Les vitraux de la colère, par Lucien Persignac
L’Oracle élyséen a parlé et Mgr Ulrich, l’archevêque de Paris, aurait donné sa bénédiction, probablement d’un coup de goupillon : l’artiste peintre contemporaine Claire Tabouret, que vous ne connaissez sans doute pas, pas plus que je ne la connaissais moi-même avant ce soir, a été choisie pour réaliser le programme iconographique des vitraux qui doivent remplacer à Notre-Dame une partie de ceux que Viollet-le-Duc y a fait installer au XIXe siècle.
Emmanuel Macron, en effet, n’en a pas fini avec la cathédrale la plus célèbre au monde : après avoir réuni dans sa nef, à l’occasion de sa réouverture, tout ce que la caste compte de politiques, de financiers et de stars plus ou moins ringardes, tout en maintenant le peuple le plus éloigné possible, derrière des barrières ou des télévisions, il tient absolument, dans un ultime caprice, à laisser sa pauvre trace sur ce bâtiment millénaire. Et si nous ne l’acceptions pas ?
Les grands travaux présidentiels
Il était d’usage sous l’Ancien Régime que les souverains expriment leur magnificence, vertu éminemment princière, à travers de vastes chantiers palatiaux, dont le résultat devait éblouir les contemporains, comme les générations à venir, pour mieux faire ressortir la gloire immortelle de leurs commanditaires. Comme le rappelait Colbert à Louis XIV dans une lettre de 1663 : « Votre Majesté sait qu’à défaut des actions éclatantes de la guerre, rien ne marque davantage la grandeur et l’esprit des princes que les bâtiments ; et toute la postérité les mesure à l’aune de ces superbes maisons qu’ils ont élevées pendant leur vie ». Le monarque prit son ministre au mot : il guerroya beaucoup, mais il fit aussi construire Versailles.
Enorgueillis par leur élection au suffrage universel et soucieux de laisser après-eux un signe de leur passage au pouvoir un peu plus imposant et durable que leur petite personne vouée à redevenir poussière, les Présidents de la Ve République renouèrent avec la tradition bâtisseuse des rois d’autrefois. Il faut reconnaître au général De Gaulle le mérite de s’en être abstenu. Il n’en avait pas besoin : la gloire et la grandeur de sa destinée se conjuguaient avec l’Histoire. Tel ne fut pas le cas de ses successeurs, qui n’eurent jamais la même envergure. Georges Pompidou fut le premier à se lancer dans l’aventure : à peine élu Président, il programma, en 1969, la construction du Musée national d’Art contemporain, qui devint à titre posthume, lors de son inauguration en 1977, le Centre Georges Pompidou. Valéry Giscard d’Estaing, qui emprunta le même chemin, n’eut pas autant de chance : il décida bien la transformation de la gare d’Orsay en Musée et la construction de l’Institut du Monde Arabe, mais ils furent inaugurés sous le premier septennat de François Mitterrand qui s’en arrogea tout le mérite.
Rongé par la maladie et aspirant à cette parcelle d’éternité que ses seules qualités ou son bilan politique ne lui auraient sans doute pas permis d’acquérir, ce dernier multiplia dans Paris les chantiers présidentiels, profitant de quatorze interminables années passées au pouvoir. Il y eut la Cité des Sciences, le Grand Louvre et la Pyramide, le Ministère des Finances à Bercy, la Grande Arche de la Défense, l’Opéra Bastille, la Cité de la Musique, la Bibliothèque Nationale de France… L’argent public se déversa à flots sur les cabinets d’études, les bureaux d’architectes et les entreprises du bâtiment. De l’or coulait des bétonnières. Il appartint enfin à Jacques Chirac de clôturer plus modestement ce cycle avec le Musée du quai Branly, qui devait abriter ces « arts premiers », dont il nous expliquait, entre deux Corona glacées, combien ils étaient chers à son cœur.
Détruire ou reconstruire ?
Puis les pelleteuses se turent et la poussière retomba. Le temps n’était plus aux grands travaux. Les Français s’étaient lassés. Les caisses étaient vides. Les Présidents-croupions du passage au quinquennat n’eurent plus les moyens ni le temps de voir grand et loin. Nicolas Sarkozy, puis François Hollande après lui, firent l’amère expérience de présidences bâclées, ébranlées par l’impopularité : à peine élus, déjà repartis. Malgré sa réélection, Emmanuel Macron semblait se résigner à son tour à ne rien construire. Mieux, aux dires de certains analystes sans doute malintentionnés, il semblait au contraire emprunter une voie nouvelle, inédite, originale, disruptive, en un mot géniale, celle de la destruction, destruction de l’école et de l’hôpital, destruction de l’Etat et de la cohésion sociale, destruction de la France et de son influence internationale, du moins jusqu’à cette nuit du 15 avril 2019, où Notre-Dame brûla.
La destruction tragique de Notre-Dame offrit à Jupiter non seulement l’occasion inattendue de renouer avec les chantiers de ses prédécesseurs en se faisant, pour une fois, reconstructeur, mais aussi l’opportunité incroyable d’associer à jamais son nom à la cathédrale la plus célèbre au monde, de partager, en y imprimant sa marque, un peu de son éternité. Les cendres étaient encore fumantes qu’il annonçait en effet, tonitruant, qu’il rebâtirait Notre-Dame en cinq ans en y intégrant « un geste architectural contemporain ». Il n’en fallut pas plus pour stimuler, après des années de frustration, les esprits fertiles des architectes, qui multiplièrent les projets avant même l’ouverture officielle d’un concours. On assista à une saine émulation dans l’imbécillité : on nous promit une cathédrale babylonienne, tout en serres et en jardins suspendus, une cathédrale en forme de terrasse panoramique, une cathédrale de verre, façon autocuiseur solaire… On s’excita aussi beaucoup sur la flèche, qui s’était effondrée dans le brasier : devait-elle devenir une flèche-laser, caressant le ciel de ses rayons cosmiques, une flèche rucher abritant le bourdonnement de la vie, une flèche en flammèches d’or au goût exquis ?
Il fallut tout le courage des conservateurs du Patrimoine et de l’architecte en chef des monuments historiques Philippe Villeneuve pour s’opposer avec fermeté à ce déferlement de sottises et prôner une reconstruction à l’identique à laquelle Emmanuel Macron finit par se ranger en juillet 2020. Il est vrai qu’une sourde hostilité commençait à monter chez les Français contre le « geste architectural » présidentiel. L’affaire aurait pu en rester là, mais c’était sans compter avec un Président têtu, qui ne démordait pas de son geste, fût-il ramené à l’expression d’une simple trace.
Macron vs Viollet-le-Duc
Le geste refit surface le 8 décembre 2023, lors d’une visite du chantier de la cathédrale. Le Président annonçait en casque, blouse et bottes de chantier que les vitraux de six des sept chapelles du bas-côté sud de la cathédrale, pourtant épargnés par l’incendie, seraient remplacés par des œuvres contemporaines. La querelle reprit de plus belle.
Peu importe, en effet, au Président, que ces vitraux du XIXe siècle aient été conçus par Viollet-le-Duc et fassent partie du dispositif savant qu’il avait alors mis en place pour restituer l’atmosphère médiévale de la cathédrale. Peu importe aussi qu’ils soient classés monuments historiques. Peu importe enfin que ce projet contrevienne au code du patrimoine et à toute la doctrine établie et suivie de longue date en matière de restauration des monuments, que la Commission nationale du patrimoine et de l’architecture ait émis un avis défavorable à son encontre, ou qu’une pétition pour en demander l’abandon, lancée par la Tribune de l’Art, ait à ce jour réuni plus de 240 000 signatures. Macron s’obstine. Il en fait manifestement une affaire personnelle. Il veut passer en force, comme toujours.
Toute cette affaire me paraît se résumer à deux questions. La première est une question de spécialistes. Comment, jusqu’à quel point, avec quelles précautions, dans quel but, introduire du contemporain dans du patrimoine ancien ? Je n’ai pas d’avis définitif sur la question, quand je pense aux jeux de lumière extraordinaires des vitraux de Pierre Soulages dans l’abbatiale de Conques, mais il me semble malgré tout que l’opinion a largement tranché en faveur d’une restauration à l’identique de Notre-Dame. La seconde concerne le comportement du Président de la République, cette volonté indécente de s’approprier, envers et contre tout, Notre-Dame pour tenter d’y laisser sa marque en espérant recevoir en retour quelques parcelles de son éternité. De quel droit un Président dont l’impopularité est abyssale, au point que 76% des Français le considèrent comme un mauvais président, peut-il penser un seul instant qu’il puisse décider seul de bouleverser l’ordre et la paix séculaires de notre cathédrale ? Notre-Dame ne lui appartient pas et ne lui appartiendra jamais. Elle est en revanche notre mère, notre bien commun à toutes et tous, notre patrimoine. Sans état d’âme, je vote Viollet-le-Duc. Ouste le geste vitreux !
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Les vitraux tout neufs de Notre-Dame de Paris : Macron impose sa vision artistique
Décidément Emmanuel Macron n'en fait qu'à sa tête : un discours à l'intérieur de Notre-Dame de Paris et de nouveaux vitraux qui ne servent qu'à marquer sa volonté personnelle dans un lieu consacré. Un détail : l'enquête sur les causes de l'incendie de la cathédrale n'a toujours pas abouti…
La rénovation de Notre-Dame critiquée pour son entre-soi artistique.
Claire Tabouret a été choisie, avec l’atelier Simon-Marq, pour créer les cartons de six nouveaux vitraux de Notre-Dame de Paris moyennant la modique somme de trois millions d’euros. Ainsi en a décidé le comité artistique de vingt spécialistes sous la présidence de Bernard Blistène, ancien directeur du centre Pompidou et du musée d’Art moderne. Ce projet a été défendu conjointement par le président de la République et l’archevêque de Paris.
Sur le site de l’Élysée est précisé : « Ce choix et la poursuite du projet marquent le soutien de l’Etat à la création artistique et la confiance accordée à une artiste reconnue. » [Est-il nécessaire de « faire confiance » à une artiste archi reconnue ?]
Son projet respecte le programme figuratif choisi par le diocèse de Paris sur le thème de la Pentecôte. A partir de la passation du marché par l’établissement public Rebâtir Notre-Dame de Paris, six mois d’étude sont prévus. Le projet sera présenté pour avis à la Commission nationale de l’architecture et du patrimoine [NLDR : La même qui s’y était unanimement opposée. Autrement dit, c’est un geste purement formel. Le président se passera de son avis quel qu’il soit.] Ensuite la réalisation durera environ un an et demi.
L’entre-soi du marché de l’art
Claire Tabouret, qui vit et travaille à Los Angeles, est régulièrement exposée :
- au Centre Pompidou, construit sur les plans de Renzo Piano et dont Bernard Blistène a été le directeur, au Lacma à Los Angeles (dont une aile a été conçue par Renzo Piano),
- au Château Lacoste (dans un minimusée creusé dans le sol par Renzo Piano),
- à la Collection Pinault dans les locaux du Palazzo Grassi et à la Biennale de Venise. Cette dernière exposition était organisée par Chiara Parisi, directrice du Centre Pompidou Metz, et Bruno Racine qui a été président du Centre Pompidou à Paris, aujourd’hui directeur du Palazzo Grassi et de la Punta della Dogana (deux propriétés de François Pinault).
François Pinault a donné 100 millions pour la réfection de Notre-Dame de Paris. Le choix d’une artiste de sa collection ne peut que lui apporter de la plus-value. Une façon pour Emmanuel Macron de remercier un généreux donateur. Christie’s, dont François Pinault est propriétaire, vient de vendre un tableau de Claire Tabouret 75 600 $ le 18 décembre 2024, jour même de l’annonce du choix de cette « artiste » par l’Élysée pour les nouveaux vitraux de Notre-Dame. Pure coïncidence.
« Je crois que les « traders » en art, ce ne sont rien d’autre que trois ou quatre galeries américaines, deux galeries françaises, deux grandes maisons de vente et un ou deux soi-disant mécènes collectionneurs. Ce qui est gravissime, c’est que les pouvoirs publics acceptent non seulement de montrer ces « œuvres », mais de les valoriser par le prestige des lieux où elles sont exposées. » Jean Clair
par Jacqueline - Le Média en 4-4-2
- Source : Le Courrier des Stratèges