Israël pendant cette guerre varie considérablement selon les sources : tandis que les organisations locales à Gaza rapportent souvent les chiffres les plus élevés, les organismes de surveillance internationaux citent fréquemment des chiffres plus bas. Cette disparité trouve son origine dans des définitions controversées [fruits de contorsions de lâcheté] – qui est considéré comme journaliste, et qui ne l’est pas ?

Le 7 avril 2025, Euro-Med Monitor a rapporté que le nombre de journalistes tués par Israël à Gaza avait atteint au moins 211, un chiffre antérieur à l’assassinat de la journaliste Fatima Hassouna et de sa famille, survenu quelques jours après la publication du rapport. Le Syndicat des journalistes palestiniens (PJS) estime ce nombre à 210, auxquels s’ajoutent 398 blessés, 48 personnes détenues, et 88 institutions détruites par les frappes israéliennes, la plupart à Gaza. Le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) recense quant à lui 176 journalistes et professionnels des médias tués : 168 Palestiniens, deux Israéliens et six Libanais, ce qui fait de cette guerre la plus meurtrière jamais enregistrée par l’organisation. La Fédération internationale des journalistes (FIJ) et Reporters sans frontières (RSF) citent des chiffres similaires, bien que non identiques.

La différence entre les chiffres repose souvent sur la définition. Alors que certains comptabilisent toute personne impliquée dans la collecte ou la diffusion d’informations – y compris les pigistes, les fixeurs [personne locale qui aide les journalistes étrangers à travailler sur le terrain], les opérateurs de caméra et les reporters sur les réseaux sociaux, dont beaucoup ne possèdent pas de carte de presse officielle mais sont néanmoins essentiels pour rendre compte de la vie sous siège – certaines organisations internationales ont tendance à exiger une accréditation officielle ou un certain niveau d’activité professionnelle pour considérer quelqu’un comme journaliste, excluant ainsi de nombreux reporters qui couvrent activement l’actualité sur le terrain, dans une zone de guerre assiégée où les journalistes internationaux sont interdits d’accès par Israël, sauf s’ils sont intégrés à l’armée israélienne.

Mais un fait demeure incontestable : depuis le 7 octobre, jamais autant de personnes couvrant la réalité d’une guerre n’ont été tuées [disons-le clairement : elles ont été délibérément ciblées et assassinées] dans un seul conflit.

Tués avec leurs familles

La tragédie est aggravée par les circonstances de nombreux décès : des dizaines de journalistes ont été tués aux côtés de leur famille, souvent lorsque leur maison a été bombardée sans avertissement. Le CPJ, le PJS et RSF ont documenté de nombreux cas où des familles entières ont péri. Par exemple, le journaliste chevronné Mohammed Abu Hatab, correspondant de Palestine TV, a été tué avec au moins 11 membres de sa famille à Khan Younis, début novembre 2023, après qu’une frappe aérienne israélienne a touché sa maison. L’image de son gilet de presse ensanglanté est devenue emblématique des risques encourus par les journalistes à Gaza.

Mohammed Abu Hatab

Haneen Mima, dont la sœur, la journaliste Salam Mima, a été tuée par Israël en octobre 2023, raconte avoir survécu aux attaques qui ont tué ses proches, la laissant seule pour s’occuper du fils de sa sœur, seul survivant de la famille. Ces récits, comme celui du journaliste emblématique Wael al-Dahdouh, qui a perdu la plupart des membres de sa famille dans des frappes aériennes israéliennes et a lui-même été blessé, reflètent le double traumatisme de la perte personnelle et du danger professionnel permanent.

Salam Mima, son époux et leurs enfants

Wael al-Dahdouh, dont la famille a été décimée

Dans l’un des cas les plus récents et les plus poignants, la jeune journaliste et cinéaste palestinienne Fatima Hassouna a été tuée avec toute sa famille à Rafah, le 16 avril 2024, un jour seulement après que le film «Put Your Soul on Your Hand and Walk» de la réalisatrice iranienne Sepideh Farsi, qui présente des conversations entre Farsi et Hassouna, a été sélectionné pour être projeté au Festival de Cannes. Une vidéo de Hassouna, rayonnante de joie en apprenant la sélection à Cannes, a largement circulé sur les réseaux sociaux, faisant d’elle un symbole de la promesse et de la créativité perdues de Gaza. Le film, qui dépeint la vie quotidienne sous blocus, servira désormais de témoignage posthume de son talent et du lourd tribut payé pour faire taire les conteurs de Gaza.

 

Avant sa mort, Hassouna avait écrit sur les réseaux sociaux : «Si je dois mourir, je veux une mort retentissante. Je ne veux pas faire la une d’un flash d’info, ni être un chiffre de plus dans une liste».

Trois cents jours qu’Ania m’accompagne – mon objectif, mon seul ami, le seul qui sache capturer les choses comme je les vois, comme je les veux. Trois cents jours que mes frères et moi mourons dans ce carnage, le sang coule sur le sol, et j’appréhende l’instant où le sang de mes frères m’atteindra, me tachera. Trois cents jours où nous ne voyons que le rouge et le noir, où l’odeur de la mort nous enveloppe, où nous mâchons l’amertume, et où nos mains ne touchent que des cadavres.

C’est la première fois que je vis une telle perte : j’ai perdu onze membres de ma famille, ce que j’avais de plus cher au monde, par Dieu. Mais rien ne pourra m’arrêter. Chaque jour, je sors dans la rue, sans but. Je veux simplement que le monde voie ce que je vois. Je capture ce qui fixe cette période de ma vie. Je capture cette histoire dont mes enfants entendront peut-être parler – ou peut-être pas.

Ici, nous mourons chaque jour, sous toutes les formes, dans toutes les couleurs. Je meurs mille fois, à chaque fois que je vois un enfant souffrir, se déchirer, se transformer en cendres. Cela me déchire de voir ce que nous sommes devenus. Cela me déchire, ce chaos, cette bête qui nous dévore jour après jour.

Chaque matin, quand je quitte la maison, je vois ma mère me dire adieu. Mais je ne me retourne pas. Je ne veux pas croiser ses yeux. Je ne veux pas que ma mère porte cette tristesse. Mais que reste-t-il dans ce pays, sinon la mort ?

Et puisque la mort est inévitable… si je dois mourir, je veux une mort retentissante. Je ne veux pas faire la une d’un flash d’info, ni être un chiffre de plus dans une liste. Je veux une mort que le monde entier entendra. Je veux laisser une trace qui durera pour l’éternité. Des images immortelles, que ni le temps ni l’espace ne pourront ensevelir.

– Fatima

Fatima Hassouna

Son message fait écho à celui d’autres collègues qui ont laissé des mots au monde, soit avant leur assassinat, soit à titre posthume. Ce fut le cas du journaliste d’Al Jazeera Hossam Shabat, qui a écrit :

«Si vous lisez ceci, cela signifie que j’ai été tuée, très probablement de manière ciblée, par les forces d’occupation israéliennes. Lorsque tout cela a commencé, je n’avais que 21 ans, j’étais étudiante à l’université et j’avais des rêves comme tout le monde. Au cours des 18 derniers mois, j’ai consacré chaque instant de ma vie à mon peuple. J’ai documenté minute par minute les horreurs commises dans le nord de Gaza, déterminée à montrer au monde la vérité qu’ils ont tenté d’enterrer. J’ai dormi sur les trottoirs, dans des écoles, dans des tentes, partout où je pouvais. Chaque jour était une lutte pour survivre. J’ai enduré la faim pendant des mois, mais je n’ai jamais quitté mon peuple.

Par Dieu, j’ai accompli mon devoir de journaliste. J’ai tout risqué pour rapporter la vérité, et maintenant, je repose enfin en paix, ce que je n’ai pas connu depuis 18 mois. J’ai fait tout cela parce que je crois en la cause palestinienne. Je crois que cette terre est la nôtre, et ce serait le plus grand honneur de ma vie de mourir en la défendant et en servant son peuple.

Je vous demande maintenant de ne pas cesser de parler de Gaza. Ne laissez pas le monde détourner le regard. Continuez à vous battre, continuez à raconter notre histoire, jusqu’à ce que la Palestine soit libre». – Pour la dernière fois, Hossam Shabat, depuis le nord de Gaza.

Hossam Shabat

Pas de justice, pas de comptes à rendre

Les journalistes locaux de Gaza ont à plusieurs reprises élevé la voix contre ce niveau de ciblage sans précédent. Lors de veillées et dans des émissions, ils ont raconté le traumatisme de devoir couvrir la mort d’amis, de collègues et de membres de leur famille. Malgré ces appels, le ciblage s’est poursuivi sans relâche. Les organisations de défense de la liberté de la presse ont réclamé des enquêtes indépendantes, mais peu ont abouti et aucune n’a été menée à l’intérieur de Gaza.

La photojournaliste de l’Agence France-Presse Christina Assi a failli mourir lors de l’attaque délibérée menée par Israël contre un groupe de journalistes qui couvraient les événements dans le sud du Liban le 13 octobre 2023, attaque qui a coûté la vie au journaliste de Reuters Issam Abdallah. Lors d’une intervention publique au Festival international du journalisme de Pérouse, elle a déclaré : «Les caméras font de nous des cibles, et le gilet de presse est aujourd’hui pratiquement une condamnation à mort».

Des participants au Festival international du journalisme de Pérouse brandissent les noms des 220 journalistes palestiniens tués depuis le 7 octobre. Photo de Walid El Houri, utilisée avec autorisation.

Christina Assi a ajouté : «Il y a quelques jours, je me suis réveillée avec l’image horrible du journaliste palestinien Ahmad Mansour brûlant vif, que le monde entier a vue. C’est horrible. Quand cela s’arrêtera-t-il ?»

Ahmad Mansour

Lors du même festival, de nombreux participants ont observé une minute de silence, chacun tenant le nom de l’un des 220 journalistes tués depuis le 7 octobre. Ce geste solennel a constitué un rare moment de reconnaissance collective dans un paysage médiatique mondial souvent accusé de minimiser les souffrances des Palestiniens.

«Sans la médecine moderne et mon incroyable équipe médicale, je ne serais pas assise ici aujourd’hui», a déclaré Assi, une phrase qui illustre les risques supplémentaires auxquels sont confrontées les personnes à Gaza, où les soins de santé ont été presque totalement anéantis.

«Nous n’avons toujours pas obtenu justice et aucune information ni enquête n’a été fournie par la partie israélienne», a-t-elle ajouté. «Nous n’avons été accueillis que par le silence et la normalisation de la violence contre les journalistes. Je veux savoir qui nous a fait cela et je veux voir ceux qui l’ont fait traduits en justice».

Parti pris des médias occidentaux

À mesure que ces crimes contre la presse se poursuivent, ils viennent renforcer les inquiétudes de longue date concernant le silence imposé aux récits palestiniens et le parti pris des médias occidentaux – voire, dans certains cas, leur complicité avec la manière dont Israël présente le conflit. La Cour internationale de justice (CIJ) a qualifié les actions d’Israël à Gaza de «cas plausible de génocide», et d’autres rapports ont conclu qu’un génocide était bel et bien en cours.

Pendant ce temps, plus d’un an et demi après le début des hostilités, aucun grand média occidental n’est parvenu à envoyer de journalistes indépendants à Gaza. Empêchés par Israël de couvrir librement la situation sur place, les journalistes étrangers ne sont autorisés à y entrer que s’ils sont intégrés à l’armée israélienne [il n’est pas rare que les journalistes soient interdits d’accès aux zones de conflit, mais ils trouvent généralement des moyens détournés pour s’y rendre, à condition que leur rédaction les soutienne : mais ils signeraient leur arrêt de mort, sinon physique, du moins professionnel et social…].

Parallèlement, peu de pressions internationales ont été exercées sur Israël à propos du ciblage des journalistes. Des déclarations de condamnation sont parfois émises par des organisations de défense des droits humains et de la liberté de la presse, mais aucune forme de responsabilité concrète n’a été établie. Les Nations unies et plusieurs ONG ont appelé à des enquêtes indépendantes, mais en avril 2024, aucune de ces initiatives n’a entraîné de conséquences.

À mesure que le nombre de victimes augmente, le sentiment d’abandon s’intensifie parmi les journalistes de Gaza, qui continuent à témoigner et à informer dans les conditions les plus extrêmes.

Traduction: Alain Marshal


- Source : Global Voices

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