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Mardi, 26 Nov. 2024

Ingérences étrangères : Washington a humilié Paris en coulisses dans l’affaire Alstom

Auteur : Alexandre Leraitre | Editeur : Walt | Mardi, 26 Nov. 2024 - 11h40

Alors que Sanofi s’apprête à vendre sa filiale de santé grand public à un fonds américain, Emmanuel Macron se dit «attentif» et promet que les intérêts français seront protégés. En 2015, ce même Macron avait également promis d’être «attentif» à des engagements que General Electric n’a jamais tenus après avoir racheté la branche énergie d’Alstom. Dix ans plus tard, en exclusivité pour Off-investigation, Alexandre Leraître, co-réalisateur de «Guerre fantôme : la vente d’Alstom à General Electric», révèle de nouveaux détails sur cette affaire.

Lorsque nous débutions notre enquête sur l’affaire Alstom en 2014, nous étions loin d’imaginer qu’on en parlerait encore dans 10 ans. Le sujet avait d’ailleurs tout pour passer inaperçu : il parlait de nucléaire, d’ingérences américaines et de souveraineté énergétique dans un pays qui misait tout sur les délocalisations massives, les énergies renouvelables et l’atlantisme comme boussole diplomatique…

10 ans plus tard, le réel semble pourtant être passé par là : entre un Donald Trump ultra-protectionniste, une pandémie mondiale révélant notre incapacité à produire de simples masques en papier, et une guerre en Ukraine qui nous astreint à relancer notre filière nucléaire en catastrophe sous peine de passer l’hiver sans chauffage… Autant dire qu’en 10 ans, on a littéralement changé de monde. La souveraineté, méprisée depuis quatre décennies, revient en odeur de sainteté (dans les mots à défaut des actes). Le nucléaire jadis abhorré se révèle un atout compétitif majeur. L’Allemagne, modèle indépassable de notre classe politique, s’effondre industriellement pour avoir tout misé sur un gaz russe désormais inaccessible.

La seule chose qui n’a pas changé en 10 ans, c’est l’acharnement des États-Unis contre le nucléaire français. Le sujet est d’ailleurs plus ancien qu’on ne l’imagine : dès les années 50, la Standard Oil finançait une propagande grossière contre l’énergie atomique, via ses propres journaux. 20 ans plus tard, le groupe écologiste «Les amis de la Terre» était porté sur les fonts baptismaux par l’argent d’Orvil Anderson, le PDG de la compagnie pétrolière Atlantic Richfield, afin d’aller mener les premières manifestations d’ampleur contre les centrales nucléaires allemandes puis françaises. Les pétroliers américains ont toujours été prompts à financer l’écologie politique, pourvu que cette dernière s’échine à discréditer le nucléaire français.

Quand la France découvre la guerre économique

Lorsqu’en 2014, la branche énergie d’Alstom, géant du nucléaire français, est vendu sans coup férir à son concurrent américain General Electric, les États-Unis passent à la vitesse supérieure pour rentrer dans la guerre économique. Beaucoup d’analystes se sont fourvoyés à l’époque : certains commentateurs étaient franchement enthousiastes. «Cela veut dire qu’on a un pays et des entreprises industrielles qui sont attractives, puisqu’on s’intéresse à Alstom, qui est une superbe boite», déclarait notamment Jérôme Frantz, président de la Commission Compétitivité et Croissance du Medef, en avril 2014 sur BFMTV). D’autres, hauts-fonctionnaires, nous assuraient qu’une telle vente ne changerait rien aux relations franco-américaines : «Hillary Clinton sera élue en novembre, tout continuera comme avant», nous avait par exemple assuré à l’époque un responsable de Bercy. Le retour à la réalité fut pourtant brusque : loin d’être une fusion acquisition classique, la vente d’Alstom s’est révélée être un racket organisé par l’impérialisme juridique américain contre les intérêts vitaux français.

En effet, Alstom a été rachetée par le conglomérat américain General Electric suite à des manœuvres conjointes avec le département de la Justice américaine. Ce dernier a multiplié les pressions sur des cadres d’Alstom, allant jusqu’à l’emprisonnement physique, d’un haut cadre du groupe, Frédéric Pierucci, tout en faisant planer au-dessus de la direction du groupe l’ombre d’une amende colossale pour «corruption».

Il s’agissait donc d’une transaction manipulée en amont par la Justice américaine et certaines de leurs cellules de renseignement. Au-delà de la manœuvre, il faut bien avoir en tête que cette vente signifiait une perte substantielle de souveraineté pour la France, dans la mesure où Alstom était un acteur majeur de la filière nucléaire et travaillait conjointement avec EDF et Areva pour l’entretien de nos 19 centrales.

L’accord caché : des troupes françaises en Afghanistan pour un porte-avion

Plus préoccupant encore, notre enquête révélait qu’Alstom entretenait aussi la propulsion nucléaire du porte-avion Charles de Gaulle. La vente de sa branche énergie en 2014 mettait donc en péril l’autonomie stratégique et militaire de la France. Le chef d’état-major des armées de Jacques Chirac nous le confirmait sans ambages : les Américains n’avaient pas hésité à décréter un embargo sur les pièces détachées de l’armée française pour punir l’Hexagone d’avoir condamné l’invasion de l’Irak au début des années 2000. Principale victime collatérale à l’époque : le célèbre porte-avion tricolore, dont les catapultes permettant de lancer nos avions étaient de fabrication américaine. «Je voyais arriver le moment, sur une échéance de six mois à un an, où nous serions obligés d’arrêter le porte-avion», précise le général Bentégeat.

Cette crise diplomatique fut surmontée par une tractation inconnue du grand public : la France décida d’envoyer ses forces spéciales en Afghanistan pour soutenir l’effort de guerre américain, en échange de la levée de l’embargo sur les pièces de rechange du Charles de Gaulle.

«Au début, le président Chirac n’était pas enthousiaste pour les envoyer, il souhaitait limiter notre engagement en Afghanistan, il pensait que ce n’était pas notre sphère d’intérêt prioritaire française. J’ai donc entrepris de le convaincre que pour obtenir les catapultes, il fallait que nous donnions quelque chose en échange».

La méthode se révéla payante : «On est parti là-dessus et l’effet a été très rapide. Deux mois plus tard je rencontre à nouveau le président Chirac à l’occasion d’une réunion, il me dit «vous savez j’ai rencontré le président Bush et la première chose qu’il m’a dit c’est que nos gars des Forces Spéciales sont formidables», (…) Nous avons obtenu en l’espace de deux mois la levée de l’embargo américain sur les pièces détachées».

On le voit, la souveraineté industrielle d’un pays détermine largement son autonomie stratégique et militaire. Une simple pièce de rechange métallique sous embargo américain peut vous astreindre à envoyer vos meilleures troupes combattre dans le bourbier afghan, pour le résultat que l’on sait aujourd’hui… Alors imaginez quand la pièce en question est un turbo-réducteur 61SW à propulsion nucléaire fabriqué par Alstom.

La cécité des services de renseignement français

Comment expliquer l’incapacité des services de renseignement à anticiper une telle débâcle ? Nous avions enquêté sur ce sujet lors de la réalisation de notre second film : «La Bataille d’Airbus». Un député les ayant auditionnés à huit clos nous en dit plus : «Ce huit-clos était terrifiant. Nous avons appris que nos services avaient interdiction d’écouter les États-Unis, en pleine affaire Alstom ! Nous étions pourtant au lendemain des révélations d’Edward Snowden».

Quelques années plus tard, la DGSI fit fuiter dans la presse une note de six pages dénonçant les ingérences américaines dans les entreprises françaises au prétexte de contentieux juridiques : «Les acteurs américains déploient une stratégie de conquête des marchés à l’export qui se traduit, à l’égard de la France en particulier, par une politique offensive en faveur de leurs intérêts économiques».

Cette fuite n’avait rien d’anodin, comme nous l’a confirmé l’un des rédacteurs de la note : «La fuite venait de l’Élysée, Macron l’a fait fuiter dans le Figaro deux jours après une bisbille avec Trump lors du 11 novembre, (…) il a voulu envoyer un message aux États-Unis».

Un autre membre des services nous confirmait ce durcissement français à l’égard des États-Unis : «Macron nous a dit qu’il ne voulait pas d’un deuxième Alstom. La multiplication de nos notes l’a convaincu de durcir le ton. Les humiliations successives que lui a fait subir Trump l’ont déniaisé sur les Américains. Désormais, si un cadre d’une grande entreprise française se fait arrêter à la douane aux États-Unis, nous avons pour consigne d’arrêter un Américain arrivant en France de notre côté».

Retour en grâce du nucléaire

Enième rebondissement dans cette affaire, à quelques semaines de la présidentielle de 2022, le président Macron opérait un virage à 180° : non seulement, la filière nucléaire française serait relancée, mais cette relance commencerait par le rachat des Turbines Arabelles (ex-Alstom) à Général Electric.

«Et je veux ici féliciter l’ensemble des équipes, des services qui ont permis (…) de finaliser l’accord qui a été trouvé entre EDF et General Electric pour reprendre les activités liées au nucléaire de General Electric, notamment les activités de maintenance ou de fabrication des turbines Arabelle, compétence unique dont nous sommes fiers de disposer en France et tout particulièrement ici, à Belfort. Ces turbines équiperont les EPR2 que nous construirons. Elles garantiront à la France le plein contrôle de cette technologie».

Rien ne va pourtant se passer comme prévu. La transaction finale, prévue pour le 1er décembre 2023, est suspendue le jour même sans explication. La nouvelle commence à fuiter, les négociations achoppent sur des points critiques : le prix du rachat d’abord, qui sera le double du prix de vente de 2014, mais surtout les modifications qu’a subies le système de contrôle-commande de la turbine pendant ses années sous propriété américaine. Résultat : la turbine, truffée de composants américains, est désormais soumise aux normes d’exportation EAR, qui donnent un droit de regard au gouvernement américain concernant toute dissémination de leur technologie à l’étranger. La nouvelle inquiète EDF, puisque les deux-tiers du portefeuille client de la turbine sont en Russie.

Ainsi EDF s’apprêtait à racheter le double de son prix une turbine potentiellement inexportable. Pas besoin d’être grand clerc pour l’anticiper, nous l’annoncions dans notre film dès 2017 : céder notre savoir-faire en matière de nucléaire à une puissance étrangère, c’était prendre le risque de réduire à néant notre capacité d’exportation. Les futures sanctions américaines sur Rosatom vont mettre EDF en conflit de loi avec les sanctions non européennes.

Guerre en Ukraine, guerre de l’énergie ?

Cette relance du nucléaire français intervient au moment où Russes et Américains se livrent une guerre de l’énergie dont l’enjeu central est l’Ukraine. Côté Russie, Poutine a réorganisé sa filière nucléaire dès 2007 avec Rosatom, avec succès puisque l’entreprise est actuellement le numéro 1 mondial de l’énergie atomique. Côté Amérique, Donald Trump prend conscience en 2017 du retard de sa filière, dépendante à 42% d’uranium russe ou assimilés. Redevenus exportateurs nets d’énergie grâce au gaz de schiste, les Américains entendent faire de même dans le nucléaire. Un soutien dans la R&D aux petits réacteurs modulaires et aux réacteurs à neutrons rapides est ainsi engagé. Joe Biden prolonge la relance en débloquant six milliards de dollars et des réductions d’impôts via la loi IRA (Inflation Reduction Act).

Cette rivalité russo-américaine se cristallise sur la question ukrainienne. Kiev, dépendant de Moscou et de Rosatom, préparait une sortie de la tutelle nucléaire russe depuis l’EuroMaïdan et l’annexion de la Crimée, et ce pour se rapprocher des États-Unis via Westinghouse, le nouveau poids lourd américain dans le domaine. Mettre un pied dans le nucléaire civil ukrainien, deuxième pays d’Europe par sa production d’électricité, c’est permettre aux États-Unis de recouvrer leur leadership mondial dans le secteur. Le 24 février 2022, Kiev réussit un test de déconnexion du réseau électrique ukrainien pour le raccorder au réseau européen. Quelques heures plus tard, l’invasion du pays par la Russie commençait. En juin 2022, Kiev annonce la construction de neuf nouveaux réacteurs nucléaires par l’Américain Westinghouse.

La France, de son côté, semble être une fois de plus le dindon de la farce. Non seulement EDF ne parvient pas à remporter le moindre contrat en Ukraine malgré les milliards versés à Zelensky, mais les Américains font pleuvoir les sanctions contre le nucléaire français. Les blocages ne se limitent pas à la turbine d’Alstom : Framatome, autre poids lourd du nucléaire français qui avait signé un accord stratégique de coopération de long terme avec son homologue russe, est dans le viseur des autorités américaines. Le canard enchaîné a ainsi révélé en mars 2024 que l’ambassade de France aux États-Unis a été interrogée sur les liens existant entre la France et Rosatom, dans un contexte où le Congrès américain adoptait une loi interdisant les importations d’uranium en provenance de Russie. EDF et Framatome pourraient donc rapidement se trouver sanctionnés par les lois américaines, comme jadis Alstom.

La duplicité des Américains est mise en lumière lorsque l’on se rend compte que l’OFAC (Office of Foreign Assets Control), chargé de décréter les embargos) a confirmé récemment ne pas prendre de sanctions contre le système bancaire russe dans le domaine de l’énergie. Faites ce que je dis, pas ce que je fais…

En attendant, c’est l’Américain Westinghouse qui rafle des parts de marché en Europe de l’Est et inquiète le gouvernement français, qui surveille toute potentielle manœuvre de déstabilisation des Américains contre EDF.

Ironie du sort : une grande partie du conseil exécutif de Westinghouse est composé de Français : Jacques Besnainou, le commercial en chef est un ancien d’Areva, tout comme son collègue Tarik Choho, le responsable de la BU combustible du groupe, ou encore Lou Martinez Sancho, la responsable de la R&D et de l’innovation. Cerise sur le gâteau : Patrick Fragman, PDG de Westinghouse, est l’ancien responsable d’Alstom Power jusqu’au rachat du groupe par General Electric, et il était également Vice-Président d’Alstom-Atomenergomash, la co-entreprise entre Alstom et… Rosatom.

Chargé de faire rayonner le nucléaire franco-russe jusqu’en 2014, on retrouve ce Français en VRP du nucléaire américaino-ukrainien seulement six ans plus tard, contre les intérêts tricolores dans la région. Comment s’est-il retrouvé à ce poste ? L’histoire ne le dit pas, mais ses années passées à l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) à partir de 2014 lui ont permis d’arbitrer des appels d’offre internationaux, dont celui du désastreux moteur DUS (Diesel d’Ultime Secours) d’EDF qui a pris feu à six reprises. Appel d’offre attribué contre toute rationalité technique à… Westinghouse, à l’époque en faillite, mais que Fragman rejoindra peu après en bonne place avant d’en prendre la tête comme PDG.

Mais ne soyons pas amer et ne nous hâtons pas trop vite en procès d’intention, car si nos cerveaux ont migré dans des pays qui ont eu le discernement de relancer la filière nucléaire chez eux, c’est bien parce que nous avons laissé la nôtre à l’abandon.

Le 31 mai 2024, EDF annonce finalement le rachat de la turbine Arabelle à General Electric. Réparation symbolique d’une erreur vieille de 10 ans. La guerre économique entre Alstom et Général Electric semble donc trouver sa conclusion. La guerre de l’énergie en Europe, prise en étau entre le gaz russe, GNL américain et les réacteurs de Westinghouse, elle, ne fait que commencer.


- Source : Off-Investigation

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