De la propagande à l’ingérence : les cas de la Pologne et de la Hongrie

Comment l’Union européenne agit en véritable agent d’influence, jusqu’à faire basculer les pouvoirs en place.
Le cas de la Pologne, sous le précédent gouvernement (conservateur) et de la Hongrie illustrent bien comment la Commission européenne utilise les fonds de l’UE pour indirectement infléchir, influencer voire renverser des pouvoirs démocratiquement élus. C’est ce que démontre Thomas Fazi dans ce sixième volet du rapport «La machine de propagande de l’UE» publié par le MCC Brussels.
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L’«effort concerté» de Bruxelles pour influencer l’opinion publique par le biais d’une propagande (en grande partie cachée) constitue un défi majeur pour la démocratie et compromet le débat pluraliste sur lequel elle repose, même lorsqu’elle cible les citoyens de pays gouvernés par des forces pro-UE.
Cependant, elle représente un défi encore plus grand pour les principes démocratiques lorsqu’elle se produit dans des pays gouvernés par des forces eurosceptiques. Dans ce cas, elle ne constitue rien de moins qu’une tentative de saper, voire de destituer, par des moyens électoraux ou autres, le gouvernement élu – un exemple flagrant d’ingérence étrangère dans les affaires intérieures des États membres concernés visant à instaurer un changement de régime.
Comme on peut l’imaginer, ce sont précisément ces pays qui sont les plus visés par la propagande par procuration de l’UE. La Pologne (sous le précédent gouvernement conservateur) et la Hongrie en sont les deux exemples les plus flagrants.
Ces dernières années, l’UE a alloué d’importantes sommes d’argent à des ONG et autres organisations de ces pays – respectivement 38 et 41 millions d’euros, rien que par le biais du programme CERV – pour des centaines de projets. Ces projets visent non seulement à promouvoir des idéologies potentiellement en décalage avec les sensibilités culturelles locales, telles que les interprétations extensives des droits LGBTQ+, mais aussi, comme on pouvait s’y attendre, à promouvoir l’UE elle-même. Plus controversé encore, plusieurs de ces projets ciblaient ouvertement le gouvernement.
Ainsi, aux côtés des projets habituels visant à «Sensibiliser à l’importance du renforcement de l’intégration européenne» (1), «Renforcer l’identité européenne des citoyens, en particulier des jeunes» (2) et «Promouvoir les valeurs de l’UE» (3), on trouve des projets spécifiquement destinés à «Défier l’euroscepticisme» (4), à contrer la «Dégradation des droits de l’Homme dans toute la région PECO, en particulier en Hongrie» (5), «Assurer la «sécurité démocratique» afin de contrer le recul démocratique» (6) et «Mener des recherches spécifiques axées sur les menaces externes et internes à la démocratie européenne» (7) – des références claires aux gouvernements conservateurs et eurosceptiques de Pologne (jusqu’à récemment) et de Hongrie.
De fait, certaines des ONG impliquées dans ces projets ont joué un rôle moteur dans la mobilisation de la société civile contre leurs gouvernements respectifs. Il n’y a, bien sûr, rien de répréhensible en soi. Le droit de critiquer le gouvernement est un pilier fondamental de la démocratie, qui doit être à la fois défendu et encouragé.
Cependant, lorsqu’une «organisation de la société civile» accepte un financement d’une institution étrangère visant explicitement à influencer les politiques gouvernementales – voire à l’affaiblir ou à l’écarter du pouvoir pour ses propres intérêts politiques – la frontière entre plaidoyer démocratique légitime et subversion externe devient alarmante. Ce qui devrait être un outil permettant d’exprimer de manière organique et spontanée des griefs légitimes au sein de la société, un droit démocratique fondamental, se transforme en un instrument d’influence externe visant à déstabiliser un gouvernement démocratiquement élu. Il s’agit, au contraire, d’une pratique profondément antidémocratique.
Les pays occidentaux, principalement les États-Unis, ont une longue et bien documentée histoire d’utilisation des «ONG» locales comme cheval de Troie pour interférer dans la politique intérieure de pays tiers et promouvoir des politiques alignées sur les intérêts économiques et géopolitiques euro-atlantiques – y compris, si nécessaire, en fomentant la déstabilisation et les troubles politiques pour faciliter un changement de régime.
Les ONG financées par l’Occident, par exemple, souvent maintenues sous assistance respiratoire par des entités basées aux États-Unis comme l’USAID et le National Endowment for Democracy (NED), ont joué un rôle clé dans l’encouragement de plusieurs «révolutions de couleur» au début des années 2000 – des manifestations pour la plupart non violentes qui ont rapidement conduit à des changements de gouvernement pro-occidentaux – notamment dans des États post-soviétiques comme la Géorgie (2003), l’Ukraine (2004-2005) et le Kirghizistan (2005).
Ils ont également joué un rôle important dans la préparation des manifestations d’Euromaïdan en Ukraine en 2014, qui ont dégénéré en une insurrection armée menant au renversement du gouvernement – un véritable coup d’État.
La mesure dans laquelle de nombreuses ONG prétendument indépendantes dépendent en réalité entièrement des financements étrangers est devenue flagrante lorsque Trump a récemment imposé un gel de 90 jours de toute l’aide étrangère américaine, dont une grande partie transite par l’USAID. Presque instantanément, d’innombrables ONG et médias, des Balkans à l’Amérique latine, ont annoncé qu’ils suspendaient toutes leurs activités.
Cette révélation a montré que nombre de ces organisations ne sont que de simples prolongements de la politique étrangère américaine. Il n’est donc pas surprenant que les ONG financées par l’étranger soient devenues un sujet de débat politique intense dans les pays visés par ces politiques.
L’année dernière, par exemple, la Géorgie a suscité un large débat en adoptant sa loi controversée sur les «agents étrangers», officiellement intitulée «Loi sur la transparence de l’influence étrangère». Cette loi oblige toute ONG recevant 20% ou plus de son financement de sources étrangères à s’enregistrer comme organisation «poursuivant les intérêts d’une puissance étrangère».
Défendant cette loi, un éminent homme politique du parti au pouvoir en Géorgie a qualifié le secteur des ONG de «pseudo-élite cultivée par des puissances étrangères», ce qui témoigne d’une prise de conscience croissante de la manière dont les pays occidentaux instrumentalisent depuis longtemps les ONG pour s’ingérer dans les affaires intérieures de pays tiers.
Plus récemment, le président slovaque Robert Fico a dénoncé le fait que l’USAID, la NED et les ONG soutenues par Soros avaient injecté des millions dans le pays pour fomenter des manifestations, déstabiliser le gouvernement et imposer un changement de régime pro-occidental. Il a également annoncé sa propre répression contre les ONG financées par l’étranger. Nombre de ces ONG ont également reçu le soutien de la Commission européenne.
En ce qui concerne l’UE, cependant, les exemples de la Pologne et de la Hongrie (et dans une moindre mesure de la Slovaquie) montrent que cette pratique ne se limite pas aux pays tiers, mais s’étend également aux États membres. En quoi l’ingérence de l’UE dans la politique intérieure de ces pays, via le soutien aux ONG locales antigouvernementales et aux organisations de la société civile, est-elle différente, par exemple, du financement par l’USAID d’ONG visant à déstabiliser des gouvernements perçus comme hostiles aux intérêts américains ?
La Fondation Ökotárs en Hongrie par exemple. Elle a reçu une subvention massive de 3,3 millions d’euros de la Commission européenne en 2022 (8), et est impliquée dans plusieurs conflits de longue date avec le gouvernement Orbán. Orbán accuse la fondation d’être le «centre de distribution local» d’un «réseau de pression politique» financé par l’étranger depuis 1994, recevant des fonds non seulement de la Commission européenne mais aussi de bailleurs de fonds américains tels que les fondations Ford, Rockefeller et Open Society, ainsi que de l’ambassade des États-Unis, pour ensuite les distribuer à des centaines d’organisations hongroises afin de poursuivre un programme étranger (9). La Fondation Ökotárs, pour sa part, accuse le gouvernement Orbán de vouloir démanteler la société civile afin d’«acquérir un pouvoir illimité». (10)
Fin 2023, le gouvernement hongrois a adopté une loi créant une nouvelle autorité habilitée à enquêter sur les activités politiques menées par des ONG ou d’autres organisations pour le compte ou financées par des intérêts étrangers. Il a déclaré que cette mesure visait à protéger la volonté des électeurs contre toute ingérence étrangère injustifiée.
La Commission a réagi en engageant une procédure d’infraction contre la Hongrie. Que l’on penche pour le gouvernement hongrois ou pour les ONG locales comme Ökotárs n’a que peu d’importance. Ce qui importe, c’est qu’un conflit politique manifeste existait entre les deux parties. En soutenant financièrement la fondation tout en critiquant publiquement le gouvernement Orbán, la Commission européenne s’est, ipso facto, ingérée dans la politique intérieure hongroise, avec l’objectif plus large et à long terme, de faciliter un changement de régime dans le pays.
De fait, suite à la défaite du parti conservateur Droit et Justice (PiS) aux élections polonaises de 2023, qui a conduit à la formation d’une coalition de gauche libérale pro-UE dirigée par Donald Tusk, Wojciech Przybylski, le rédacteur en chef de Visegrad Insight à la Fondation Res Publica – une ONG qui avait reçu d’importants fonds européens les années précédentes pour lutter contre le «recul démocratique» en Pologne (11) – a écrit un article célébrant la «fin de l’expérience illibérale polonaise» et le rôle-clé joué par la «pression de l’UE» et les «organisations de la société civile» comme Res Publica elle-même (12). Il s’agit d’un aveu explicite – voire d’une célébration – de l’ingérence étrangère dans le processus démocratique polonais.
La Pologne illustre également parfaitement comment l’insistance de la Commission européenne sur les valeurs et l’état de droit constitue, plus que tout, un prétexte commode pour cibler les gouvernements dissidents qui résistent à s’aligner sur l’autorité supranationale croissante de l’UE et son programme politique plus large, y compris sur des questions largement étrangères à l’état de droit, comme la politique économique et la politique étrangère. C’est pourquoi l’UE ignore volontiers les violations de l’état de droit lorsque des gouvernements pro-Bruxelles sont impliqués, tant qu’ils respectent la politique de l’Union sur les questions qui comptent vraiment.
Un an après son arrivée au pouvoir en Pologne, la coalition pro-UE dirigée par Donald Tusk a lancé une attaque sans précédent contre l’état de droit : elle a pris le contrôle des médias publics et du système judiciaire, mis à l’écart les normes constitutionnelles et porté atteinte à l’indépendance institutionnelle (13). Tout ceci a été accueilli dans le silence à Bruxelles, et même salué. La Commission européenne a même réagi en débloquant jusqu’à 137 milliards d’euros de fonds gelés, mettant en lumière l’hypocrisie de tout le débat sur l’état de droit.
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À suivre (dernier volet) : Le complexe de propagande UE-ONG : la militarisation de la «société civile»
Premier volet : La machine de propagande de l’UE – Intro
Deuxième volet : La machine de propagande de l’UE – Les sables mouvants du pouvoir budgétaire
Troisième volet : La machine de propagande de l’UE – Le budget, outil de l’impérialisme culturel
Quatrième volet : La machine de propagande de l’UE – De la promotion des «valeurs» à la propagande pro-UE
Cinquième volet : La machine de propagande de l’UE – Le budget, un levier puissant
Notes:
- Protecting European Values, EU Funding & Tenders Portal tinyurl.com
- For the European Identity, EU Funding & Tenders Portal tinyurl.com
- Grant and capacity support program to Hungarian civil society for the protection and promotion of EU values, EU Funding & Tenders Portal tinyurl.com
- Platform for challenging Euroscepticism, EU Funding & Tenders Portal tinyurl.com
- Networking, encounters and learning for anti-discrimination, EU Funding & Tenders Portal tinyurl.com
- Foresight on European Values and Democratic Security, EU Funding & Tenders Portal tinyurl.com
- Protecting European Values, EU Funding & Tenders Portal tinyurl.com
- Grant and capacity support program to Hungarian civil society for the protection and promotion of EU values, EU Funding & Tenders Portal tinyurl.com
- «Hungarian Sovereignty Protection Office flags another dangerous organization allegedly serving US interests», Daily News Hungary, 16 December 2024 dailynewshungary.com
- Veronika Móra, «Democratic backsliding and civil society response in Hungary», Ökotárs Foundation, July 2018 okotars.hu
- «Foresight on European Values and Democratic Security», EU Funding & Tenders Portal tinyurl.com
- Wojciech Przybylski, «Civil society, EU pressure and the end of Poland’s illiberal experiment», European Democracy Hub, 26 October 2023 europeandemocracyhub.epd.eu
- Artur Ciechanowicz, «Donald Tusk’s anti-democracy handbook», MCC Brussels, December 2024 brussels.mcc.hu
- Source : L’Éclaireur