Trump détruira-t-il l’Euro ?
Dans ces quelques premiers jours dans le Bureau ovale en tant que Président, “Le Donald“ a produit tant d’Ordres Exécutifs [Executive Orders] et de tweets agressifs que le monde en est tout étourdi. Il est cependant une politique qui émerge clairement de l’écran de fumée, entre la tentative de bannir des immigrants, l’approbation de l’oléoduc XL Keystone et les menaces belliqueuses contre l’Iran, c’est l’agenda économique de l’équipe de Trump : appelé par l’Assistant du Président et Stratège en Chef [Chief Strategist], Steve Bannon, « l’économie nationale [national economics] ». Les cibles clés jusqu’à présents sont la Chine et l’Allemagne, les deux nations ayant le plus large excédent commercial vis-à-vis des États-Unis. Regarder les choses de plus près, cependant, suggère que Washington se prépare à lancer ce à quoi James Rickards, qui est parfois le Conseiller sur les marchés financiers auprès de la Communauté du Renseignement américain, se réfère sous le vocable « guerre des monnaies » [currency wars] ». Aux côtés de la cible chinoise évidente, la seconde et peut-être la plus importante de ces cibles, consiste à détruire l’euro et son Système Monétaire Européen. Ici c’est l’Allemagne qui en est son cœur, qui est ciblée. Une raison peut-être, pour laquelle la chancelière Merkel semble avoir quelques gaz douloureux à chaque fois que le nom de Trump est prononcé…
Le 31 janvier, le nouveau tsar du Commerce américain Peter Navarro a accusé l’Allemagne d’utiliser « un euro grossièrement sous-évalué afin d’exploiter » les partenaires américains et européens de l’Allemagne. Navarro a continué en qualifiant l’Allemagne de cœur des économies de l’euro zone, d’être de fait une “manipulatrice de devises“. Soyez dès à présent habitués à ce terme, parce que vous allez le voir souvent dans les semaines qui vont venir. La manipulation dont Navarro parle néanmoins, c’est la création même en 1999-2002 de l’Euro en tant que monnaie unique. Navarro a lancé la charge : l’euro, avec l’Allemagne en tant que son plus grand Etat-membre, agit comme un “Deutsche Mark implicite“, dont la valorisation basse contre le dollar américain donne à l’Allemagne un énorme avantage contre ses principaux partenaires commerciaux.
Sans surprise, l’Allemagne a protesté vigoureusement. Angela Merkel a immédiatement déclaré que la politique monétaire de la Banque Centrale Européenne est mandatée par les traités européens afin de contrôler l’inflation de l’Eurozone dans son ensemble, clamant plus loin que l’Allemagne ne pourrait pas manipuler l’Euro même si elle le désirait, parce que la BCE est “indépendante“ par traité. C’est seulement une demie-vérité, car parmi les 19 états membres sur 28 de l’Union Européenne aujourd’hui dans la zone Euro, l’Allemagne, le géant économique de la zone Euro, exerce en effet une influence disproportionnée. Mais elle ne le fait pas au jour le jour, mais ce fut plutôt le cas durant les années 1990 et le façonnage de la construction tout à fait bâtarde qui devint l’Euro. C’est de l’histoire peu connue ici.
« Sécuriser la place de l’Allemagne pour le nouveau siècle ».
Tandis que tous les commentaires sonnent sèchement comme de l’économie académique concernant les manipulations des cours des devises et les avantages commerciaux, se trouve caché un agenda de Washington qui appellent facto à la destruction de l’euro zone en tant que but ultime à moyen terme.
L’ironie est que l’Eurozone se vit opposer une franche opposition par le chancelier allemand d’alors, Helmut Kohl, quand les dirigeants Français, Italiens et Britanniques la proposèrent à un Kohl surpris en décembre 1991, durant le Sommet des chefs d’État et de gouvernements des Etats-membres de la Communauté Economique Européenne à Maastricht, Hollande, là où fut signé un Traité sur l’Union Européenne qui promettait la pleine union monétaire pour la fin 1999. Là-bas, Kohl fut confronté à leurs propositions d’un traité établissant une devise européenne unique, aujourd’hui l’euro, sans que n’existe un seul représentant démocratiquement élu au sein de l’État politique européen, ce à quoi Bruxelles se réfère élégamment par l’expression : « déficit démocratique ».
Une France, une Grande-Bretagne et une Italie sceptiques, craignant la nouvelle puissance économique de l’Allemagne réunifiée, y demandèrent la reddition du puissant deutsche mark et du pouvoir de sa Banque Centrale, la Bundesbank, qui était alors la plus respectée du monde, afin de le fondre dans une nouvelle structure supranationale indépendante, qui devint connue sous le nom de Banque Centrale Européenne. L’Allemagne accepta, en fin de compte, à la suite de sévères marchandages qui durèrent des mois, à la condition que les nouveaux Etats-membres de la zone Euro se soumettent à de stricts critères dits “de Maastricht“, concernant la limitation du rapport de leur dette publique comparée à leur PIB à 60 %, et des limites de déficit public annuel de 3 % par rapport à leur PIB : des conditions strictement arbitraires telles qu’elles furent élaborées par la Bundesbank de Hans Tietmeyer à l’époque.
J’étais à l’époque activement engagé dans le suivi étroit de ces développements, en tant que journaliste financier. Durant les années 1990, j’eus opportunité fortuite d’apprendre les pensées privées du Commissaire européen danois Henning Christophersen. À l’époque des négociations au sujet du traité de Maastricht, Christophersen, qui est récemment décédé, était responsable sous le Président de la Commission européenne Jacques Delors, des relations économiques et monétaires au sein de la CEE (avant qu’on ne l’appelât l’UE). En effet, il était le Commissaire responsable en premier chef du rapprochement des différentes parties ensemble, afin de les amener dans ce qui devint l’euro : une personne dont on pourrait dire qu’il était assez bien informé des débats et combats tenus à huis clos, parmi les Etats-membres à l’occasion de ce qui aboutit à la naissance de l’euro.
En 1994, Christophersen révéla à un économiste danois que je connus assez bien, en marge d’une conférence sur la finance à Londres, que l’attitude de l’Allemagne et spécialement du chancelier Kohl à l’égard de l’introduction de la monnaie unique, l’euro, avait « changé à 180° depuis 1991 ». Il expliqua que dans les trois années qui s’étaient écoulées, les grandes banques de France et d’Italie avaient souffert des crises profondes et luttaient alors pour leur survie [Engdahl rajoute : de façon intéressante, c’est toujours le cas aujourd’hui, et bien plus encore…], tandis que les banques britanniques se trouvaient profondément impliquées dans une réelle crise de la dette immobilière, si bien qu’aucun défi ne faisait face aux banques allemandes robustes pour la domination des marchés européens du crédit et des capitaux. « La Deutsche Bank et les autres principales banques allemandes ont convaincu Kohl que, si c’était fait correctement, l’euro pourrait sécuriser le rôle de l’Allemagne à la tête de l’Europe pour le siècle à venir et même plus ».
J’ai assisté personnellement à la façon dont le Chancelier Kohl a changé ses vues, à la Conférence bancaire de Francfort peu après. Kohl, qui auparavant traînait les pieds et son euroscepticisme, déclara aux banquiers rassemblés que l’euro était « la clé pour l’Europe de façon à ce que plus aucune guerre future ne soit possible ». Il récolta en retour une ovation debout. Il était un orateur habile quand il choisissait de l’être. Pour faire court, l’euro zone d’aujourd’hui est une création allemande.
L’agenda pour l’euro de Navarro.
En tant que Président, Donald Trump a récemment attaqué les importations de voitures allemandes aux USA, menaçant d’un droit de douane punitif à l’importation de 35 € pour les BMW allemandes conçues à l’extérieur des États-Unis. La réponse allemande fut plutôt stupide dans un jeu diplomatique à un tel niveau, attaquant la qualité relative des voitures “Made in USA”. Le Ministre de l’Economie allemand, Sigmar Gabriel, lorsqu’il se vit demander ce que les États-Unis pourraient faire afin que les Allemands achètent davantage de voitures américaines comme les Chevrolet, eut en effet cette réponse péremptoire : « construire de meilleures voitures ». Ce n’était pas un coup d’échec inspiré, Sigmar…
Le réel but de la stratégie de Navarro vis-à-vis de l’Allemagne, pourtant, n’est pas de donner un coup de fouet aux ventes des “Chevys“ de qualité inférieure construites aux États-Unis en Allemagne (elles sont en effet inférieures, je peux personnellement en attester). Il s’agit en tant que but ultime, de démolir l’euro système hautement faillible et hautement vulnérable, en tant que rival potentiel du rôle du dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale.
Depuis 1944 et les accords de Bretton-Woods, l’hégémonie globale de l’Amérique a en effet reposé sur deux principaux piliers : d’une part le fait que les États-Unis ne souffraient point de rivaux, militairement, et d’autre part le fait que le dollar américain soit demeuré la monnaie de réserve mondiale sans rivale, ce qui signifiait par essence, que les nations étrangères financeraient les déficits de Washington ad infinitum.
L’ébauche stratégique Navarro-Ross.
En tant que membres des personnages à l’arrière-plan de la campagne présidentielle de Trump, et qui étaient alors ses conseillers principaux : nous avons Peter Navarro, Professeur d’économie à l’Université de Californie, et Wilbur Ross, Conseiller en placement privé et investisseur milliardaire. Ces deux-là ont fait équipe afin de produire une ébauche de stratégie [strategy paper] économique pour le candidat Trump. Ce “Papier“, c’est ce qui se trouve derrière l’annulation par Trump du partenariat transpacifique, du partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI), et son appel à une renégociation de l’ALENA. Il peut être également compris derrière les attaques du Président Trump contre l’Allemagne en tant que “manipulateur de devise“.
Aujourd’hui bien sûr, Peter Navarro est le “tsar du Commerce“, à la tête du bureau du Conseil au Commerce National [National Trade Council office] nouvellement créé au sein de la Maison-Blanche. Ross est devenu le nouveau Secrétaire au Commerce. Les deux chantent en fait la même partition, et elle appelle implicitement à la destruction de l’euro zone, utilisant l’argument selon lequel l’Allemagne gagne de façon disproportionnée grâce au cours de l’euro, tandis que les États-Unis et même les Etats périphériques de la zone euro comme l’Italie, le Portugal, la Grèce et même la France, en sont les grands perdants…
Quatre jours avant que Donald Trump ne prête serment en tant que Président, il a donné une longue entrevue au London Times, à l’occasion de laquelle il a déclaré : « … vous considérez l’Union Européenne et c’est l’Allemagne. En fait il s’agit d’un véhicule pour l’Allemagne ». Puis concernant l’Allemagne et les autres pays de l’Europe prenant plus d’un million de réfugiés de guerre non authentifiés depuis la Syrie, l’Afghanistan, la Libye et d’autres pays majoritairement musulmans, Trump a déclaré : « s’ils n’avaient pas été forcés de prendre autant de réfugiés, avec tous les problèmes que cela implique, vous savez, je pense que nous n’aurions pas eu un Brexit. Ça aurait probablement pu se résoudre. Mais c’est comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Je pense que le peuple veut sa propre identité, donc si vous me le demandez, [concernant] les autres, je crois que les autres vont devoir partir [souligné par W. Engdahl]».
Les mots de Trump n’ont pas été tirés des vapeurs de son café du matin. Il provient directement du livre blanc [white paper] de Peter Navarro, daté du 29 septembre 2016. Après que Navarro eut fustigé la Chine pour sa conservation d’un Yuan stable face à ses partenaires majeurs en termes d’exportation, les États-Unis, par ses achats de bons du Trésor américain, il se tourne ensuite vers l’Allemagne et l’euro : « un problème similaire existe du fait de l’Union Monétaire Européenne. Tandis que l’euro flotte librement sur les marchés de devis internationaux, le système aboutit à dégonfler la devise allemande depuis la valeur où elle devrait être, si le Deutsche Mark allemand existait toujours ».
Navarro continue :
« En effet, les faiblesses des économies européennes du Sud au sein de l’union monétaire Européenne, maintiennent l’euro à un taux d’échange inférieur à celui du Deutsche mark s’il s’était trouvé dans une situation de libre fixation des devises. C’est là une raison majeure pour laquelle les États-Unis présentent un large déficit dans le commerce des marchandises vis-à-vis de l’Allemagne (75 millions de dollars en 2015), malgré le fait pourtant que les salaires allemands soient relativement hauts… Le problème structurel plus global est celui d’un système monétaire international vérolé par la manipulation largement répandues des devises ».
Navarro conclue avec une note de défiance : « Donald Trump a promis d’utiliser le Département du Trésor afin de pointer tout pays qui manipulerait sa devise en tant que “manipulateurs de devise [currency manipulator]”. Ceci va permettre aux États-Unis d’imposer des droits de douane défensif en contrepartie, pour le cas où ces manipulations ne cesseraient pas ».
Ignorant pour l’instant le fait que la Chine, d’après les critères du Trésor américain, n’est pas un manipulateur de devises à ce jour, et qu’elle est en fait vigoureusement intervenue durant les années passées pour renforcer son Yuan face au dollar, les règles du Secrétaire au Trésor américain requièrent une période d’un an de négociation de bonne foi avant de déclarer que l’Allemagne soit considérée comme un “manipulateur de devise“, ouvrant la voie pour imposer des sanctions variées. Ainsi, la scène est mise en place.
Un front anti-Euro uni.
Le nouvel Ambassadeur américain désigné auprès de l’Union Européenne, Ted Malloch, a donné une entrevue à Bloomberg le 5 février dernier, dans laquelle il a dit qu’il parierait sur un effondrement de l’euro, et qu’il veut “shorter l’euro“. Dans la même entrevue il a déclaré qu’il existait de “fortes raisons“ pour un Grexit (une sortie de la Grèce de l’euro zone). Plus tôt, Malloch avait comparé l’Union Européenne à l’Union soviétique dysfonctionnelle, ajoutant que l’Union avait besoin d’être « domestiquée [taming] ».
Dans une autre entrevue, Malloch a déclaré que l’euro pourrait s’effondrer dans les 18 prochains mois. Il a dit à la BBC : « je pense qu’il s’agit d’une devise qui n’est pas uniquement en difficulté, mais qui pourrait en fait s’effondrer dans l’année qui vient, un an et demi tout au plus… la seule chose que je ferais en 2017 c’est de shorter l’euro ». Malloch, cela doit être remarqué, n’est pourtant pas étranger à la politique de l’Union Européenne. Il enseigne en effet en tant que Professeur à l’Université de Reading, Angleterre. Malloch a également servi au conseil exécutif du Forum Économique Mondial pro-mondialisation de Davos, en Suisse, et il a aussi été un Chercheur senior [Senior Fellow] du cercle d’influence qu’est l’Institut Aspen. Dès lors, on peut considérer que ses remarques au sujet du futur de l’euro et de l’Union Européenne elle-même, sont bien calculées.
De plus, aux côtés d’un Partenaire vétéran de Goldman Sachs depuis 17 ans, Steven Mnuchin, en tant que Secrétaire au Trésor, une personne qui a déclaré qu’elle n’aurait pas de problème à étiqueter la Chine comme “manipulatrice de devises“, la scène semble dès lors mise en place pour une guerre américaine à outrance sur les devises, visant à détruire l’Euro.
Ne vous y trompez pas : je suis ce dossier depuis que l’euro en tant que devise supranationale au-dessus des États-nations de l’Union Européenne, est devenu une réalité, ceci depuis le milieu des années 1990 : l’idée de l’euro tel qu’il fut conçu alors, fut clairement un désastre à venir pour les Européens et pour le monde. Il fut une construction voulue par une cabale de patriarches européens autour de Jacques Delors, Valéry Giscard d’Estaing et d’autres, à fin d’essayer de créer un géant européen rival du dollar en tant que monnaie de réserve mondiale.
De façon notable, ce fut la Goldman Sachs de Mnuchin, dès le début 2002, qui ingénia les opérations rusées utilisant des produits dérivés liés aux écarts de valeur des monnaies [derivatives currency swaps], qui permirent au gouvernement grec de cacher le fait que ses déficits annuels dépassaient 12% ou plus et non pas les 3 % exigés par l’Eurozone. De façon confortable, la crise de la dette grecque fut rendue publique en 2010, juste au moment où les déficits du budget américain explosaient jusqu’à des niveaux se comptant en milliers de milliards, et que la Chine entre autres, menaçait le Trésor américain de boycott [sur ses achats de bons du Trésor américain]. Il y eut alors une suspicion solidement fondée à cette époque, que Goldman Sachs et le Trésor US firent exploser délibérément la crise grecque, afin de faire chuter l’euro face au dollar.
A présent, il se pourrait bien que les magiciens financiers de Goldman Sachs, au sein de la nouvelle Administration Trump, aux côtés de l’équipe économique de Trump, aient décidé d’aller jusqu’à tuer et se débarrasser de la menace potentielle de l’euro une fois pour toutes, à présent que le Brexit a rendu l’euro zone et l’Union Européenne vulnérable comme elle ne le fut jamais auparavant.
Pourquoi ? L’historien économique britannique Harold James en suggère la raison : « mais que signifieraient les conséquences d’une rupture de l’euro ? Elle affaiblirait l’Europe en tant que compétiteur, mais la rendrait également plus instable tandis que les vieilles rivalités nationales se déchaîneraient de nouveau ».
Il n’est dès lors pas étonnant que la chancelière allemande et d’autres à Berlin soit hyper-nerveux au sujet de ce que Trump va signifier pour eux…
Traduction: Jean Maxime Corneille
- Source : New Eastern Outlook (Russie)