Liberté d’expression et Ordre des médecins
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Par un arrêt cinglant du 12 décembre 2024, la Cour de Cassation belge a rappelé les principes fondamentaux de la liberté d’expression, laquelle est formellement garantie par les articles 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme (1) et 19 de la Constitution belge (2), en proclamant que «dans un débat d’intérêt général, la liberté d’expression ne saurait être limitée à l’exposé des seules idées généralement admises ; elle s’étend à la diffusion d’informations qui heurtent, choquent ou inquiètent dans des domaines où la certitude fait défaut».
Dans les faits, la Cour était amenée à se prononcer sur la légalité d’une sentence disciplinaire rendue le 13 décembre 2022 par le Conseil d’appel de l’Ordre des médecins (OM) qui avait infligé la sanction disciplinaire d’avertissement à l’un des leurs qui avait publié un article critique sur les mesures sanitaires prises dans le cadre de la «pandémie» de covid-19, aux motifs que cet article manquait de prudence et pouvait être trompeur pour le grand public, et que donc il discréditait le corps médical.
L’argument fondamental de la Cour peut se résumer comme suit : «Une autorité publique, et en particulier une autorité disciplinaire, ne peut restreindre la liberté d’une personne d’exprimer un jugement de valeur dans un débat d’intérêt général où la certitude fait défaut qu’à la condition qu’il ne repose pas sur une base factuelle suffisante ; elle ne peut, pour l’examen de cette condition, substituer au jugement de valeur exprimé un autre jugement de valeur qu’elle estime préférable».
En l’espèce, le médecin poursuivi – soit le demandeur en cassation – s’était bel et bien basé sur des éléments de faits jugés suffisants par l’OM, en l’occurrence des statistiques révélant une baisse des hospitalisations (en août 2020) ; ce médecin en avait donc déduit que le maintien de mesures sanitaires aussi strictes n’était pas justifié, ce qui constitue un «jugement de valeur» ou une opinion, concepts précisément protégés par le principe de la liberté d’expression. (3)
Or, dans sa volonté obsessionnelle d’imposer son point de vue, l’OM a cru opportun de substituer sa propre appréciation des faits (i.e. les statistiques) à celle du médecin poursuivi, et d’y ajouter d’autres éléments factuels et interprétations de ceux-ci (neuf en tout !) pour fonder sa décision. Dès lors, la Cour ayant constaté que l’OM avait substitué ses propres jugements de valeurs à ceux du demandeur, tout en relevant que les bases factuelles ne sont pas contestées, considère que «la sentence attaquée n’a pu légalement décider que le droit du demandeur à la liberté d’expression ne faisait pas obstacle à une sanction disciplinaire» : en clair, les principes de la liberté d’expression ont bien été respectés par le demandeur et donc la sanction disciplinaire n’est pas justifiée !
L’affaire est donc renvoyée devant le Conseil d’appel de l’Ordre des médecins autrement composé qui n’aura que deux possibilités : soit il suit l’argumentation de la Cour et acquitte le médecin poursuivi (et donc il se désavoue !) ; soit il maintient la condamnation initiale en développant une meilleure argumentation, mais en risquant un second pourvoi en cassation…
Plusieurs enseignements peuvent être tirés de cet événement judiciaire inattendu :
- En parfaite conformité avec la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), la Cour indique donc que tous les «jugements de valeurs» se valent, pourvu qu’ils soient étayés par des éléments de faits «suffisants» (4) : la doxa gouvernementale et ordinale en matière de gestion de la «crise sanitaire» peut donc être critiquée (5), et des opinions peuvent être valablement exprimées même si elles «heurtent, choquent ou inquiètent dans des domaines où la certitude fait défaut», ou même si une opinion «est minoritaire et qu’elle peut sembler dénuée de fondement» : à rappeler aux «vertueux» fact-checkers…
- La liberté d’expression est bien une caractéristique fondamentale d’une «société démocratique normalement plurale, tolérante et ouverte d’esprit», ainsi que l’affirme la jurisprudence constante de la CEDH reprise par le demandeur dans sa requête. Jusqu’à preuve du contraire, on vit donc dans une société plurielle et pluraliste, et à propos de laquelle des arguments binaires sont non seulement manichéens, mais semblent s’apparenter davantage à de la manipulation ou de l’intoxication dans le chef de leurs auteurs.
- La Justice n’est pas un bloc monolithique et elle n’est pas «totalement corrompue» : elle est rendue par des magistrats qui – à l’image de la société – ont des sensibilités diverses, et qui, comme chacun d’entre nous, peuvent faire preuve de rigueur ou de paresse intellectuelle.
- Il semble donc opportun d’introduire des actions judiciaires chaque fois que l’on n’est pas d’accord avec des décisions dites «politiques», même si les chances de succès ne sont pas garanties : en effet, manifester officiellement son désaccord avec le discours des autorités retarde d’autant l’avènement d’un état totalitaire dans lequel la parole n’est plus libre et où tout le monde se tait…
- L’OM semble avoir fait preuve d’une grande légèreté (6) lors de la rédaction de sa sentence en omettant les principes de la liberté d’expression pourtant garantis par la Convention de sauvegarde et la Constitution, et ce faisant en ne respectant pas l’État de droit (7). C’est en se drapant dans le rôle de défenseur de la dignité de la profession et du respect des règles déontologiques – bel exemple de corporatisme ! -, et en étant aveuglé par sa volonté d’imposer à tout prix son point de vue que l’OM est arrivé au résultat inverse de ce qu’il voulait : le mieux est l’ennemi du bien, ou qui trop embrasse mal étreint. (8)
Par ailleurs, on peut regretter que la Cour n’ait pas répondu à la seconde argumentation développée par le demandeur dans sa requête et qui concernait la censure : en effet, la première argumentation relative à la substitution de jugements de valeur a été accueillie favorablement par la Cour et a donc suffi pour casser la sentence attaquée, sans qu’elle doive examiner la seconde argumentation.
Concrètement, non contente de substituer son point de vue à celui du demandeur, la sentence avait en outre reproché au demandeur de ne pas avoir demandé l’avis de l’OM avant de publier l’article litigieux, ce qui équivaut évidemment à une censure préalable formellement exclue par les articles 19 et 25 (9) de la Constitution belge et article 10 de la Convention de sauvegarde, et ce qui est également confirmé par la jurisprudence constante de la CEDH.
En conclusion, grâce à ce médecin particulièrement opiniâtre, les citoyens belges pourront continuer à librement exprimer leurs diverses opinions critiques, pourvu qu’elles soient suffisamment étayées. Les médecins belges semblent avoir échappé à l’instauration d’un système d’imprimatur obscurantiste et qu’on croyait avoir été l’apanage exclusif des dictatures du XXe siècle.
Mais, en réalité, cette conclusion ne peut se limiter à la seule Belgique. De par sa portée générale et parce qu’il est totalement conforme à la jurisprudence constante de la CEDH, cet arrêt peut et doit être invoqué devant toutes les juridictions des pays signataires de ladite Convention.
Dès lors, n’hésitez pas un instant à faire circuler cette information autour de vous, et à la communiquer plus particulièrement à ceux dont la liberté d’expression est actuellement la plus exposée : la presse libre et indépendante, le personnel soignant, les citoyens actifs et désireux de dénoncer les dérives du système, etc. Car ne l’oubliez pas : la liberté d’expression ne s’use que si on ne s’en sert pas !
Notes:
- Cet article dispose que «toute personne a droit à la liberté d’expression et que ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques». Les seules restrictions possibles à l’exercice des libertés fondamentales – dont celle d’expression – doivent être prévues par la loi, nécessaires, utiles et limitées dans le temps, et être proportionnées à l’objectif poursuivi, ainsi que l’affirment la jurisprudence et la doctrine de manière constante.
- «La liberté de manifester ses opinions en toute matière est garantie, sauf la répression des délits commis à l’occasion de l’usage de cette liberté».
- Pour être encore plus précis, la CEDH considère que «la matérialité des faits peut se prouver, tandis que les jugements de valeur ne se prêtent pas à la démonstration de leur inexactitude. Elle en déduit que l’exigence de la démonstration de la vérité d’un jugement de valeur est irréalisable et porte dès lors atteinte à la liberté d’expression».
- À ce titre, on pourrait en déduire que la Cour approuve implicitement la gestion de la crise sanitaire, mais ce n’est absolument pas son rôle de se prononcer à cet égard. Rappelons en effet que la Cour de Cassation a deux missions bien précises : vérifier si les règles de procédure ont bien été respectées, et si la loi a été correctement appliquée, ce qui n’a pas été le cas ici.
- La doxa peut même être moquée : par arrêt du 29 juin 2023, la Cour d’Appel de Bruxelles considère que l’exception légale de parodie autorisait le collectif citoyen «Zone Libre» à distribuer des flyers intitulés «Est-ce que je me vaccine ?», et qu’il ne s’agit donc nullement d’une atteinte aux droits d’auteur de l’AVIQ (Agence wallonne pour une vie de qualité) qui avait créé un site Internet «Jemevaccine».
- Alors que le Conseil d’appel de l’Ordre des médecins est présidé par un ancien conseiller à la Cour de Cassation, et est composé – en plus de médecins – de quatre présidents de chambres de Cour d’Appel !
- Les exemples de non-respect de l’État de droit lors de la gestion de la crise sanitaire par les autorités publiques ont été légion et justifieraient à eux seuls un article.
- Je laisse aux psychologues, sociologues et autres anthropologues le soin d’interpréter ce besoin de vouloir imposer son point de vue : soif du pouvoir, manque de confiance en soi… ?
- Article 25 : «La presse est libre ; la censure ne pourra jamais être établie».
- Source : Kairos (Belgique)