Rapport de situation sur l’évolution stratégique de l’invasion de Koursk
La situation stratégique évolue fortement ; l’invasion et le maintien kiévien à Koursk, la rétractation du front ukrainien dans le Donbass, l’élection de D. Trump, l’avertissement Oreshnik, la relance de la guerre au Moyen Orient et l’effondrement syrien, ont des conséquences sur la Russie. Tentons donc d’étudier divers événements isolément avant de les intégrer dans une analyse globale à venir. Comme toujours, il s’agit d’une réflexion à partir de sources ouvertes, en essayant de se garder au maximum des biais courants et des manipulations diverses. Après le cas syrien continuons par l’étude de l’invasion de la région de Koursk.
Seconde bataille du saillant de Koursk ou bien « bataille des bosses » ? [1]
L’invasion d’une partie de l’Oblast de Koursk (1200 km² lors de son expansion maximale, un tiers mi-janvier 2025) a surpris. Il est désormais possible de proposer une analyse.
Mais en premier lieu, il convient de revenir sur de nombreux commentaires faisant référence à l’Histoire de la 2ème Guerre Mondiale.
- Par rapport à la première en 1943, cette seconde bataille de Koursk diffère en ce que l’Ukraine kiévienne n’est pas dans la situation du IIIème Reich, étant adossée à des États otaniens alliés (même si des arrière-pensées pourraient permettre des changements drastiques sous certaines conditions, non réunies pour l’instant)[2]. Il n’y a donc pas la pression d’un second front.
- En outre, la puissance économique étatsunienne compense les pertes (on peut considérer que l’armée ukrainienne de 2022 a disparu) au lieu de jouer contre Kiev. Toutefois, on peut considérer que Kiev aujourd’hui, comme Berlin jadis, sont soumis à un temps qui est maîtrisé par les USA.[3]
- Enfin, hormis la localisation, l’offensive kiévienne ne se compare pas à celle des Allemands dans la même région en 1943, mais plutôt à celle des Ardennes en 1944[4]. Parmi les similitudes on notera la capacité de créer une surprise stratégique, la capacité de reconstituer secrètement un important potentiel mécanisé blindé, la volonté d’exploiter un succès militaire partiel pour entreprendre des négociations après ré-création d’une zone tampon ; et bien sûr, in fine, l’échec, après un temps de réaction des défenseurs.
Qu’allaient-ils faire dans cette galère ? L’explication politico-médiatique
Les motivations de cette offensive et de son maintien étaient incertaines : capture de la centrale nucléaire (mais celle de Zaporodje est déjà sous le feu et un chantage officiel aurait desservi l’image de Kiev), capture du nœud d’approvisionnement gazier (mais la décision de couper le transit a été prise en décembre 2024), « pari » médiatique.
La dernière hypothèse semble la plus crédible.
Alors que le Donbass est grignoté par les forces de la Fédération de Russie, cette capture d’une partie du territoire russe a surpris et permis de mettre en avant un résultat positif et spectaculaire, bien que vain à moyen terme. Cette stratégie médiatique contre-productive militairement n’est pas une première (Cf. Bakhmut). L’offensive réussie (temporairement) devait effacer le souvenir de la calamiteuse offensive de l’été 2023, qui a miné la confiance occidentale et conduit à une réduction des transferts d’équipements (98 blindés donnés au lieu de 430 l’année précédente).
On peut penser que cette posture de Kiev vise à forcer la décision de l’administration Biden (ce sera effectif avec l’autorisation d’emploi des armes à longue portée) et à préparer l’arrivée de Donald Trump en lui fournissant d’éventuels objets de négociation territoriale. L’équivalent de quatre brigades a été brûlé sur place (soit l’équivalent de l’effectif initial engagé) et plus de sept sont engagées, qui auraient été bien utiles sur front du Donbass. On peut avancer que la guerre positionnelle est considérée comme délivrant un mauvais rendement médiatique (ça bouge lentement) et que les unités envoyées à Koursk auraient été consommées de toutes façons dans le Donbass ; si l’on admet qu’il est impossible de le tenir, le sacrifice de ces forces dans une action « médiatiquement positive » et diplomatiquement exploitable peut s’entendre.
Militairement, il est probable que l’espoir était de briser la dynamique russe dans le Donbass en créant un nouveau point de tension mobilisant des effectifs au Nord. Cela n’a pas été le cas.
L’explication militaro-stratégique, cannibalisation et pompiers
Apparemment insensée et vouée à un échec coûteux en bonnes unités, cette décision reposait donc sur des considérations plus rationnelles qu’il n’y paraît.
D’un point de vue strictement militaire, Kiev (encore que la marque des conseillers Anglo-saxons est partout) doit gérer une asymétrie défavorable. Après avoir souffert d’une infériorité numérique marquée (qui a permis le succès de l’offensive kievienne dans la région de Karhov en 2022) l’armée russe a su se réorganiser et mobiliser de manière à exploiter sa supériorité globale et constituer des supériorités numériques locales. Avec une menace de drones, d’artillerie et de missiles de précision omniprésente, il n’est plus possible de constituer des concentrations de troupes pour des offensives mécanisées de masse « à l’ancienne ». En revanche, l’infiltration puis la saisie des objectifs requièrent de pouvoir alimenter en permanence le front avec des effectifs de réserve, engagés progressivement et dans la durée.
La stratégie russe consiste à sonder la ligne de contact pour déceler les points faibles et y porter son effort, alors que Kiev doit tenir sur toute l’étendue de son territoire, ce qui la condamne à une posture passive/réactive. Si la résistance ukrainienne se durcit, Moscou change simplement de zone. Cette multiplication des zones de menace (Cf. Brussilov 1916, c’est aussi la stratégie britannique par opposition à la volonté de concentration décisive des Étatsuniens) impose des mouvements continus des réserves ukrainiennes, qui empêchent de bénéficier du répit nécessaire pour reconstituer les forces, recruter, équiper et entraîner, ce qu’on appelle la « génération de forces » et qui est le propre des États dans les guerres modernes de haute intensité, impossibles à épuiser en une unique bataille décisive.
Cette stratégie de « pompiers du front » déjà expérimentée lors des deux conflits mondiaux, permet certes de capitaliser sur les meilleures unités pour bloquer ponctuellement l’ennemi, mais entraîne dans la durée l’autoconsommation d’une armée qui draine ses forces, racle à l’os ses ressources pour répondre au danger immédiat. On assiste en Ukraine au phénomène « de cannibalisation » connu dans la Wehrmacht agonisante : les moyens et les personnels sont affectés aux unités d’élite et les supports sont dépouillés progressivement pour combler les manques dans les unités standard de plus en plus sous-staffées. La redistribution d’une ressource limitée rend évidemment impossible la reconstitution de l’armée en créant les réserves nécessaires, tout en assurant la défense de tout le périmètre. L’Ukraine, État dont la population est réduite d’un tiers depuis 2022, rechigne malgré la pression US à mobiliser ses classes d’âge les plus jeunes, à la fois les moins nombreuses et aussi les plus conditionnées par l’idéologie post-Maidan, occidentophile et russophobe et donc préservées par le régime, est condamnée à perdre ce combat dans le temps. Pour durer, Kiev adopte la même stratégie que le Royaume-Uni churchillien avant l’entrée en guerre des USA : Recours massif au terrorisme et à la subversion (Cf. la consigne donnée au SOE « Set Europe ablaze »), développement de la capacité de frappe stratégique (Bomber command en 1941, missiles et drones de nos jours), multiplication des actions périphériques. En bref, comme le disent les paras « être et durer », continuer à exister médiatiquement, diplomatiquement et politiquement, jusqu’à ce que l’aide extérieure arrive en masse (« être » étant ici une condition nécessaire à convaincre que la fourniture de cette aide n’est pas inutile, ce qui explique que les ZSU (Zbroyni syly Ukrayiny, latinisation de Збройні сили України forces armées de l’Ukraine) reçoivent des ordres émanant de civils travaillant dans la Com’).
L’offensive de Koursk, en permettant de retrouver une initiative stratégique, en fixant les forces russes sur un point décidé par Kiev, pouvait battre en brèche le modèle précédent, d’autant que d’autres actions sont envisagées vers Briansk, voire Voronej ; il est parfois évoqué une action dans la zone de Zaporodje ou même de Kherson vers la Crimée. En multipliant les zones de risque, Kiev pourrait distendre le dispositif russe afin de stabiliser la situation pour pouvoir se consacrer à la reconstitution de son armée. Cette stratégie qui a du sens ne semble cependant pas porter ses fruits. En effet, les ZSU semblent être passées de la génération de forces à un programme d’expansion, impossible à tenir avec les moyens existants.
Pour simplifier, les investissements dans les actions de diversion s’avèrent consommer davantage que ce que Kiev peut mobiliser.
- Les choix stratégiques, notamment de maintenir le saillant de Koursk, s’avèrent extrêmement coûteux (a priori on peut estimer que 10% de la centaine de Brigades de Kiev sont détruites ou en cours de l’être, les estimations hautes sont de 50 000 hommes).
- Les choix administratifs et politiques de constitution de nouvelles unités (les « brigades 15 ») au lieu de remettre à niveau celles existant, sont contre-productifs. Le blogueur Ukrainien Busutov affirme le 13 janvier 2025 que l’état-major ne créera plus de nouvelles brigades mais dirigera les personnels recrutés vers les unités existantes ; ce changement d’orientation ferait suite à la débandade près de Pokrovsk de la 155ème Brigade « Anne de Kiev » formée en France à grand bruit médiatique.
- La corruption et le manque d’intérêt portés aux mobilisés hors volontaires idéologiques conduisent à un taux de désertion considérable et à une sur-attrition des unités standard des ZSU, qui sont de plus partiellement démantelées de leurs spécialistes pour fournir de l’infanterie consommable. Ainsi, les Forces aériennes, les médecins et les divers spécialistes sont retirés de leur emploi spécifique.
Si comparaison n’est pas raison, on peut tout de même rappeler la décision stratégique prussienne de saigner l’armée française à Verdun, qui s’est retournée contre les troupes du Kronprinz. De même, si la création de Kampfgruppe pouvait correspondre à une logique interarmes de souplesses, la mise sur pied d’unités de marche rassemblant des membres de la Kriegsmarine et de la Luftwaffe fut un marqueur net de l’écroulement du IIIème Reich.
On observe donc la mise en place de « cercles vicieux » entravant la remontée en puissance, faute de stabilisation du taux de consommation des personnels et par incapacité à augmenter la génération de forces ; au contraire, loin d’être capitalisée, la ressource biologique déjà réduite est dispersée et gaspillée. Seraient-elles victorieuses que les activités offensives sont limitées par l’incapacité d’exploiter les percées, faute d’effectifs en réserve.
Pour rendre les choses pires encore, la réponse russe a été efficace. Les efforts de dispersion n’ont pas porté leurs fruits et l’armée fédérale a su non seulement contenir le saillant de Koursk mais surtout continuer la reconquête progressive du Sud Donbass, dans une dynamique qui ne semble qu’à peine freinée par les conditions hivernales.
Quid de l’avenir ? L’extension du domaine de la guerre
Les ZSU demeurent une force redoutable, avec des savoir-faire innovants, apte à obtenir des succès tactiques ; elles ont su frapper à Koursk sans avoir été détectées et sont en capacité d’effectuer des rotations et d’envoyer des renforts, prouvant l’existence de réserves, le contrôle des axes des transferts (Cf. visite du CEM Syrsky début janvier) et le maintien d’un état d’esprit combatif chez les soldats politiques de Kiev. Toutefois, il semble que cela n’est pas partagé par toutes les troupes, que les voies communications sont de plus en plus dangereuses et que les contre-attaques ne peuvent empêcher la nasse de rétrécir.
Il apparaît que les ZSU sont minées et condamnées dans le long terme. Comme pour la France de 1917 ou le Royaume-Uni de 1941, le seul espoir stratégique réside dans une intervention accrue des Occidentaux. C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la démonstration Oreshnik.
Mais si ce type de mise en garde peut avoir un effet sur l’implication militaire directe, il ne conjure pas d’autres menaces.
Avec un Donald Trump qui emploiera toutes les armes disponibles pour lutter contre la dédollarisation, la consolidation d’un bloc anti-occidental et la constitution de contre-pouvoirs comme les BRICS, les efforts occidentaux contre l’économie russe et la subversion de la société russe sur des bases ethno-religieuses pourraient conduire à une situation « à la 1917 ».
L’objectif final restant la RPC, les options les plus extrêmes (démembrement de la Russie) devraient être écartées car un effondrement conduirait à une aspiration de l’extrême Orient russe par la Chine. En revanche, un changement de régime à Moscou et une vassalisation neutralisant la Russie paraissent faire partie des plans étatsuniens. C’est en réalité une continuation de la politique de Washington pour lutter contre le redressement russe post-1991 et la prise de conscience par le président russe de l’impossibilité d’établir des relations paritaires, à partir de 2008.
Pour que cette politique réussisse, il faut que la guerre dure encore suffisamment. Le potentiel biologique ukrainien, si on mobilise les garçons et les filles à partir de 18 ans, permet de tenir cet objectif. La France de 40 millions d’habitants de 1914 a su mobiliser 9 millions de combattants et l’Ukraine, même affaiblie, a certainement la ressource d’en fournir à minima encore un million.
De plus, on peut considérer la guerre contre Kiev comme un épiphénomène du véritable conflit majeur qui oppose l’hégémon occidental à la Russie. Dans ce cadre qui dépend de la « Grand strategy » anglo-saxonne, d’autres lignes de tension se dessinent, comme la fermeture de la Baltique (avec possible blocus de Kaliningrad et mise en place de forces pour le contrôle de l’Arctique), l’offensive au Sud (via la Roumanie et la Moldavie) et l’Asie centrale (avec la sortie de l’Arménie de l’OSTC, le levier des diasporas sur le sol russe et un jeu compliqué de la Turquie, probablement brouillé dans un avenir proche par la possible opposition avec Israël dans le Moyen Orient).
Notes:
[1] « The battle of the bulge », la bataille du saillant, souvent traduit par « la bataille des bosses » est l’appellation étatsunienne de la bataille des Ardennes.
[2] Koursk visait à lisser le front mais surtout à réinstaurer la supériorité germanique dans une offensive d’été pour gommer le souvenir de Stalingrad et relancer la dynamique de la Wehrmacht. Sans le savoir, car les Allemands n’ont jamais développé d’art opératif, une victoire aurait rompu le système opératif russe qui enchaîne et combine les batailles dans un but indirect. L’offensive des Ardennes visait à renouveler le coup de faux de 1940, à une échelle plus réduite, sans exploiter sur tout le territoire libéré mais en créant une zone tampon dans laquelle seraient prises en otage des armées alliées coupées des ports littoraux, créant la surprise et permettant de négocier une paix séparée à l’Ouest. Cette action militaire en lien avec les élections présidentielles US de novembre 1944 est un bon exemple de stratégie politique comme celle menée par Kiev sous l’égide des conseillers occidentaux. « La bataille à Koursk est une des plus belles victoires de la guerre » a déclaré l’ex-président Zelinsky à Rammstein le 9 janvier 2025. CQFD
[3] C’est le contre-projet russe de partition de l’Ukraine en trois entités, sur le modèle appliqué à la Yougoslavie. S’il a ses faiblesses, ce modèle offre l’avantage de ne pas simplement « geler » le conflit pour le relancer après un délai de reconstitution du potentiel militaire de Kiev.
[4] Dans cette perspective l’Union Européenne se voit transférer le monitoring de Kiev, assurant les coûts, mais, malgré une apparente opposition avec le nouveau président étatsunien, sans modifier la ligne initiée par les USA en 2022. Dans tous les cas l’objectif US sera atteint, une Europe découplée d’avec la Russie, donc privée d’une énergie bon marché, frappée par une crise économique qui conduira à transférer les capitaux aux USA, et engagée dans une coalition militaire contre Moscou qui servira nolens volens la grande stratégie américaine.
L'auteur, Olivier Chambrin, est ancien officier de l'Armée de Terre ayant servi comme analyste-renseignement en ambassade et dans la Police Nationale.
- Source : Stratpol