Les néoconservateurs français tombent le masque
La dernière note de l'Institut Montaigne, dressant la perspective d'un morcellement de la Russie, est du discours néoconservateur américain pur jus. Belle stratégie d'entrisme des résaux américains les plus jusqu'auboutistes. Cette publication est une faute à double titre: elle encourage la paresse intellectuelle d'un certain patronat français au moment où l'Union Européenne est la grande perdante économique de la mutation en cours. Elle bloque le débat sur les options de la politique française. En tout cas les milieux dirigeants français sont incités à vivre dans une réalité parallèle. Le réveil sera dur.
La plus récente des notes de l’Institut Montaigne, signée Bruno Tertrais, a pour titre “La Chute de la Maison Russie”.
“Cent ans exactement après la naissance de l’Union soviétique, le 30 décembre 1922, nous allons peut-être assister à sa deuxième mort : la tentative de M. Poutine de reconstituer autour de la Russie une sphère l’influence privilégiée est en train de tourner à la catastrophe. Et cette catastrophe ne fait peut-être que commencer. Car on voit de moins en moins bien comment la Russie pourrait sortir par le haut de son aventure ukrainienne“
Il n’est pas nécessaire d’être un expert en géopolitique pour suivre le fil de l’article: la Russie va perdre la guerre en Ukraine; Vladimir Poutine n’a le choix qu’entre la radicalisation et la chute.
Un des porte-paroles du néo-conservatisme français
Bruno Tertrais est directeur de la Fondation pour la Recherche Stratégique. Il l’a toujours mollement nié: mais il est l’un des pourvoyeurs français en points de vue néoconservateurs, au moins depuis la guerre d’Irak de 2003.
Son article se déploie dans une vision passablement désincarnée, très caractéristique du discours néocon. A part le fait d’affirmer que la Russie n’arrive plus à “stabiliser” sa périphérie proche (crise du Haut-Karabakh) et des affirmations sans preuve sur les dysfonctionnements de l’Espace Economique Eurasiatique, l’auteur ne parle jamais de la grande mutation géopolitique en cours: renforcement accéléré des liens avec l’Inde, la Chine et l’Iran, rapprochement avec l’Arabie Saoudite. On aimerait bien aussi, par exemple, que Tertrais nous parle des relations complexes entre la Russie et la Turquie (membre de l’OTAN, qui donne pourtant beaucoup de fil à retordre à l’Alliance).
Il n’y a rien non plus sur la guerre en Ukraine. Si la Russie est en train d’y perdre la guerre, que dire de l’armée ukrainienne alors, avec ses pertes gigantesques (10 000 hommes tués dans la région de Kherson en août septembre; 10 000 dans la région de Bakhmout depuis quelques semaines; plus de 100 000 tués depuis la fin février); avec la perfusion d’argent et d’armes occidentales; avec son incapacité à arrêter les frappes russes sur les infrastructures électriques, détruites à 50%?
Une russophobie sans pudeur
En réalité, Tertrais ne fait pas de la géopolitique, il a son doctorat en russophobie. Un florilège à la fois risible et pathétique:
La culture politique russe contemporaine est marquée par une alliance de fait entre les hommes des services de sécurité (les siloviki) et ceux du crime organisé. Le comportement de l’armée en est une incarnation, encore plus forte de par la structure même des forces armées russes : des soldats souvent livrés à eux-mêmes du fait de la faiblesse du corps des sous-officiers, et des officiers dont la culture militaire a été forgée par les opérations de “contre-terrorisme” en Tchétchénie (1999-2009), ou plus récemment en Syrie : un déchaînement de violence aveugle dénué de toute préoccupation morale.
Heureusement que Bruno Tertrais a le critère sélectif! Parce que l’alliance des services de renseignement et de la corruption des élites appliquée aux Etats-Unis d’Amérique….Mais non, son truc, c’est la haine de la réalité russe. L’article tend vers des scénarios où la russophobie est de plus en plus concentrée:
“Quant aux scénarios, le moins défavorable serait celui de l’Allemagne après 1945. Après le Götterdämmerung, la Stunde Null : le choc et le traumatisme, suivis de l’introspection et de la guérison. Mais [la Russie] n’a pas la tradition d’État de droit, même parsemée d’interruptions, qui était celle de l’Allemagne de l’époque. Sans compter qu’il sera difficile de lui faire subir un Nuremberg. Et qu’elle ne sera pas placée sous la tutelle d’un protecteur bienveillant…
Plus probable, donc, voici le scénario nord-coréen : l’enfermement et la radicalisation d’une Russie-forteresse, dans lequel Poutine ou ses successeurs maintiendraient la population du pays dans un état de guerre permanent. (…)”
Attendez, ce n’est pas fini:
“Un cran au-dessus dans l’échelle du pessimisme, la Russie deviendrait pour les plus inquiets une sorte de Mordor (“pays noir”), une contrée désolée dans laquelle les forces du mal préparent leur revanche et la reconquête de la Terre du Milieu. Cet ensauvagement de la Russie est déjà à l’œuvre, disent les amateurs de J. R. R. Tolkien, qui comparent déjà le comportement des militaires russes à celui des Orcs, ces soldats mi-bêtes mi-humains qui ne connaissent aucune limite dans l’horreur. Exagération ? Pas tant que cela si l’on réalise que la Russie se vide depuis dix ans de ses cerveaux les plus brillants et, de plus en plus, de ses classes moyennes. Or la société russe s’est criminalisée“.
Vous n’êtes pas sur le fil Telegram d’Ukrainiens déjantés! Vous êtes en train de lire une publication du très établi Institut Montaigne:
Plus on avance dans la lecture, plus on fait des découvertes:
“La Russie de ce nouveau “temps des troubles” (smutnoye vremya, l’anarchie du début du 17ème siècle) pourrait-elle, à l’extrême, ressembler à la Somalie des années 1990, dans laquelle les milices et les gangs feraient la loi, leur vivier de recrutement alimenté par le retour de conscrits amers, dont nombre d’anciens prisonniers ?”
En fait, tout doit mener au paroxysme “néocon”:
“Le scénario somalien serait aussi celui de l’éclatement de la nation-empire russe. Si la “verticale du pouvoir” édifiée par M. Poutine était détruite, comment imaginer le maintien d’un État trente fois plus grand et dix fois plus peuplé ?
Aux États-Unis et en Europe, le même débat qu’il y a trente ans renaîtrait : faudrait-il préférer la dissolution du pays et son affaiblissement (le vice-président Dick Cheney), ou sa pérennité au vu de son statut nucléaire (le Secrétaire d’État James Baker)?
Néoconservatisme à la française
En fait, il faut remercier Bruno Tertrais, parce qu’il nous révèle, avec une bonne touche de naïveté, la structure du néoconservatisme américain et atlantiste: une forte dose d’irrationalité venant alimenter un très brutal projet de pillage et de destruction d’Etats souverains. Tertrais cite Brzezinski, Dick Cheney….
Il pourrait nous dire aussi qu’il apporte sa contribution à une offensive néo-conservatrice bien orchestrée.
On se reportera par exemple, ces jours-ci, au “policy memo” de Luke Coffey pour le Hudson Institute qui enjoint aux Occidentaux de se préparer “à l’effondrement final de l’Union Soviétique et à la dissolution de la Fédération de Russie”. Toute la construction de l’article de Tertrais fonctionne sur la même idée: détruire définitivement l’URSS – qui existerait encore – et démanteler l’Etat russe.
Ou bien à un article publié sur Euractiv, co-signé par Anna Fotyga, député polonais au Parlement européen et ancien ministre des affaires étrangères de son pays, et Batu Kutelia, ancien ambassadeur de Géorgie aux États-Unis et secrétaire adjoint du Conseil national de sécurité de Géorgie. On y entend parler de l’effondrement inévitable de la Russie.
Ceux que cela intéresse prendront le temps de comparer les trois textes. Mêmes éléments de langage, même haine, non seulement de Vladimir Poutine mais de la réalité russe. Pour ces auteurs, la Russie ne devrait pas exister.
On comprend bien le contexte de ces publications: le Pentagone pousse à une négociation qui permette de préserver un Etat ukrainien pas trop rabougri. Les néoconservateurs sont jusqu’au-boutistes et ils ont tout fait pour couvrir, ces dernières semaines les voix américaines qui pensent que la raison d’Etat états-unienne devrait conduire à trouver un compromis avec la Russie avant que cette dernière ait définitivement marqué son territoire en s’installant de Kharkov à Odessa. Ce sont des arguments qui portent: on n’a pas suffisamment dit qu’un certain nombre d’élus républicains n’étaient pas présents pour écouter Zelenski lors de son intervention devant le Congrès. Et le parti républicain est profondément tiraillé sur cette question.
Il y a aussi la crainte des milieux néoconservateurs de voir les opinions européennes flancher. Bruno Tertrais et l’Institut Montaigne se joignent au choeur des néocons des deux côtés de l’Atlantique.
Double faute politique de l'Institut Montaigne
On est malgré tout étonné de voir l’Institut Montaigne se fourvoyer dans l’impasse néo-conservatrice à ce point. Et c’est d’autant plus dommageable que la voix de l’Institut compte aussi bien auprès des grands patrons français que dans le système de pouvoir macronien.
J’ai connu l’Institut quand Laurent Bigorgne en était directeur. J’y ai fait partie de groupes de travail et publié sur l’enseignement supérieur. La ligne dominante était clairement néolibérale mais il y avait encore de la place pour d’autres points de vue. Laurent Bigorgne, avec sa subtilité et son immense force de travail (poussée jusqu’au “workaholism” comme l’ont montré les circonstances de sa démission) savait diriger des orchestres complexes.
On avait bien remarqué l’influence réelle – certains diront croissante – de Bruno Tertrais sur les points de vue géopolitiques de l’Institut. Mais là, on n’est plus dans l’influence; on est dans la propagande pure et simple.
C’est doublement une faute politique de la part de l’Institut.
D’abord parce que le patronat français, qui finance largement l’Institut, aurait besoin qu’on remette en cause son atlantisme bon teint, qui lui a permis jusqu’ici de se couler dans la mondialisation comme dans une rente – là où les élites américaines, britanniques, allemandes ou italiennes ont eu, dans l’économie ouverte et tournant autour d’un axe sino-américain, une attitude de conquérants.
Ensuite parce qu’au sein du système macronien, il faudrait faire entendre des voix qui appuient les velléités présidentielles d’aller vers une négociation avec la Russie.
Il n’y a pas besoin d’être gaulliste pour constater que l’économie européenne va se tirer très mal de l’effet en boomerang des sanctions russes. Au lieu de faire entendre une voix nuancée, appelant à faire de l’Union Européenne l’acteur d’une médiation, l’Institut Montaigne se joint au choeur des jusqu’au-boutistes. On ne peut pas imaginer plus contre-productif.
Contrairement à ce que dit Bruno Tertrais, le reste du monde prend ses distances avec l’attitude des Etats-Unis et de l’Union Européenne. L’accueil très chaleureux que Xi Jinping a réservé à Dimitri Medvedev ou la dernière conversation téléphonique entre Poutine et Modi, qui a confirmé le resserrement des liens économiques entre la Russie et l’Inde, devraient faire réfléchir. Quelle place y aura-t-il pour les entreprises françaises dans le nouvel espace eurasiatique?
Nous sommes à un moment où le rôle d’un think tank français proche du patronat serait de ramener tout le monde sur terre, dans l’intérêt bien compris de l’économie française. Avec la prise en main néoconservatrice des analyses géopolitiques à l’Institut Montaigne, on va malheureusement en sens opposé.
- Source : Le Courrier des Stratèges