Une France qui détruit sa jeunesse
Après la revue détaillée du livre de Giroux sur une Amérique qui serait en guerre avec sa jeunesse, je me suis demandé si en France, cette thèse s’applique, avec bien évidemment la spécificité due à notre culture. Il est ici intellectuellement correct de dénoncer les travers de l’Amérique tout en clamant que nous, eh bien on est différent, on sait se prémunir contre les excès de la violence ultralibérale. Néanmoins, les observateurs avertis savent que certains penchants américains sont bien présents dans notre pays qui lui aussi, n’échappe pas aux tendances culturelles, politiques et économiques prises lors des deux dernières décennies. Pour procéder à cette analyse, je pense utile de m’appuyer sur les quatre fondamentalismes que Giroux a cru déceler dans la vie américaine et de jouer à trouver quelques correspondances.
Le fondamentalisme du marché. Si aux Etats-Unis, s’enrichir sans vergogne est devenu une règle couramment partagée, en France, l’argent a toujours été suspect, bien que les Français ne cessent de parler d’argent. Il suffit d’entendre les conversations dans la rue où les dépêches dans les médias où l’on ne cesse de causer des coûts de toutes choses. Néanmoins, on ne peut parler d’une dévotion face au marché qui reste suspect aux yeux de bien des Français. Par contre, si fondamentalisme il y a, c’est celui de la croissance, ce « machin chiffré » qui fait l’objet de toutes les attentions de la part des médiarques et des dirigeants. A cette obsession de la croissance s’ajoute un autre élément économique, celui du capitalisme avec assurance et connivence. C’est un capitalisme entrelacé à l’Etat qui en France, crée des inégalités mais pas autant qu’aux Etats-Unis. Il existe aussi une culture de la rente et des avantages acquis. C’est certainement ce ressort qui repousse l’accès de nombre de jeunes au système productif avec l’accès aux biens de consommation convenables. Les dirigeants français ont façonné une société favorable aux rentiers.
On voit que comme aux Etats-Unis, un fondamentalisme économique empêche la jeunesse de s’insérer dans le système. En France, c’est un capitalisme étatique de loterie nationale et de rentiers qui prévaut. Quelques-uns tirent le bon numéro, d’autres l’ont en naissant, et le système favorise la légitimité du sang. Passeron et Bourdieu ont écrit des pages éclairantes sur les héritiers et la noblesse d’Etat. La légitimité du sang remonte à bien plus loin, à l’Ancien Régime et avant, avec les charges et prébendes dont héritaient les aristocrates. Cette culture a persisté en France. Dans le système actuel, les élus casent souvent leurs progénitures dans les collectivités locales, lorsqu’ils n’ont pas trouvé mieux. Les autres voient leurs enfants se démener entre Pôle emploi et les CDD. Cette culture des acquis, de l’héritage, se précise en France avec les retraités favorisés par rapport aux actifs et surtout les jeunes. Les fondamentalismes économiques sont différents en France mais ils conduisent au même résultat pour l’insertion de la jeunesse.
Et le fondamentalisme religieux américain, quel pourrait être sa transposition en France ? On pensera aux communautarismes des minorités religieuses mais plus globalement, le fondamentalisme en tant que croyance semble être idéologique et immanent en France, avec je pense les obsessions sur la transition énergétique, le réchauffement climatique et le développement durable. Ce fondamentalisme idéologique n’a pas vraiment un impact sur la jeunesse, mis à part le fait qu’il propage une sorte de débilité écologique qui n’a rien à voir avec le souci de la nature mais plus à un système autoréférentiel au sens de Luhmann. Un système qui définit les attitudes écologiques. Avec un ensemble bureaucratique évidemment. Les manifestations locales sur le développement durable prennent l’accent d’une kermesse religieuse où l’on formate le crâne des jeunes avec à l’appui des démonstrations et des discours abêtissant. Bref, une sorte d’idéologie verte qui se présente comme un catéchisme du 21ème siècle dont le missel est l’agenda 21.
Venons-en maintenant à un troisième fondamentalisme, celui de la culture diffusée par les médias de masse avec une connivence dans quelques rhétoriques politiciennes. On ne trouvera pas l’adhésion franche à une culture de la cruauté, de la punition, du sadisme revendiqué et du militarisme. Ces choses là sont proscrites en France et les commentateurs médiatiques se revendiquent opposés à ces penchant anti-sociaux et peu démocratiques. Mais en réalité, n’a-t-on pas une culture apparentée chez nous ? La défense de l’expédition punitive par les médiarques zélés suivant le président va-t-en guerre devrait nous alerter. Quant à la culture véhiculée par les médias de masse, elle oscille entre des émissions où l’on célèbre le pays de Cocagne et d’autres où se dessine une culture du jeu et surtout de la concurrence. Jouir et punir sont les deux piliers moraux d’une France qui a perdu ses valeurs et son sens de l’éthique.
Le pays de Cocagne, ce sont des émissions culinaires à répétition, cette célébration du bien vivre, de l’épicurisme entre soi, des gîtes cossus, des dîners parfaits, des recettes originales, des maisons à décorer, à vendre, des jardins à agrémenter, des paysages bucoliques, bref, une France paradisiaque déclinée en images de carte postale. Une France des plaisirs simples pour ceux qui ont les moyens évidemment. Autant dire que les habitants des cités ne se retrouvent pas dans ces images et doivent sans doute se sentir d’un autre monde. On constatera que cette profusion de clichés du bien vivre incite au repli sur soi et participe à un sens de l’existence dépolitisé. Ce qui est en fait le souhait des politiciens. Le monde politique préfère être face à un peuple dépolitisé, plus facile à gérer. En Russie, c’est même une exigence. Tous les acteurs économiques sont bienvenus du moment qu’ils ne se mêlent pas du pouvoir.
Autre point dominant dans les médias, les jeux télévisés, avec une profusion comme jamais et un record sur les deux chaînes publiques où toute la journée les candidats viennent se mesurer. Après, il y a les anges de la télé réalité, ces émissions où des jeunes se font concurrence et se frittent parfois méchamment. La culture de la cruauté est bien présente mais travestie et mise en scène dans une version édulcorée. La jeunesse représentée par les médias n’a aucune culture artistique, religieuse, politique. Elle est représentée avec des corps bronzés, beaux mâles tatoués, bimbos relookées, introduits dans le milieu de Miami ou L.A. comme s’il s’agissait de spécimens animaliers. Avec l’espèce marseillaise, l’espèce ch’ti. Finalement, l’univers de la téléréalité française n’hésite pas à être complaisant avec la cruauté, fut-elle être subtilement travestie en héroïsme dans l’émission Koh-Lantha, ou alors déclinée en bêtise dans Secret Story. Tout est prétexte à la concurrence, chanter, faire le clown, ça passe ou ça casse, on éjecte les maillons faibles. Cette culture de l’élimination va évidemment de pair avec la réalité économique dont elle est une allégorie. Dans le monde réel, les jeunes sont placés dans un système d’élimination, avec comme voiture balai le Pôle emploi ou parfois, la case délinquance puis prison. Mais certainement moins qu’aux States.
Le dernier fondamentalisme analysé par Giroux, c’est l’éducation. Peut-on parler d’un déclin, voire d’un appauvrissement des enseignements délivrés aux jeunes Français ? Le sujet fait souvent débat, pour ne pas dire polémique. Avec les pédagogues, les idéologues, les questions sur le contenu, la manière d’enseigner, le dilemme cosmologique sur l’école qui doit graviter autour de l’enfant ou l’inverse. Et pourtant, elle tournait l’école ! Plus maintenant paraît-il. La situation ne ressemble pas à celle des Etats-Unis, même si parfois quelques faits divers violents se produisent où qu’à l’occasion, une descente de gendarmes vient inspecter les cartables des élèves pour y trouver quelques brins d’herbe qui fait rire. Pourtant, quelques signaux doivent nous alerter. L’enseignement laisse sur le côté une bonne minorité d’élève et les études montrent que la pratique de l’éducation en situation réelle devient problématique, surtout dans des zones urbaines où les problèmes sociaux finissent par déteindre sur la qualité de l’enseignement.
Le constat d’un dépérissement de l’éducation n’a rien d’un cliché véhiculé par quelques images médiatiques assorties de commentaires servis par les intellos bavards venus bonimenter sur les plateau en quête de visibilité. Les ouvrages sont nombreux, ne serait qu’un livre rédigé par un collectif d’auteurs et publié à la Découverte en 2010 (Ecole, les pièges de la concurrence : comprendre le déclin de l’école française). On y trouve les études sur les ghettos éducatifs et les analyses sur l’échec scolaire avec l’accent critique mis sur la concurrence entre établissements ainsi que la culture de compétition qui prévaut dans la plupart des établissements. Les parents sont d’ailleurs complices de cette course aux bonnes notes et du parcours à obstacles pour s’insérer dans la jungle du darwinisme économique, avec deux obstacles important, l’entrée au lycée puis le bac. Les établissements contribuent à façonner une ambiance de compétition entre élèves avec une obsession des résultats. Il en découle une discontinuité éducative avec des lieux où il fait bon apprendre et d’autres minés par l’échec scolaire. Quelques témoignages récents d’élèves font état de cette culture délétère de la compétition qui ne favorise pas la sérénité nécessaire à la transmission des savoirs. La pression est mise sur les élèves. L’échec scolaire est devenu une punition. Punir, un impératif décliné dans les plus hautes sphères.
D’autres analyses mettraient en évidence le changement dans les contenus des enseignements. Pas comme aux Etats-Unis pour des raisons idéologiques droitières mais plutôt pour satisfaire une exigence de sobriété efficace avec des programmes allégés, voire même édulcorés. Les savoirs étant alors finalisés pour former les élèves à l’existence technique dans le monde économique. Où est passée l’éducation au sens critique, au libre examen des choses politiques et sociales sous l’autorité de la raison ? La désaffection pour la critique va de pair avec cette culture mainstream qui vante la performance et le souci des plaisirs quotidiens. A l’époque de la raison, les révolutions politiques ont enflammé l’Europe, du parlementarisme anglais institué en 1689 jusqu’à une époque récente en passant par très passionné 19ème siècle. Mais depuis quelques décennies, le pulsionnel et l’émotionnel ne laissent pas augurer de révolutions en Occident. Ce que l’on peut craindre, dans ce contexte de sous éducation, c’est la guerre civile. La France ne voit pas les risques qu’elle encourt en traitant de cette manière sa jeunesse. L’avenir de l’Occident risque d’être assombri sauf éveil politique et spirituel inédit.
Il est dans l’ordre des choses humaines que les civilisations s’épuisent, fonçant rapidement dans le chaos comme en 1913 et 1939 ou bien déclinant lentement comme on peut le constater en 2013 ou dans la Rome antique. Avec cette fois des explications assez claires, notamment la trahison des élites intellectuelles et dirigeantes, préoccupées par leurs intérêts personnels plus que par le devenir du pays et le souci des valeurs, de l’éthique, de la culture, de la responsabilité, de la civilisation, de l’avenir de l’humain.
Règne ici une culture de la mise à l’écart, de la fabrication des ghettos, de l’élimination. La cruauté aux Etats-Unis dénoncée par Giroux est elle aussi répandue en France où elle se manifeste de manière moins violente, feutrée, dissimulée, travestie, hypocrite. L’observateur peut en constater les signes dans de multiples domaines. Dès qu’un lieu de décision et de pouvoir se met en place, les dérives cruelles se dessinent. Prenons les universitaires et les procédures de qualification si décriées par les intéressés lorsqu’elles ont été mises en place il y a 20 ans. Maintenant, les universitaires sont opposés à leur suppression. Il faut éliminer, il faut écarter, telle est la culture dans ces lieux de décision et c’est la même qui prévaut dans la société qui, même si elle se réclame dans la rhétorique politicienne du socialisme, est devenue conforme au principe du darwinisme social mais dans la version européenne. Les jeunes sont mis à l’écart pour maintenir les avantages des parvenus. Les jeunes ne sont considérés que comme des éléments permettant de favoriser la croissance. Du point de vue existentiel, spirituel et moral, les jeunes n’existent plus dans la représentation des élites et des médias. La société française est minable, elle en paiera certainement le prix.
- Source : Bernard Dugué