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Mercredi, 27 Nov. 2024

Comment l’Europe s’apprête à déverser des milliards d’argent public en faveur des industries de l’armement

Auteur : Anne-Sophie Simpere | Editeur : Walt | Dimanche, 15 Avr. 2018 - 17h23

L’Europe, initialement pensée comme un vecteur de paix, se prépare à subventionner allègrement, et sans conditions, les marchands d’armes. Les industriels de l’armement, omniprésents à Bruxelles, sont en train d’obtenir la création d’un « fonds européen pour la défense », malgré l’absence de véritable politique commune en la matière. Le but : faire financer leurs recherches par l’Europe, sans contrôle sur la prolifération des armes ainsi développées, telles que des drones ou autres systèmes de combat autonomes. Retour sur un discret tour de force qui est en train de transformer, encore un peu plus, la nature du projet européen.

Le Parlement européen a approuvé le 13 mars une enveloppe d’un demi-milliard d’euros pour le développement d’équipements dans le secteur de la défense pour les deux années qui viennent (2019 et 2020). Ces subventions s’ajoutent aux 90 millions d’une « action préparatoire pour la recherche militaire », financée sur la période 2017-2019. Cette abondance de subventions européennes vers l’industrie de la défense n’est qu’un début : l’objectif annoncé est, à terme, la création d’un « fonds de défense européen » de 5,5 milliards d’euros par an pour « stimuler les capacités de défense européennes ». Et ce, à partir de 2021. Une manne d’argent public, pour développer drones de combats et autres systèmes d’armement dernier cri.

Comment en est-on arrivé là, alors qu’au début des années 2000 mobiliser des fonds publics européens pour le secteur militaire, au même titre que les aides aux agriculteurs ou aux régions défavorisées, aurait semblé scandaleux ? « Cela vient d’assez loin », raconte Laëtitia Sédou, chargée de programme du Réseau européen contre le commerce des armes (Enaat). « Les marchands d’armes ont commencé par la petite porte, en parlant de sécurité intérieure et de protection des frontières plutôt que de défense. Cela a été progressif. » Airbus, Thales, Safran ou l’italien Leonardo (ex Finmeccanica) obtiennent ainsi leurs premiers financements européens grâce au programme européen de recherche généraliste Horizon 2020, puis via un fond dédié à la sécurité intérieure. En 2016, un projet pilote d’1,4 million d’euros est lancé pour la recherche militaire. Financer l’industrie de l’armement devient acceptable.

Les lobbies de l’armement à la conquête de l’Europe

Ce changement de mentalité a exigé un investissement. Entre 2012 et 2017, le budget lobbying des dix plus grosses entreprises d’armement en Europe – dont Safran, Thales, Naval Group ou Airbus – a doublé, pour atteindre 5,6 millions d’euros. Ce chiffre, qui ne couvre que les dépenses déclarées, est très probablement sous-estimé. « Le lobbying commence aussi au niveau national. Dassault ou Thales ont de bons contacts avec le gouvernement français », précise Bram Vranken, de l’ONG pacifiste belge Vredesactie. « Il y a aussi les salons de l’armement, la participation à des conférences. Le secteur s’est créé un solide réseau d’influence. » Un réseau qui lui permet de participer très activement à la définition des politiques européennes.

La feuille de route pour le lancement des premiers fonds pour la défense est largement inspirée du rapport d’un « groupe de personnalités » créé en 2015. Sept de ses seize membres sont des représentants de l’industrie, tandis que deux viennent d’instituts de recherche privés qui pourraient bénéficier des financements. Le groupe est présidé par la Polonaise El?bieta Bie?kowska, Commissaire chargée du marché intérieur, épinglée pour son penchant pour les intérêts des entreprises [1]. Le seul député européen représenté est l’Allemand Michael Gahler (CDU), président du Groupe Kangourou, un groupe de pression favorable à la libéralisation des marchés et aux industriels.

Des projets subventionnés à… 125 %

Le rapport de ce groupe de personnalités préconise un soutien renforcé à la compétitivité du secteur via un programme de financement, celui-là même qui est en train d’être mis en place aujourd’hui. Pour Bram Vranken, « Les industriels sont présents à toutes les étapes du processus. Pour élaborer l’action préparatoire, la Commission a rencontré au moins 36 fois les entreprises d’armement ». Dans le plan d’action pour la défense de la Commission, on retrouve les recommandations de l’Association des industries aérospatiales et de défense de l’Europe (ASD), présidé par Eric Trappier, PDG de Dassault. L’ASD n’a pas trouvé le temps de répondre à nos questions, mais l’association semble satisfaite de la dernière proposition de règlement élaborée par la Commission.

Le secteur militaire est ainsi en train d’obtenir des millions qui devraient devenir des milliards, avec des modalités de financement totalement à leur avantage. « Ils bénéficient de subventions à hauteur de 125 % : 100 % du projet plus 25 % de frais administratifs. Même les ONG humanitaires devant faire face aux pires des catastrophes n’ont pas de financements aussi avantageux », constate Laëtitia Sédou.

Des programmes pilotes sur les armements robotisés

Concernant le type d’armes financées, à ce jour, seules les armes de destructions massive, les armes et munitions interdites par le droit humanitaire international, comme les mines antipersonnel, les armes incendiaires et les armes totalement autonomes – des robots qui pourraient prendre la décision de tirer sans intervention humaine – seraient exclues. Le projet pilote et l’action préparatoire se concentrent largement sur les drones et les systèmes robotisés qui gardent une part d’intervention humaine. « Toutes les nouvelles recherches se font en matière de robotisation : on veut autonomiser les armements. Ça va passer par ces sources de financement », considère Tony Fortin, de l’Observatoire des armements.

L’un des premiers projets financé, Ocean 2020, permettra par exemple à Safran de tester ses drones Patroller en milieu maritime. Des drones que l’entreprise pourrait bientôt exporter, mais « vitaminés », c’est-à-dire armés. Parmi ses clients potentiels : l’Égypte, pourtant placée sous embargo par l’UE, mais qui reste l’un des plus gros clients de la France en termes de ventes d’armes.

La prolifération, suite logique du développement des armes

Car le régime d’exportation reste totalement aux mains des États membres. « Les Allemands sont peut être davantage prêts à en discuter, mais la France ne veut aucune intégration sur le contrôle des exportations », estime Bram Vranken. La ministre des Armées Florence Parly ne cesse de le répéter : les exportations sont vitales pour l’industrie. « L’objectif d’exportation est dans la proposition législative. Ils veulent une industrie « compétitive au niveau mondial » », prévient Laëtitia Sédou. Le gouvernement français, qui sait se montrer plus libéral que d’autres sur certaines exportations d’armement, souhaite conserver sa grande marge de manoeuvre (lire notre enquête : Mirages 2000, chars Leclerc, canons Caesar : la France et ses entreprises, fournisseurs officiels de la guerre au Yémen).

De même, les brevets issus des recherches financées grâce à l’argent européen resteront vraisemblablement aux mains des industriels. Qui pourront donc décider de transférer ces technologies à leurs clients. A l’image de Naval Group, dont le principal actionnaire est l’Etat français, qui partage actuellement les plans de ses sous-marins et équipements avec le Brésil.

Les entreprises de la défense ont donc réussi à négocier des subventions publiques tout en évitant un contrôle européen sur l’usage des équipements militaires développés ou la diffusion des brevets, qui pourraient être amenés à se propager à travers le monde, contribuant à un contexte d’instabilité dont les industriels de l’armement affirment justement vouloir nous protéger.

L’Union européenne : troisième budget militaire du monde

Côté Commission européenne, on met en avant l’intérêt économique du fonds pour la défense : une meilleure coopération permettra de rationaliser les dépenses en évitant leur dédoublement. « Sauf que dans la proposition actuelle, les critères de coopération sont assez faibles : il n’y a besoin que de trois entreprises dans deux pays différents. Les coopérations bilatérales de ce type existent déjà »,relève Laëtitia Sédou, du Réseau européen contre le commerce des armes. Les entreprises de l’armement s’associent déjà dans le cadre de projets industriels ad hoc, que ce soit au niveau européen ou avec des pays tiers.

Toujours pour Laëtitia Sédou, « l’UE aurait pu se contenter de faciliter les coopérations, sans injecter d’argent elle-même, comme le proposent les Verts. » Les budgets de défense européens avaient-ils besoin de nouvelles subventions ? En 2016, le budget militaire cumulé des États membres de l’UE était le troisième au monde (derrière les États-Unis et la Chine). Il représente trois fois et demi celui de la Russie (246,3 milliards contre 69,2 milliards de dollars).

« On donne de l’argent aux industriels, mais sans stratégie »

Quid d’une politique européenne de la Défense ? « Avec le fond pour la défense, on nous explique qu’en commençant par une coopération industrielle, la coopération politique va suivre, analyse Laëtitia Sédou. Mais ça ne marchera pas, surtout dans un domaine aussi sensible que la défense. On nous a vendu la même logique dans les années 80 : il fallait d’abord un marché commun, pour que le volet politique – les règles sociales et fiscales – s’harmonisent par la suite. A part dans quelques secteurs marginaux, ça n’a pas été le cas ».

Aujourd’hui, « l’Europe de la défense » qu’Emmanuel Macron appelle de ses vœux semble effectivement une perspective assez lointaine. De sérieuses divergences persistent entre l’Allemagne et la France, que ce soit sur les questions de budget ou d‘exportations. Devant l’Assemblée nationale, Florence Parly s’inquiétait récemment des nombreuses règles et contraintes que le nouvel accord de coalition en Allemagne pourrait instaurer pour l’exportation de matériel militaire. Ces règles risqueraient d’entraver la vente d’équipements coproduits avec Berlin. Par ailleurs, de nombreux États restent attachées aux garanties américaines de sécurité apportées par l’OTAN, qui aspire à rester l’espace de coopération en matière de défense.

Côté français, même si on tient un discours d’intégration à Bruxelles, la dernière Revue stratégiqueconfirme une volonté de préserver la souveraineté nationale dans le domaine militaire : « Notre autonomie stratégique demeure un objectif prioritaire de notre politique de défense. (…) La France doit conserver sa capacité à décider et à agir seule pour défendre ses intérêts. » Le discours est plus européanisant quand il s’agit d’obtenir des subventions pour les industries. « Il n’y a pas de politique de défense commune, les interventions à l’étranger ne font pas l’objet de consensus entre États, et rien n’indique que cela va évoluer. On se contente de donner de l’argent aux industriels, mais sans vision à long terme, sans stratégie. », résume Bram Vrankende, de l’ONG Vredesactie.

Environnement et climat sacrifiés au nom des financements militaires ?

Résultat : alors que l’UE va perdre environ dix milliards d’euros par an avec le départ des britanniques, les industriels de la défense devraient récupérer des milliards avec le prochain budget pluriannuel. De quoi soulever des questions sur les compromis qui seront négociés. Dans quels budgets coupera-t-on pour financer la recherche militaire ? Une note du gouvernement français publiée en décembre 2017 place la sécurité et la défense en tête de ses priorités, tandis des voix s’élèvent déjà pour s’inquiéter de la disparition du climat et de l’environnementdans les discussions.

Côté mobilisations, plus de 140 000 citoyens ont signé une pétitionpour s’opposer au financement des armes par l’Europe. Plusieurs chercheurs se sont engagés publiquement contre l’utilisation des fonds publics à des fins militaires. Face à la montée en puissance des lobbies de l’armement et leurs discours sécuritaires, la bataille ne fait que s’engager.

Photo d'illustration: sur le salon de l’armement Eurosatory, en 2010 (CC AMB Brescia).

Note:

[1] El?bieta Bie?kowska serait la Commissaire européenne ayant la plus importante proportion de réunions avec le secteur industriel, soit 86,9%.


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