Le piratage audiovisuel, nouveau terrain de jeu du grand banditisme
Ces derniers mois, plusieurs affaires de démantèlement de réseaux criminels liés au piratage audiovisuel en ligne ont défrayé la chronique judiciaire européenne. Et pourtant, malgré l’émergence de solutions techniques innovantes pour lutter contre ce fléau, le piratage ne faiblit pas.
C’est le cauchemar des ayants droit. L’accès illégal aux programmes audiovisuels sur Internet leur fait perdre chaque année des centaines de milliers d’euros. Le défi est d’autant plus difficile à relever que les méthodes et les pratiques évoluent aussi vite que la révolution numérique.
Le peer-to-peer, ce mode de téléchargement partagé autrefois florissant, ne compte plus que pour 19 % du volume global du piratage audiovisuel en France, d’après une étude réalisée par Médiamétrie sur l’année 2019. Mais le cyberespace ayant horreur du vide, la consommation de copies pirates a largement migré ces dernières années vers le direct download (31 % en 2019) et, surtout, vers le streaming, qui représente désormais 41 % des usages pirates dans l’Hexagone.
L’Arcom entre en jeu
Face à cette forme de délinquance numérique qui aurait coûté à l’économie française la bagatelle de 1,2 milliard d’euros l’année dernière, les organismes de défense des ayants droit tentent de s’organiser. Ainsi, dix ans après la création de la Hadopi, la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet, qui a permis de juguler les échanges de peer-to-peer en ciblant les utilisateurs dans le cadre de la réponse graduée, une nouvelle entité devrait voir le jour.
Le projet de loi relatif à la communication audiovisuelle et à la souveraineté culturelle à l’ère numérique prévoit en effet la fusion de la Hadopi et du CSA au sein de l’Arcom, l’autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique. Un organisme aux compétences élargies, chargé de lutter contre les nouveaux usages illégaux sur Internet, streaming et téléchargement direct en tête.
L’Arcom récupérera les pouvoirs de sanction de la Hadopi, mais modernisera ses méthodes. Ses pouvoirs seront étendus aux sites contrefaisants et aux “sites miroirs”, ces avatars reproduisant le contenu d’un site bloqué ou déréférencé grâce à une réattribution automatique d’extensions URL (. com,. me,. es…). Dans sa ligne de mire également, les sites de référencement de plateformes de piratage, ainsi que l’IPTV, une technique en plein essor.
“L’IPTV permet d’accéder à des centaines de chaînes dans plusieurs pays grâce à une application installée sur un boîtier Android relié à la télévision. Du fait de sa structuration et du cloisonnement des reventes, il n’existe aucune statistique fiable sur son impact réel mais le phénomène est en plein boom”, confirme Frédéric Delacroix, le délégué général de l’ALPA (Association de Lutte contre la Piraterie Audiovisuelle), contacté par nos soins.
En France, ce phénomène est apparu avec l’arrivée sur le marché de chaînes dédiées à la retransmission d’événements sportifs, telles que beIN Sports ou RMC Sport. Il a surtout explosé avec le fractionnement de l’offre ces dernières années, lors de la renégociation des droits de diffusion pour les principales compétitions de football.
De fait, un utilisateur doit aujourd’hui cumuler pas moins de trois abonnements différents s’il veut regarder l’ensemble des matchs des équipes françaises engagées en championnat et en coupe d’Europe de football. Or, l’IPTV lui offre un service équivalent, illégal, mais jusqu’à douze fois moins cher à l’année ! Un appel d’air qui met le monde des diffuseurs en ébullition. Selon une étude réalisée en 2019 par l’institut Ifop pour la Hadopi, plus de la moitié des utilisateurs de boîtiers IPTV indiquent s’être désabonnée d’une offre légale.
Problème de coopération
“La consommation illicite de compétitions sportives représente environ 20 % de l’audience globale d’un événement”, déplorait la directrice juridique de beIN Sports France, Caroline Guenneteau, lors de la conférence Think Football, qui s’est tenue à Paris le 5 février 2020. Face aux dégâts “colossaux” provoqués par le piratage sur l’écosystème économique du sport, les actions de sensibilisation ne suffisent plus.
“Nous avons tenté d’engager des discussions avec les FAI, les diffuseurs, les réseaux sociaux, etc. Mais nous avons échoué et nous avons donc adapté notre système pour passer par un juge et obtenir des blocages d’adresses IP avec des délais rapides”, a-t-elle ajouté. Son modèle ? Le championnat de football anglais, la Premier League, et ses ordonnances de blocage délivrées par un juge contre les adresses DNS contrevenantes. Mais le chemin est encore long, notamment en raison des différences de juridiction entre la France et le Royaume-Uni…
Contacté par Secret Défense, Mathieu Moreuil, le directeur des relations internationales et des affaires européennes de la Premier League, confirme “qu’au Royaume-Uni, contrairement à la France où c’est un article du code du sport qui intervient, nos matchs sont protégés par le droit d’auteur. Cela nous permet de demander à un juge une ordonnance de blocage d’adresse IP des serveurs de streaming pour lesquels nous avons pu démontrer que le trafic était quasi-nul avant et après les matchs”.
Encore faut-il que les FAI acceptent de jouer le jeu. “La seule façon de démontrer qu’un serveur est dédié au piratage, c’est d’avoir des informations fiables sur le trafic que seuls les FAI sont en mesure de fournir. Or, au Royaume-Uni, les deux principaux FAI sont également détenteurs des droits de diffusion. Cela facilite la coopération. En France, le schéma est différent puisque les diffuseurs ne sont pas les fournisseurs d’accès. Ces derniers sont donc moins enclins à aider les ayants droit”, poursuit-il.
Les bons résultats de la Premier League
Quant à l’IPTV, fondé sur “un business model concurrent et frauduleux”, la lutte est complexifiée par le fait que ce n’est pas le boîtier qui est illégal, mais le software placé à l’intérieur. “Nous avons tout de même réussi à obtenir d’excellents résultats tant sur le streaming que sur l’IPTV en nous basant sur le principe de la contrefaçon”, affirme Mathieu Moreuil.
Et pour cause. Ces dernières années, la Premier League a gagné quelques batailles judiciaires retentissantes. Fin 2019, un Britannique et un ressortissant thaïlandais, reconnus coupables de violation du droit d’auteur en Asie du Sud-Est ont ainsi été condamnés à de lourdes amendes et à trois ans de prison avec sursis. Plus tôt dans l’année, ce sont trois Anglais qui étaient condamnés à plusieurs années de prison pour avoir fourni des accès illégaux à des rencontres du championnat anglais à travers des sites d’hébergement (dreamboxtv.co.uk et yourfootie.com). Mais cette vigilance de tous les instants à un coût. Elle nécessiterait surtout des actions conjointes au niveau international pour bloquer l’offre à la source, c’est-à-dire les serveurs disséminés aux quatre coins de la planète.
Un monde pirate radicalisé
“Compte tenu des actions fortes menées contre certains sites et des résultats encourageants obtenus, le monde pirate s’est radicalisé”, affirme, dans nos colonnes, Thierry Chevillard qui, à la tête de la société Blue Efficience, met notamment à disposition de ses clients un outil digital repérant les copies illicites des ayants droit sur le cyberespace. La société intervient ensuite en tant qu’expert juridique pour qualifier l’infraction sur le plan légal et obtenir le retrait de l’œuvre. Cette solution passe également par une réorientation des consommateurs vers des sites de “conversion d’usage”, configurés comme les sites pirates, mais proposant les œuvres de façon légale et payante pour changer les habitudes des consommateurs.
“Les consommateurs sont avertis des risques qu’ils encourent. La Hadopi a obtenu de bons résultats de ce point de vue. Mais le véritable problème c’est l’offre. En matière de piraterie de contenus, les profils de geek ou de hackers isolés relevant un défi technique en mettant gratuitement à disposition du grand public des contenus piratés n’existent quasiment plus. Depuis les années 2000, on a affaire à un véritable marché mondial du piratage, organisé par des réseaux extrêmement bien structurés”, confirme Frédéric Delacroix.
Des réseaux criminels qui se rémunèrent grâce aux formules d’abonnement proposées à leurs clients, mais aussi grâce à la publicité, qui renvoie bien souvent vers des contenus pornographiques, ou encore par des commissions de référencement perçues via des partenariats noués avec des sites de paris en ligne. Un modèle économique illégal, mais parfaitement huilé, qui relève de plus en plus d’une “criminalité en col blanc”, explique-t-on à Europol.
Fin 2019, un membre influent de la Camorra, la mafia napolitaine, a ainsi été arrêté en Italie. Selon le quotidien sportif la Gazzetta dello Sport qui a révélé l’affaire, Franco Maccarelli est soupçonné d’avoir dirigé un vaste système de piratage de services IPTV sur la péninsule ayant généré des millions d’euros. “Ceux qui payent pour de l’IPTV alimentent la Camorra”, confirmait il y a quelques semaines un gérant repenti, dans l’émission Le Lene diffusée sur Italie 1.
Récemment, plusieurs réseaux ont été démantelés par Europol en Irlande, en Bulgarie ou en Grèce. De quoi mettre les consommateurs devant leurs responsabilités : dans un monde virtuel encore imprégné par l’idéologie de la gratuité si chère à Milton Friedman, plane l’ombre d’organisations criminelles qui sont, elles, bien réelles.
- Source : Secret-Défense