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Lundi, 29 Avr. 2024

Le psychodrame de Macron pour préserver une « UE géopolitique » en pleine déliquescence

Auteur : Alastair Crooke | Editeur : Walt | Vendredi, 29 Mars 2024 - 16h15

Il semble que Marcon s’imagine jouer un jeu compliqué de psycho-dissuasion avec Moscou – un jeu caractérisé par une ambiguïté radicale.

Charles Michel, le président du Conseil européen, a appelé l’Europe à passer à une “économie de guerre”. Il justifie cet appel en partie par un soutien urgent à l’Ukraine, mais surtout par la nécessité de relancer l’économie européenne (en perdition) en se concentrant sur l’industrie de la défense.

Les appels fusent dans toute l’Europe : “Nous sommes dans une ère d’avant-guerre”, déclare le Premier ministre polonais Donald Tusk. Macron, après avoir évoqué cette possibilité de manière ambiguë à plusieurs reprises, déclare : “Peut-être qu’à un moment donné – chose que je ne souhaite pas – nous devrons mener des opérations [troupes françaises en Ukraine], sur le terrain, pour contrer les forces russes”.

Qu’est-ce qui effraie tant les Européens ? Nous savons que les informations communiquées par les services de renseignement français à M. Macron ces derniers jours étaient alarmantes : elles semblent avoir déclenché sa première tentative d’intervention militaire directe de la France en Ukraine. Les services secrets français ont prévenu que l’effondrement des lignes et la désintégration des forces armées ukrainiennes en tant que force militaire opérationnelle pourraient être imminents.

Macron a joué les cachottiers : pourrait-il envoyer des troupes ? Un temps, il a semblé que oui, mais ensuite, de manière déconcertante, la perspective est devenue floue, tout en restant possiblement à l’ordre du jour. La confusion règne. Personne n’en sait rien, car le président est un être versatile et le général De Gaulle a légué à ses successeurs des pouvoirs quasi-régaliens. Donc, oui, constitutionnellement, il peut le faire.

L’opinion générale en Europe est que Macron joue à des petits jeux psychologiques compliqués, d’abord avec le peuple français, et ensuite avec la Russie. Néanmoins, il semble que les coups fourrés de Macron puissent être fondés : le chef d’état-major de l’armée française a déclaré qu’il disposait de 20 000 soldats prêts à être déployés dans les 30 jours. Et le chef de l’agence de renseignement russe SVR, Naryshkin, a évalué plus modestement que la France semble préparer un contingent militaire à partir pour l’Ukraine, qui, au stade initial, sera composé d’environ deux mille soldats.

Pour être clair, même une division de 20 000 hommes, selon les normes de la tradition militaire classique, est censée pouvoir tenir au maximum un front de 10 km. L’insertion de deux ou vingt mille soldats français ne changerait rien sur le plan stratégique. Elle n’arrêterait pas le rouleau compresseur russe, bien plus imposant, qui poursuit sa route vers l’ouest. À quoi joue donc Macron ?

S’agit-il d’un coup de bluff ?

Il est probable qu’il s’agisse en partie d’une manœuvre théâtrale de la part de Macron, soucieux de se présenter comme “le Monsieur Fort de l’Europe”, en particulier auprès des électeurs français.

Cette prise de position intervient toutefois à un moment où la conjonction d’événements revêt une plus grande importance pour la bien nommée “géopolitique de l’UE” :

Précision : la lumière s’est imposée, illuminant un espace jusqu’alors peuplé d’ombres. Il est désormais on ne peut plus évident – après la victoire écrasante de Poutine aux élections avec un taux de participation record – que le président Poutine est là pour rester. Tous les stratagèmes occidentaux de “changement de régime” à Moscou ont tout simplement été réduits à néant.

Des grincements de dents sont perceptibles dans certains pays d’Europe. Mais ils s’apaiseront. Les Européens n’ont pas le choix. La réalité, comme le note avec dérision le journal Marianne, citant un officier haut gradé français, à propos de la posture ukrainienne de Macron :

“Ne nous méprenons pas, face aux Russes, nous sommes une armée de pom-pom girls” et l’envoi de troupes françaises sur le front ukrainien ne serait tout simplement “pas raisonnable”.

À l’Élysée, un conseiller anonyme a affirmé que Macron “voudrait envoyer un signal fort … (avec) des mots calibrés et bien dosés”.

Ce qui chagrine le plus les “éternels néoconservateurs” de l’UE, c’est que la nette victoire électorale de Poutine coïncide pratiquement avec l’humiliation subie par l’UE (et l’OTAN) en Ukraine. Il ne s’agit pas seulement de l’implosion en cascade de l’AFU [Forces armées ukrainiennes], mais aussi de l’accélération du repli, l’Ukraine tentant de reculer sur un terrain non équipé et quasiment indéfendable.

C’est dans cette sombre perspective européenne que s’inscrit le deuxième rayon de lumière qui clarifie les choses : les États-Unis tournent lentement mais sûrement le dos au financement et à l’armement de Kiev, laissant l’impuissance de l’Europe exposée à la vue du monde entier.

L’UE ne peut tout simplement pas suppléer au recentrage des États-Unis. Ce qui est encore plus blessant pour certains, c’est qu’un retrait des États-Unis représente un “coup de poignard dans le dos” pour une grande partie des dirigeants de Bruxelles, qui s’étaient précipités sur l’administration Biden avec une joie presque indécente, au moment où Trump a quitté ses fonctions. Ils ont profité de ce moment pour proclamer la consolidation d’une UE pro-atlantiste et pro-OTAN.

Aujourd’hui, comme le définit parfaitement l’ancien diplomate indien MK Bhadrakumar, “la France [est] sur son 31 – sans nulle part où aller” :

“Depuis son ignominieuse défaite de fin des guerres napoléoniennes, la France se trouve dans la situation difficile des pays pris en sandwich entre les grandes puissances. Après la Seconde Guerre mondiale, la France a fait face à cette situation en formant en Europe un pôle avec l’Allemagne”.

“La Grande-Bretagne, prisonnière d’une situation similaire, s’est adaptée à un rôle subalterne en s’appuyant sur la puissance américaine à l’échelle mondiale, mais la France n’a jamais renoncé à sa quête de gloire comme puissance mondiale, et elle continue d’y œuvrer”.

“L’angoisse des Français est compréhensible car les cinq siècles de domination occidentale de l’ordre mondial touchent à leur fin. Cette situation condamne la France à une diplomatie en perpétuel sursis, entrecoupée de brusques poussées d’activisme”.

L’aspiration exaltée de l’UE à devenir une puissance mondiale se heurte ici à trois problèmes : premièrement, l’axe franco-allemand s’est dissous, l’Allemagne s’étant tournée vers les États-Unis comme nouveau dogme de sa politique étrangère. Deuxièmement, le poids de la France s’est encore réduit dans les affaires européennes, Scholtz ayant adopté la Pologne (et non la France) comme son “meilleur ami à jamais”, et troisièmement, les rapports entre Macron et le chancelier Scholz sont en chute libre.

L’autre bémol au projet géopolitique de l’UE tient à ce que l’adhésion aux guerres financières de Washington contre la Russie et la Chine a eu pour conséquence “un accroissement spectaculaire des États-Unis par rapport à l’UE et au Royaume-Uni combinés – au cours des 15 dernières années. En 2008, l’économie de l’UE dépassait légèrement celle de l’Amérique… L’économie américaine dépasse aujourd’hui de près d’un tiers celle de l’UE. [Elle dépasse de plus de 50 % celle de l’UE sans le Royaume-Uni”.

En d’autres termes, être l’allié de l’Amérique, dans sa guerre par procuration contre l’Ukraine, a coûté – et continue de coûter – cher à l’Europe. Eurointelligence rapporte qu’une enquête menée auprès de petites et moyennes entreprises en Allemagne a enregistré un revirement extrême des sentiments à l’égard de l’UE. Sur un échantillon de 1 000 petites et moyennes entreprises, 90 % étaient mécontentes de l’UE à divers degrés, incitant nombre d’entre elles à quitter l’Europe pour s’installer aux États-Unis.

En clair, les efforts déployés pour amplifier et maintenir la notion d’une “Europe géopolitique” se soldent par une débâcle. Les niveaux de vie s’effondrent et la promiscuité régulatrice de Bruxelles ainsi que les coûts élevés de l’énergie entraînent la désindustrialisation et l’appauvrissement de l’Europe.

Dans une interview sans fard accordée fin 2019 au magazine The Economist, M. Macron a déclaré que l’Europe se trouvait “au bord du gouffre” et qu’elle devait impérativement envisager sa propre stratégie en tant que puissance géopolitique, sous peine de “ne plus être maître de son destin”. (La remarque de Macron a précédé de trois ans la guerre en Ukraine).

Aujourd’hui, les craintes de M. Macron sont devenues réalité.

Le président de la Commission européenne, M. Michel, déclare vouloir acheter deux fois plus d’armes aux producteurs européens d’ici 2030, utiliser les bénéfices des avoirs russes gelés pour financer l’achat d’armes pour l’Ukraine, faciliter le financement de l’industrie européenne de la Défense, notamment en émettant sur le marché une obligation européenne liée à la Défense et en obtenant de la Banque européenne d’investissement qu’elle ajoute les objectifs de Défense à ses critères d’octroi de prêts.

Michel présente cette politique au public comme un moyen de créer des emplois et de la croissance. En réalité, l’UE cherche à créer une nouvelle caisse noire pour remplacer les achats d’obligations souveraines des États membres de l’UE par la BCE, que la flambée des taux d’intérêt aux États-Unis a effectivement anéantie.

Le stratagème de l’industrie de la Défense est un moyen de créer davantage de flux de trésorerie : les diverses “transitions” envisagées par l’UE (climat, environnement et technologie) nécessitaient manifestement un gigantesque recours à la planche à billets. C’était à peu près gérable lorsque le projet pouvait être financé à des taux d’intérêt nuls. Aujourd’hui, l’explosion de la dette des États membres de l’UE pour financer la pandémie et les “transitions” menace d’entraîner l’ensemble de la “révolution” géopolitique dans une crise financière. La crise est en cours.

Michel espère que la Défense pourra être vendue au public comme la nouvelle “transition” à financer par des moyens peu orthodoxes. Wolfgang Münchau, d’EuroIntellignce, écrit cependant sur “l’économie de guerre rose de Michel” – qu’il souhaite une Europe géopolitique, et conclut son message par le célèbre adage de la guerre froide – “si vous voulez la paix, préparez-vous à la guerre”.

“Ces armes de l’économie de guerre de Michel sont-elles le reflet de nos échecs en matière de diplomatie ? Quelle est notre contribution historique à ce conflit ? Ne devrions-nous pas commencer par là ?

“Le langage utilisé par Michel est à la fois radical et dangereux. Certains de nos concitoyens les plus âgés se souviennent encore de ce que signifie vivre en économie de guerre. Les propos décousus de Michel témoignent d’un grand manque de respect”.

Eurointelligence n’est pas le seul à avoir émis des critiques. L’initiative de Macron a divisé l’Europe, une majorité s’opposant fermement au déploiement de troupes en Ukraine – une entrée en guerre à dormir debout. Natacha Polony, rédactrice en chef de Marianne, a écrit : “Il ne s’agit plus d’Emmanuel Macron ni de ses postures de petit chef viril. Il ne s’agit même plus de la France ni de son affaiblissement par des élites aveugles et irresponsables. Il s’agit de savoir si nous allons accepter collectivement de marcher comme des somnambules jusqu’à la guerre. Une guerre dont nul ne peut prétendre qu’elle sera maîtrisée ou contenue. Il s’agit de savoir si nous acceptons d’envoyer nos enfants mourir parce que les États-Unis ont voulu à toute force implanter des bases aux frontières de la Russie.”

La question essentielle concerne l’ensemble de la stratégie géopolitique “Von der Leyen-Macron” selon laquelle l’UE doit se considérer comme une puissance géopolitique. C’est la poursuite de cette “chimère” géopolitique (en grande partie un ego-projet) qui, paradoxalement, a amené l’UE au bord de la crise.

Une majorité d’Européens souhaite-t-elle vraiment devenir une puissance géopolitique, si cela implique d’abandonner ce qui reste de leur souveraineté et de leur autonomie nationales (et de leur contrôle parlementaire) à l’échelon supranational, aux technocrates de Bruxelles ? Peut-être que les Européens préfèrent que l’UE conserve son statut de bloc économique.

Alors pourquoi Macron fait-il néanmoins ces choix ? Personne n’en est sûr, mais on dirait qu’il s’imagine disputer un mystérieux jeu de psychodissuasion avec Moscou – caractérisé par une ambiguïté totale.

En d’autres termes, encore une opération psychologique de plus.

Il est néanmoins possible qu’il pense que sa menace ambiguë d’un déploiement européen en Ukraine pourrait donner à Kiev un “moyen de pression” suffisant pour bluffer la Russie et l’amener à approuver le maintien de l’“Ukraine déchue” dans la sphère occidentale (et même dans celle de l’OTAN), auquel cas Macron prétendra avoir été un “sauveur” du pays.

Si c’est le cas, c’est du vent. Le président Poutine, fort de sa récente victoire électorale, a tout simplement balayé l’opération psychologique de Macron : “Tout déploiement de troupes françaises sera considéré comme une invasion, et, de facto, une cible légitime pour nos forces”, a explicitement déclaré M. Poutine.

Traduction Spiritof Free Speech


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