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Le formatage idéologique et la production des élites : la matrice Sciences-Po Paris

Auteur : Guillaume Borel | Editeur : Walt | Mardi, 17 Mars 2015 - 08h25

Les élites nationales sont largement constituées d’entrepreneurs politiques professionnels. La professionnalisation de l’univers politique induit des contraintes électorales majeures qui touchent à la reproduction du pouvoir politique. Cette dernière s’effectue à travers un processus électoral dont le caractère aléatoire demande à être maîtrisé par les différents acteurs. Dans ce contexte, la production et la reproduction de l’idéologie dominante constitue ainsi une garantie de conformité aux différents entrepreneurs à même de faciliter leur maintien au pouvoir. Le conformisme politique à la doxa dominante et la capacité à se situer à l’intérieur du consensus médiatique dominant sur les sujets économiques et sociétaux ont jusqu’à présent donné les meilleures garanties d’adhésion électorale. Les élites politico-médiatiques produisent et reproduisent ainsi un discours ordo-libéral qui se veut consensuel et qui se base sur une expertise mondialisée. Les lieux de production de cette idéologie sont constitués au niveau international par les structures du Nouvel Ordre Mondial telles que le FMI, l’OCDE, l’OSCE ou encore l’Union Européenne. Au niveau national, les institutions assurant la formation des élites participent également à la production de cette doxa à la prétention universelle.

Les deux hauts lieux de la production et du formatage des élites au niveau national sont Sciences-po Paris et l’Ecole Nationale d’Administration, qui fournissent les plus gros contingents des cadres politiques et médiatiques. Penchons-nous sur la première.

Sciences-po Paris : la matrice de l’oligarchie

Sciences-po Paris demeure à ce jour l’école diplômante de référence concernant les cadres du secteur politique et administratif mais également du milieu médiatique. L’école se présente comme une passerelle entre « savoir académique et professionnalisation, entre culture générale et sens de l’action. » et se veut généraliste. Son objectif est ainsi de former des cadres dans un « large éventail de métiers » correspondants à ses différentes spécialisations au niveau du Master qui se déclinent en plusieurs grands domaines :

- La presse, les médias et l’édition, soit la production et la mise en circulation du savoir et de l’information.

- Les ressources humaines et les relations sociales, soit les structures du management et de la communication.

- Les carrières juridiques, qui visent les services juridiques des grandes entreprises et des institutions nationales et internationales

- La finance, qui vise les cabinets de conseils et d’audits des secteurs bancaires et financiers, mais aussi les « organismes de régulation financière ». On voit donc ici que les régulateurs comme les lobbyistes sont issus du même parcours de formation…

- L’administration publique et politique, avec notamment la préparation aux concours de cadres supérieurs de la fonction publique.

- La coopération internationale et le développement, qui ouvre l’accès aux postes à responsabilité dans le secteur des ONG et des structures du nouvel ordre mondial comme l’OMC ou le FMI…

- Enfin, le secteur de la recherche et des think-tanks, qui sont indifférenciés dans le parcours de formation de Sciences-po, ce qui signifie donc une articulation pratique entre les activités de recherche et de lobbying, c’est à dire d’influence idéologique.

La simple énonciation des formations dispensées par Sciences-Po Paris révèle une imbrication des secteurs publics et privés, des activités de recherche et de lobbying, des activités de régulation et de communication, des activités politiques et médiatiques, qui souligne déjà la collusion existant dans la formation des élites entre les intérêts privés et publics, et qui renvoie plus généralement l’image d’une matrice de production et de reproduction de l’oligarchie dominante, quel que soit son secteur d’activité. Ce que produit donc avant toute autre chose Sciences-po Paris, c’est une collusion d’intérêts et leur reproduction.

L’école a également développé la co-pénétration des sphères publiques et privées, et érigé le conflit d’intérêt comme mode de formation privilégié. Elle annonce ainsi sur son site Internet que :

« Les élèves sont orientés vers la prise de responsabilités, grâce aux enseignements de plus de 4000 praticiens venus du monde professionnel ».

Autre point essentiel de la production de l’idéologie du Nouvel Ordre Mondial visant à détruire les souverainetés et les appartenances nationales, l’école développe également une « culture de l’international ». La subtilité sémantique est ici intéressante à souligner : il ne s’agit pas d’une « culture internationale » qui viserait avant tout à découvrir la richesse et la diversité culturelle d’autres nations mais de développer à l’inverse, une « culture internationale », c’est à dire une culture de la mondialisation qui consiste précisément à nier et à dépasser les différences et les spécificités interculturelles. Il s’agira précisément pour l’étudiant d’aborder « tous les sujets à l’échelle de l’Europe et du monde »…

Cette dimension mondialiste se retrouve sans surprise dans le recrutement de l’école qui ambitionne de former l’élite mondiale sans distinction de nationalité. Ainsi, 46% des étudiants sont étrangers et proviennent de 150 pays. L’école est également insérée dans un réseau de formation de l’élite internationale par son appartenance à plusieurs réseaux universitaires comme l’Association of Professional Schools of International Affairs, ou le Global Public Policy Network.

L’école ne cache pas sa prétention à constituer un réseau oligarchique mondial totalitaire, c’est à dire recouvrant tous les champs du pouvoir, médiatique, politique, et économique. Elle se vante sur son site Internet d’avoir constitué « […] une communauté de plus de 65 000 anciens élèves qui, pour nombre d’entre eux, occupent des postes à responsabilité dans des secteurs aussi variés que l’audit, la diplomatie, la presse et les médias, le secteur social, le développement durable, la finance, la fonction publique, la culture… en France comme à l’international. »

On voit donc le but opérationnel de l’éventail des formations proposées par l’institution et touchant tous les domaines du pouvoir : la constitution d’un vaste réseau élitiste, que l’on peut qualifier d’oligarchie mondiale. L’école invite d’ailleurs explicitement ses anciens élèves à « rester connectés à leur alma mater au-delà de leur passage rue Saint-Guillaume, à former un réseau professionnel solidaire. »  On ne saurait être plus explicite…

L’association des anciens élèves de Sciences-po Paris anime à cet effet un ensemble de clubs, de cercles et de groupes, afin de renforcer le réseau relationnel de ses membres et favoriser les passerelles entre les différents diplômes, dans un souci de promotion du conflit d’intérêt.

Le cercle Sciences-po HEC se donne ainsi pour but « de renforcer les liens entre les diplômés passés par les deux écoles, tout en affermissant leurs liens avec Sciences Po et l’association des anciens. Il a également vocation à servir de lieu d’échange et de solidarité entre les différentes promotions du double diplôme. » Quoi de plus naturel en effet que de développer la solidarité entre le monde économique et la haute administration ?

Les différents clubs disponibles sur le réseau des anciens élèves de Sciences-Po Paris constituent une bonne photographie des loisirs et pratiques culturelles de la classe supérieure et ne laissent aucun doute sur l’origine sociale de ses membres.

On trouve entre autres un club Golf (409 membres), un club Opéra (l’un des plus largement représenté avec 1576 membres), un club Polo (160 membres), un club Sciences-po Millésimes, dédié à la dégustation des grands crus (1416 membres) ou encore un club Sciences-po de la mer, dédié aux sports maritimes et au nautisme (471 membres).

A ces cercles, et ses clubs, qui favorisent le développement d’un réseau d’affaire professionnel de type oligarchique ainsi que les conflits d’intérêts, il faut ajouter les groupes professionnels.

Comme les structures relationnelles précédentes, les groupes professionnels ont pour objectif de favoriser la « culture du réseau » et la mise en relation des diplômés de l’école, ainsi que de créer des passerelles d’intérêts entre les différents secteurs professionnels, c’est à dire de développer une fois encore une « culture du conflit d’intérêts ». Le groupe le plus populaire est sans surprise le groupe Finance, qui compte 5019 membres. Il propose une série de 8 rencontres annuelles baptisées « les jeudis financiers de Sciences-po ». Ces rencontres permettent des échanges « sans langue de bois » avec des personnalités du monde de la finance. Il propose également, les deuxièmes jeudis de chaque mois, un « afterwork », c’est à dire une rencontre informelle autour d’un verre… Voilà donc un des lieux où se tissent les liens de collusion entre le pouvoir politique et le lobby financier.

Il faut noter que tous les secteurs du pouvoir sont concernés par ces structures semi-informelles dont le but est de créer un vaste réseau d’influence et de collusion basé sur l’appartenance à Sciences-po Paris. Les secteurs de la communication et des médias sont également largement représentés. Le groupe spécifiquement dédié au secteur « Presse /Médias » compte 2617 membres, mais il existe aussi un groupe « communication » qui comprend 2254 membres ainsi qu’un groupe « Culture et management » fort de 3100 membres et qui « affirme la pertinence du management dans le secteur culturel et en structure la réflexion. » On voit bien ici de quels genres de monstres hybrides néo-libéraux accouche le réseau d’influence relationnel de Sciences-po Paris.

Le programme idéologique

L’orientation idéologique de l’apprentissage délivré à Sciences-po Paris est d’abord visible, comme nous l’avons-vu dans les intitulés des diplômes préparés, notamment au niveau des Master.

Pour cerner plus précisément la nature et l’orientation idéologique des enseignements dispensés on peut se pencher plus précisément sur le contenu de la formation commune, dispensée à tous les étudiants de Sciences-po Paris, quel que soit le Master préparé.

Cette formation, selon la communication de l’école est « Située au cœur du projet éducatif de Sciences Po, la formation commune de master vise à transmettre des connaissances et des compétences qui permettront aux diplômés de faire face à un monde en mouvement et d’être les acteurs du changement. » Nul doute que le contenu des cours délivrés nous éclairera sur ce que signifie pour la direction de Sciences-po l’expression « être les acteurs du changement » et sur la nature de ce dernier. Il s’agit là, n’en doutons pas, du cœur idéologique de l’institution.

D’autant plus que cette formation commune constitue pour l’école une « Occasion unique de brassage des populations étudiantes de Sciences Po, ces cours contribuent à la cohésion et au sentiment d’appartenance de nos étudiants. » 

Pour des raisons pratiques nous allons nous intéresser plus spécifiquement au cours intitulé Philosophie des relations internationales sous la direction de Frédéric Ramel, d’un volume horaire de 24h, qui représente le nœud stratégique de la théorie politique..

Sans surprise, Frédéric Ramel fait du mondialisme l’unique objet de son étude des relations internationales. Ce dernier est en effet l’auteur d’un essai intitulé L’attraction mondiale, paru aux  presses de Sciences-po en 2012, qui présentait le Nouvel Ordre Mondial comme un aboutissement logique de l’histoire universelle… Plus que les contenus, auxquels nous n’avons pas accès, c’est le choix des objets d’étude et du plan du cours qui procèdent d’une vision idéologique biaisée.

La première partie du cours s’intéresse ainsi à « l’Architecture mondiale » et est sous-titrée : « des cosmopolitismes controversés ». Elle présente d’abord « Le cosmopolitisme kantien et ses prolongements actuels ». Le cours s’appuie notamment sur un essai de Jürgen Habermas : Après l’Etat-nation, une nouvelle constellation du politique et l’ouvrage de David Held : Un nouveau contrat mondial. Pour une gouvernance social-démocrate. Ces deux ouvrages s’interrogent essentiellement sur la manière d’organiser la « gouvernance mondiale », et bien qu’ils formulent certaines critiques au sujet de la mondialisation, essentiellement sur son aspect non-démocratique, ils se concentrent  sur la problématique de son organisation politique. Ainsi, l’ouvrage de David Held appelle à la mise en place d’instruments de gouvernance mondiaux dits « démocratiques ». Habermas milite également pour la constitution d’une « démocratie cosmopolite » internationale censée combler le déficit démocratique du Nouvel Ordre Mondial. Nous nous situons donc là sans surprise dans une vision régulatrice du mondialisme qui constitue le ressort psychologique de son acceptation pour la gauche sociale-démocrate européenne et dont sont issus ses sempiternels discours inopérants sur une « autre Europe » ou une « autre mondialisation ».

Les chapitres du cours de Frédéric Ramel consacrés à l’anti-cosmopolitisme font une place centrale au philosophe anti-libéral allemand Carl Schmitt, qui fut un membre du parti nazi et considéré comme le juriste  et le théoricien politique du 3ème Reich. On saisit ici toute la grossièreté du procédé qui consiste à présenter l’antilibéralisme à travers la pensée d’un philosophe nazi. Il s’agit ni plus ni moins que d’une réduction ad-hitlerum de l’antilibéralisme. Signalons donc à Frédéric Ravel que ses étudiants auraient pu avec profit bénéficier d’une introduction à l’œuvre de Karl Marx et à sa critique toujours actuelle du capitalisme qui permet d’expliquer avec pertinence le processus de la mondialisation…

Mais Frédéric Ravel va plus loin le cours suivant, et après l’assimilation de l’antilibéralisme au nazisme, il expose un autre « foyer anti-cosmopolite : le communautarisme ». Après la réduction ad-hitlerum vient donc le spectre communautariste, qui a pour tâche d’attacher définitivement toute critique de la mondialisation et du Nouvel Ordre Mondial à la barbarie et à l’archaïsme communautaire. Pour faire bonne mesure le cours se conclu sur la « recherche de voies médianes » censées donner un vernis de débat et d’ouverture intellectuelle à un sujet déjà balisé et encadré puisque toute contestation radicale a été précédemment discréditée. La liberté de pensée ainsi étroitement balisée, la deuxième partie de l’enseignement peut tranquillement s’attacher aux grands problèmes éthiques contemporains soulevés par le Nouvel Ordre Mondial, et en particulier l’ingérence dite « humanitaire ». Il s’interroge ainsi sur les nouveaux critères de l’impérialisme visant à définir une « guerre juste » et à cet effet s’appuie encore une fois sur Carl Schmitt et son essai : La guerre civile mondiale, qui critiquait justement le néo-absolutisme des institutions internationales et leur discours sur les droits de l’homme constituant une rhétorique universaliste au service de l’impérialisme. Là encore, faire endosser la critique de l’impérialisme humanitaire à un penseur nazi, constitue un procédé de dé légitimation grossier et une nouvelle réduction ad-hitlerum de l’anti-impérialisme et de la critique du Nouvel Ordre Mondial.

Le cours se conclue ainsi logiquement sur Le droit des gens de John Rawls. L’auteur américain voit dans la démocratie libérale la meilleure expression de gouvernement et le régime le plus juste, c’est à dire conciliant le mieux les principes d’égalité et de liberté individuelle. Il fait ainsi du « minimum démocratique » la condition de l’acceptation d’une société donnée par la communauté internationale. Selon lui, c’est la justice, comme régulatrice des rapports entre liberté et égalité dans les sociétés démocratiques, qui s’impose ainsi comme principe universel. Il justifie ainsi les inégalités sociales, comme variable naturelle de l’expression de la liberté et de l’entrepreneuriat individuel. On le voit, il s’agit ici d’une justification éthique du système économique capitaliste dont la démocratie libérale constitue l’organisation politique la plus consensuelle. Rawls en conclu que les droits de l’homme possèdent ainsi un caractère universel en tant qu’expression des rapports de justice existant dans les sociétés démocrates-libérales, et qu’ils doivent être étendus aux sociétés « hiérarchisées », la guerre constituant selon lui l’ultime recours.

On constate donc que sous couvert d’un discours éthique s’attachant à déterminer les principes de la justice et des droits humains, John Rawls tient en réalité un discours militant universaliste basé sur les droits de l’homme et la conception de la démocratie héritée du social-libéralisme qui porte la justification de l’interventionnisme « humanitaire », autre nom de l’impérialisme ou du néo-colonialisme.

On peut ainsi résumer le formatage des élites tel qu’il est entrepris dans la formation commune dispensée à Sciences-po Paris, tout d’abord comme une forme d’amnésie sélective ayant pour cible l’analyse marxiste de la mondialisation comme phénomène économique, ainsi que ses implications dans les relations internationales, puis comme une réduction ad-hitlerum de  la contestation du Nouvel Ordre Mondial et du totalitarisme des « droits de l’homme ». Le mondialisme y est ainsi présenté comme la principale force en mouvement de l’histoire portée par des valeurs positives basées sur les « droits de l’homme » et l’idéal de la « justice » inégalitaire de société libérales-démocrates indépassables comme forme de régulation des rapports antagonistes entre les affects de liberté et d’égalité. A cet égard, le « cosmopolitisme » promu sur toutes les pages du site Internet de Sciences-po Paris apparaît comme le signe évident de l’appartenance à la modernité politique.

Ce véritable bourrage de crâne idéologique qui vise à formater les élites mondiales de l’oligarchie, associé à la volonté de créer un vaste réseau d’influence et de gouvernance touchant tous les domaines du pouvoir, explique en grande partie le monolithisme intellectuel qui touche les cadres du pouvoir, incapables de penser hors du logiciel démocratique-libéral universaliste. Cette déformation idéologique des élites s’effectue naturellement sous l’influence des intérêts du capital financier et économique, qui a établi de solides rapports de proximité et de collusion d’intérêts à l’intérieur du système de formation, comme nous l’avons vu, par l’entremise des clubs, cercles, et autres groupes de réflexion…


- Source : Guillaume Borel

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