L'hiver vient... par Jacques Sapir
Les lecteurs de ce carnet connaissent sans doute le nom de Cédric Durand, et ils l'associent à plusieurs ouvrages sur l'Europe, comme celui qu'il a dirigé en 2013, ou sur l'Euro, comme celui publié à la fondation ResPublica. On sait moins cependant que ce brillant jeune professeur est l'auteur de nombreux articles publiés dans des revues prestigieuses. Cédric Durand est l'un des plus prometteurs parmi les jeunes économistes universitaires français. Aussi est-ce pourquoi on attendait la publication de son nouveau livre avec trépidation. Disons le tout de suite, le résultat en valait l'attente. Son dernier ouvrage, "Le capital fictif, Comment la finance s'approprie notre avenir", est un essai important qui tente de donner un sens aux dérives du capitalisme depuis ces dernières quarante années et au développement de la finance. Ce livre est important non seulement par son sujet mais surtout par l'approche qu'il nous propose, réhabilitant la notion ancienne, mais bien oubliée de « capital fictif ». Ce faisant, il ouvre un débat théorique important, mais un débat aussi qui n'est pas QUE théorique. Derrière le concept se profilent des enjeux politiques importants, et en particulier celui de la dépossession réalisée par les financiers.
Une analyse précise
Les deux premiers chapitres de cet ouvrage sont consacrés aux pratiques de la finance, dans ce qu'elles ont souvent de plus scandaleuses, mais aussi de plus révélatrices. Dans le chapitre premier, après avoir décrit les dérives individuelles des acteurs (et elles furent nombreuses), il montre que ces dérives ont peu à voir avec la cupidité personnelle, mais doivent beaucoup au cadre systémique dans lequel elles ont pu prendre place. C'est ainsi le cas de Jérôme Kerviel, victime tout autant que coupable, pris dans une logique qui le dépassait. Les différents scandales sur lesquels il revient éclairent le cynisme, mais aussi la dimension de système, de ces dérives financières. De ce point de vue, ce livre est une rigoureuse explication des comportements qu'avait décrit J. Wedel dans son ouvrage fameux sur les dérives des acteurs occidentaux de la transition. On sait que ce scandale éclata avec une force redoutable en 1998, et qu'il donna lieu à un témoignage qu'il convient de relire de l'un des responsables de la CIA devant le Congrès des Etats-Unis. En un sens, le scandale de la faillite du fond d'investissement LTCM en 1998 préfigurait bien des dérives de la crise de 2007. Mais, de cela Cédric Durand est parfaitement au courant, lui qui soutint il y a plus de dix ans une thèse remarquable (et remarquée) sur la sidérurgie russe dans la transition.
Ce constat le conduit à s'interroger sur la responsabilité des économistes. Il y a bien entendu des responsabilités immédiates, et il le montre bien quand il souligne le rôle de justification qu'ont eu certaines théories par rapport à la déréglementation très intéressée de la finance, déréglementation dont on savait depuis les années 1990 qu'elle était porteuse de crises graves. De ce point de vue, on peut regretter qu'il ne pousse pas l'analyse jusqu'à faire un sort particulier à des auteurs comme Eugene Fama dont la théorie de « l'efficience des marchés » a joué un rôle très pervers dans le processus de libéralisation de la finance. Mais, il est clair que cette responsabilité est aussi engagée dans l'usage d'une méthodologie profondément irréaliste qui, comme l'écrivait un épistémologue réputé, Daniel Hausman conduit les économistes à nier l'impact de l'environnement sur les préférences individuelles : "La complaisance généralisée dont la plupart des économistes font preuve à propos des prétentions de la théorie économique et leur mauvaise volonté quand il s'agit de prendre en compte sérieusement des hypothèses psychologiques importantes est difficile à défendre. L'attirance pour une science séparée est profonde, mais mettre l'accent sur une telle structure n'est pas justifié, et ce faisant créé des barrières déraisonnables au progrès théorique et empirique". Ces démarches conduisent à privilégier l'idée d'une autoréglementation de la finance, ce que l'on appelle les règles prudentielles. Mais, ces règles sont une illusion profonde.
Il reste à analyser la logique de l'instabilité financière. Dans le deuxième chapitre de l'ouvrage il montre toute la pertinence des analyses de H.P. Minsky, mais il montre aussi que ces analyses sont incomplètes. En effet, si l'analyse postkeynésienne de Minsky est d'une redoutable efficacité descriptive, elle s'inscrit dans un contexte particulier, celui de la fin des années 1970 et des années 1980. Minsky n'a pas vécu assez longtemps pour voir se déployer toute la logique de la financiarisation de l'économie. C'est ce qui conduit Cédric Durand à développer l'idée que la finance, et la financiarisation actuelle des économies, sont un symptôme de l'automne du capitalisme. Comme le dit un des héros de la série Game of Thrones, l'hiver vient…
Une analyse rigoureuse.
Dans les chapitres suivants, Cédric Durand va expliciter et développer le concept de « capital fictif ». Il en fait tout d'abord la généalogie, rappelant qu'il a été utilisé tant par Hayek que par Marx, même si ces deux auteurs en donnent, on peut s'en douter, des définitions différentes mais surtout en tirent des implications quasiment opposées. Le « capital fictif », pour Cédric Durand qui reprend une large part de la définition de Marx, c'est la « pré-validation » du capital, notion qui est en réalité quasiment le cœur de cet ouvrage. Ce point requiert l'attention et si l'on peut faire un (petit) reproche à l'ouvrage c'est de ne pas expliciter des notions qui sont en amont au concept de « capital fictif » et qui permettent de mieux en comprendre le sens.
Marx raisonne en effet dans une économie à trois catégories d'agents, ce qui est conforme d'ailleurs à de multiples auteurs avant lui comme Say, Ricardo ou Sismondi. Dans cette économie les capitalistes qui détiennent le capital (sous forme physique mais aussi sous forme monétaire), les entrepreneurs et les salariés. Les entrepreneurs doivent emprunter l'argent (capital monétaire), le transformer en marchandises pour produire d'autres marchandises puis vendre ces dites marchandises (retransformant le capital physique en capital monétaire) et sur le produit de cette vente payer les ouvriers, rembourser (avec les intérêts) les capitalistes et se payer enfin eux-mêmes. C'est ce que l'on appelle le cycle :
Agent---->Marchandises---->Argent.
Mais, dans cette double transformation git une double incertitude radicale. Les entrepreneurs, ayant emprunté la somme initiale l'ont fait sur la base d'un calcul ex-ante. Rien ne prouve que le résultat ex-post de ce calcul sera le bon. Cette distinction entre les calculs ex-ante et les vérifications ex-post est fondamentale si l'on veut comprendre l'instabilité intrinsèque de l'économie capitaliste. L‘emprunt initial représente en réalité un pré-validation des choix économiques de l'entrepreneur. De même, il a fait un second calcul ex-ante portant sur les conditions de ventes de sa production. Il va soit lui falloir contracter un nouvel emprunt (s'il vend lui-même sa production) pendant la durée du cycle de vente, soit il devra faire crédit à un distributeur (le fameux « crédit à trois mois ») qui portera alors le risque de la réalisation de cette production. Dans ces deux cas, il faut encore pré-valider la valeur du capital-marchandise le temps que ce capital redevienne du capital monétaire. On le voit, la pré-validation est au cœur même des processus du capitalisme. Mais, en réalité, et c'est là que se situe la nouveauté de l'ouvrage de Cédric Durand, il y a un basculement dans ce mécanisme.
En effet, la pré-validation est en réalité une pseudo-validation qui, si elle se dénoue mal doit être réglée « rubis sur ongle » par l‘entrepreneur. Ce n'est que dans le capitalisme financiarisé contemporain, qui est l'objet réel du livre, que cette pseudo-validation se transforme en une quasi-réelle pré-validation, que ce soit par l'action des banques centrales ou par celle du gouvernement. Cela équivaut à dire que le capital « pseudo-validé » ex-ante le sera bien, dans une grande majorité des cas et ceci indépendamment de la conjoncture économique, ex-post. Mais, ce glissement de la pseudo-validation à une quasi-certaine pré-validation a un coût : celui du déploiement d'un immense secteur financier qui va alors « pomper » littéralement la valeur produite dans la production, soit directement soit indirectement.
Cédric Durand identifie 4 formes à ce processus :
- Le « Profit d'aliénation » qui est représenté par l'ensemble des mécanismes de crédits à la consommation faisant porter sur le salarié une partie du coût de la pré-validation réalisée par l'entrepreneur.
- Le « Profit politique » qui provient de la dette publique et de son financement par les banques, et que l'on peut considérer en réalité comme un rente.
- Les prélèvements sur la plus-value réalisés dans le cadre du passage de la pseudo à la pré-validation.
- Le « Profit d'intermédiation » réalisé par la chaîne des intermédiaires financiers.
Sur ce dernier point Cédric Durand note très justement que contrairement à ce qu'avait prévue la théorie néo-classique, ce n'est pas la « désintermédiation » qui a prospéré dans le processus de financiarisation, mais au contraire une intermédiation beaucoup plus opaque car réalisée hors des banques (plus ou moins surveillées, c'est selon…) par le Shadow Banking, qui est très souvent l'intermédiaire obligé et naturel d'ailleurs de ces banques, ce que la crise de 2007-2008 a amplement prouvé. Cette prolifération de sociétés non-réglementées pose d'ailleurs un redoutable problème aux autorités publiques. On voit bien ici pourquoi l'idée d'une réglementation prudentielle est une illusion et pourquoi des réglementations coercitives s'imposent. Sur ce point (comme sur beaucoup d'autres), la trahison des socialistes français est totale et appelle une sanction implacable.
La dématérialisation du capital
Le capital fictif plane désormais comme un sombre nuage au-dessus de l'économie. Il freine les processus d'investissement et déprime conjointement la consommation, produisant ces économies de chômage de masse que l'on voit de développer dans les pays occidentaux. L'ampleur de ce chômage nous ramène donc à la situation décrite par les grands auteurs socialistes du début du XXème siècle. Ceci est très justement noté par Cédric Durand. Il montre aussi comment l'appareil productif se transforme sous la pression de la globalisation financière, point que j'avais déjà décrit dans la Démondialisation et où nos analyses sont convergentes. Cédric Durand apporte en plus sa connaissance fine des « chaînes de valeur » qui lui vient de ses études post-doctorales qui furent en partie consacrées à la grande distribution et à son développement dans les pays émergents. Il montre de manière ingénieuse comment les entreprises, pour ne pas se voir vider de la valeur produite, sont obligées d'internaliser en partie le processus de financiarisation et de développer des branches financières de plus en plus importantes.
Dans ce monde où les rentiers dominent, et l'on aurait aimé qu'il fasse un plus ample usage du concept de rente, y compris dans ses différentes formes, car il y a là une piste à creuser, on aboutit logiquement à des processus de déflation généralisés. Il montre aussi à quel point les logiques monétaires, et l'Euro en fait partie bien entendu, jouent un rôle essentiel dans ce processus de financiarisation et de dématérialisation. De ce point de vue, et l'on connait son opinion à ce sujet, une sortie de l'Euro s'impose comme acte fondateur d'un processus de ré-appropriation des processus productifs.
Au total, c'est donc un ouvrage d'une grande importance, tant descriptive que théorique ; que nous livre ici Cédric Durand. La description des processus de pré-validation en constitue un point central. Elle suggère une analogie avec l'économie de type soviétique, que j'avais moi-même analysée comme un système où dominait la pré-validation du capital, mais ici asservissant la finance au système productif et à l'Etat. Ceci montre que les deux systèmes ne sont que l'image inversée l'un de l'autre, et appartiennent bien à la même catégorie des économies capitalistes. La fin de l'URSS laisse présager celle du capitalisme financiarisé. Mais cette fin sera probablement plus tragique que ne le fut le démantèlement du système soviétique. Oui, l'hiver vient...
- Source : Jacques Sapir