L’histoire de deux ordres mondiaux
«…Ce qui va se passer, c’est que le dollar américain va être progressivement poussé hors de la zone BRICS/OCS. La puissance militaire américaine ne sera pas contestée, mais rendue inutile.» […]
«On se souviendra de la réunion à Ufa comme du moment historique à partir duquel ce qu’on nomme Occident est devenu un concept dépassé.»
The Saker
Deux sommets historiques se déroulent cette semaine : les débats entre la France et l’Allemagne à propos de la crise grecque, et la réunion simultanée des BRICS et de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), à Ufa en Russie. Ces deux réunions pourraient difficilement être plus différentes.
Les Euro-crétins bureaucrates se bousculent pour éviter un effet domino dans lequel la Grèce quitterait la zone euro, créant un précédent pour d’autres pays méditerranéens comme l’Italie, l’Espagne ou même la France. Mais les enjeux sont bien autres que les dettes relativement faibles de la Grèce, la solvabilité des banques européennes ou même l’avenir de l’euro. Ce qui est véritablement en jeu, c’est la crédibilité et l’avenir de l’ensemble du projet euro, donc l’avenir de l’oligarchie qui l’a enfanté.
Les élites de l’UE ont mis un énorme capital personnel et politique dans la création de ce qu’on pourrait appeler une Europe de Bilderberg, gérée par les élites pour le compte des États-Unis considérés comme le Nouvel Ordre Mondial. De la même manière que les élites américaines ont mis toute leur crédibilité derrière le récit officiel du 9/11 contre toute évidence empirique, de même les Européens ont mis toute leur crédibilité derrière un projet de grande UE, même s’il était évident que ce projet ne serait pas viable. Et maintenant, la réalité revient, vengeresse : l’UE est tout simplement beaucoup trop grande. Non seulement l’élargissement de l’UE à l’Est est une erreur grossière, mais même l’UE de l’Ouest n’est que l’assemblage artificiel d’une Europe méditerranéenne et d’une Europe du Nord. Nigel Farage l’a très bien dit. Enfin, il est bien évident que l’UE actuelle a été construite contre la volonté d’un grand nombre sinon de la plupart des Européens. En conséquence, les Euro-crétins bureaucrates se battent maintenant pour garder en vie le plus longtemps possible leur projet agonisant.
Ce que nous voyons ces jours-ci à Ufa, en Russie, ne pourrait guère être plus différent. La réunion simultanée des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et les pays de l’OCS (Chine, Kazakhstan, Kirghizistan, Russie, Tadjikistan et Ouzbékistan) marque le rassemblement d’un futur ordre mondial, non pas orienté vers les États-Unis ou l’Occident, mais tout simplement construit sans eux, ce qui est encore plus humiliant. De fait, la combinaison BRICS/OCS est un véritable cauchemar pour l’Empire anglo-sioniste du Chaos du Bien et de la Vertu.
On sait déjà que l’Inde et le Pakistan deviendront membres à part entière de l’OCS. Donc, la liste complète des membres du BRICS/OCS va maintenant ressembler à cela : le Brésil, la Chine, l’Inde, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Pakistan, la Russie, l’Afrique du Sud, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. Le BRICS/OCS comprendra donc deux membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies et quatre pays dotés d’armes nucléaires (seulement trois pays de l’OTAN ont des armes nucléaires !). Ses membres occupent un tiers de la superficie des terres de la planète, produisent un PIB de $16 trillions ($16 mille milliards, $1612) [US + UE : $3612, NdT] et ont une population de 3 milliards d’individus, soit la moitié de la population mondiale. L’OCS compte environ 1,6 milliards de personnes, soit un quart de la population de la Terre produisant un PIB de $11,6 trillions. En outre, les pays des BRICS/OCS travaillent déjà à une nouvelle banque de développement dont l’objectif est de créer une alternative au FMI et à la Banque mondiale. Mais le plus important, l’OCS se développe encore et pourrait bientôt accueillir la Biélorussie et l’Iran comme membres à part entière. Et la porte est grande ouverte pour d’autres membres, peut-être même la Grèce (si le Grexit arrive).
Le noyau de ce Nouvel ordre mondial alternatif est, bien sûr, la Russie et la Chine. Sans eux, le BRICS et l’OCS n’auraient pas de sens. La caractéristique la plus étonnante de ce noyau russo-chinois est la façon dont il a été formé. Plutôt que de créer une alliance formelle, Poutine et Xi ont fait quelque chose qui, à ma connaissance, n’a jamais été fait auparavant : ils ont fait de leurs deux super-pays (ou ex-empires, comme vous voulez) des symbiotes, des organismes distincts qui dépendent entièrement l’un de l’autre. La Chine a accepté de devenir entièrement dépendante de la Russie pour l’énergie et la haute technologie (en particulier de la défense et de l’espace) tandis que la Russie a accepté de devenir totalement dépendante économiquement de la Chine. C’est précisément parce que la Chine et la Russie sont si différentes l’une de l’autre qu’elles forment un accord parfait, comme deux figures d’un puzzle qui se correspondent parfaitement.
Pendant des siècles, les Anglo-saxons ont craint l’unification de la masse continentale européenne à la suite d’une alliance russo-allemande, et ils ont très bien réussi à l’empêcher. Pendant des siècles, les grandes puissances de la mer ont dominé le monde. Mais ce qu’aucun géostratège occidental n’avait jamais envisagé est la possibilité que la Russie se tournerait simplement vers l’Est et accepterait d’entrer en relation symbiotique avec la Chine. La taille de ce que j’appelle le partenariat stratégique russo-chinois (RCSP) rend non seulement l’Europe allemande, mais toute l’Europe inconséquente.
En fait, l’Empire anglo-sioniste n’a simplement pas les moyens d’influencer cette dynamique de manière significative. Si la Russie et la Chine avaient signé une sorte d’alliance formelle, il y aurait toujours la possibilité pour l’un des deux pays de changer de cap, mais lorsqu’une symbiose est créée, les deux symbiotes deviennent inséparables, unies non seulement par la hanche, mais aussi par le cœur ou les poumons (même si chacun des deux garde son propre cerveau, à savoir son gouvernement).
Ce qui est si attrayant pour le reste du monde dans cette alternative BRICS/OCS est que ni la Russie ni la Chine n’ont des ambitions impériales. Ces pays ont tous les deux été des empires par le passé et tous deux ont chèrement payé ce statut impérial. En outre, ils ont tous deux observé attentivement l’arrogance avec laquelle les États-Unis se sont étendus sur l’ensemble de la planète, provoquant une réaction anti-américaine dans le monde entier.
Tandis que la Maison Blanche, et les médias à la botte du Big Business, continuent d’effrayer ceux qui sont encore prêts à écouter leurs histoires de résurgence de la Russie et de péril jaune, la réalité est qu’aucun de ces deux pays n’a le moindre désir de remplacer les États-Unis en tant que puissance hégémonique mondiale. Vous ne verrez pas la Chine ou la Russie couvrir le monde de plus de 700 bases militaires, décider où elles déclencheraient leur guerre de l’année, ou dépenser plus pour la défense (c’est à dire l’agression) que le reste de la planète réuni. Elles ne bâtiront pas une flotte de 600 navires ou même une flotte de 12 porte-avions pour étendre leur puissance à travers le monde entier. Et elles ne pointeront certainement pas une arme spatiale sur la planète entière avec des projets mégalomaniaques diaboliques tels que le Prompt Global Strike [première frappe de désarmement du potentiel nucléaire adverse, NdT].
Ce que la Russie, la Chine et les pays BRICS/OCS veulent, c’est un ordre international dans lequel la sécurité est vraiment collective, selon le principe que si vous vous sentez menacé alors je ne suis pas en sécurité. Ils veulent un ordre coopératif à l’intérieur duquel les pays sont autorisés (et même encouragés) à suivre leur propre modèle de développement de société. L’Iran, par exemple, ne devra pas cesser d’être une république islamique après avoir rejoint l’OCS. Ils veulent se débarrasser des élites prédatrices, vendues aux intérêts étrangers, et encouragent le retour à la souveraineté de chaque pays. Enfin, ils veulent un ordre international régi par la règle du droit et non pas par la force qui prime le droit, principe qui a été la marque de la civilisation européenne depuis les Croisades. Et la clé pour le comprendre est la suivante : ils ne le veulent pas parce qu’ils seraient nobles et gentils, mais parce qu’ils pensent sincèrement que c’est dans leur propre intérêt.
Ainsi, alors que la ploutocratie dirigeante européenne tente de trouver une nouvelle façon de déposséder encore davantage le peuple grec et de garder le sud de l’Europe asservi à la règle des banksters et financiers internationaux, les participants au double sommet d’Ufa jettent les bases d’un nouvel ordre mondial, mais pas du tout le Nouvel Ordre Mondial prédit par George HW Bush.
On pourrait dire qu’ils sont en train de construire un anti Nouvel Ordre Mondial.
Comme on pouvait s’y attendre, les élites occidentales et leurs médias Big Business sont dans un mode de déni profond. Non seulement ils ne commentent pas beaucoup cet événement vraiment historique, mais quand ils le commentent, ils évitent scrupuleusement de discuter des immenses implications que ces événements auront pour l’ensemble de la planète. Cela frise la pensée magique : si je ferme mes yeux assez fort et assez longtemps, ce cauchemar finira par disparaître.
Il ne disparaîtra pas.
Ce qui va se passer, c’est que le dollar américain va être progressivement poussé hors de la zone BRICS/OCS. La puissance militaire américaine ne sera pas contestée, mais rendue inutile [voir ici la puissante analyse de Tom Engelhardt] en raison d’un environnement international complètement nouveau, à l’intérieur duquel même 700 bases militaires dans le monde entier ne feront plus aucune différence et, par conséquent, n’auront plus aucun sens.
On se souviendra de la réunion à Ufa comme du moment historique à partir duquel ce qu’on nomme Occident est devenu un concept dépassé.