Les dirigeants occidentaux sous-estiment le rejet qu’ils inspirent désormais dans le reste du monde
L'Ukraine continue d'être la cible de destructions russes de ses infrastructures et de ses centres de décision. En même temps que la montée en intensité de l'armée russe sur le théâtre des opérations, il faut suivre le bras de fer géopolitique mondial. Dernier épisode, la rencontre entre Vladimir Poutine et le Cheikh Mohammed ben Zayed, président des Emirats Arabes Unis. Notre ami Bhadrakumar laisse percer, à l'occasion de son commentaire de cette visite, tout le mépris que les dirigeants occidentaux inspirent désormais au reste du monde.
M.K..Bhadrakumar commente la visite du Cheikh Mohammed ben Zayed Al Nahyan à Saint Pétersbourg:
Lisez chaque mot de cette analyse de notre diplomate indien favori: il est vraisemblable que les dirigeants occidentaux ne veuillent pas entendre le rejet dont ils sont l’objet. Qu’un homme aussi pondéré que Bhadrakumar se laisse aller à exprimer son mépris pour les dirigeants occidentaux est un signe qui devrait largement inquiéter dans les capitales européennes et nord-américaines:
“Il y avait quelque chose de profondément significatif à ce que le président des Émirats arabes unis, Cheikh Mohammed ben Zayed Al Nahyan, entreprenne une visite en Russie au milieu des tempêtes qui s’accumulent en Ukraine. Conscient du symbolisme, le président russe Vladimir Poutine a reçu mardi le cheikh Mohammed dans un cadre grandiose digne d’un monarque, au magnifique palais Konstantinovksy de Saint-Pétersbourg, dont l’héritage remonte à Pierre le Grand, symbole du renouveau de la Russie et de son patrimoine culturel.
La rencontre des deux potentats ne pouvait pas mieux tomber. Le cheikh Mohammed et son homologue saoudien, le prince héritier et premier ministre Mohammed bin Salman Al Saud, venaient d’infliger une défaite stratégique à une superpuissance dans le domaine de la géopolitique du pétrole, alors que la communauté mondiale constatait avec incrédulité et comprenait que le soleil s’était couché sur le siècle américain en politique internationale.
Poutine aussi est à l’aube d’une victoire historique sur la puissance combinée de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, qui s’apprête à redessiner les contours du nouvel ordre mondial. M. Poutine a déclaré au cheikh Mohammed que les relations entre la Russie et les Émirats arabes unis étaient “un facteur important de stabilité régionale et mondiale”.
M. Poutine a déclaré : “Je sais que vous êtes préoccupé par l’ensemble de la situation qui se développe, et je connais votre désir de contribuer à la résolution de toutes les questions litigieuses, y compris la crise actuelle en Ukraine. Je voudrais noter qu’effectivement, ce facteur substantiel permet d’utiliser votre influence pour aider à résoudre progressivement la situation.”
Les mots ont été soigneusement choisis. M. Poutine a noté la volonté des Émirats arabes unis de “contribuer au règlement progressif de la situation” en Ukraine, soulignant qu’un dénouement n’est pas envisageable à court terme. [Cependant, la pièce maîtresse des remarques de M. Poutine était autre chose : l’OPEP Plus, où l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et la Russie naviguent virtuellement sur les marchés mondiaux de l’énergie.
M. Poutine a signalé que Moscou ne considère pas du tout la décision de l’OPEP+ en termes de somme nulle. Son objectif est plutôt de “stabiliser les marchés mondiaux de l’énergie, afin que les consommateurs de ressources énergétiques et ceux qui les fournissent aux marchés mondiaux se sentent calmes, stables et confiants, et que l’offre et la demande soient équilibrées”. Bien entendu, cette déclaration polie contient un message ferme à l’intention du G7 : toute nouvelle tentative de leur part d’étendre leur armement de sanctions au marché mondial de l’énergie est inacceptable et sera combattue.
Il s’agissait des premières remarques de M. Poutine sur la décision collective annoncée par l’OPEP+ lors de sa réunion à Vienne jeudi dernier de réduire la production de pétrole de 2 millions de barils par jour. M. Poutine a conclu avec fermeté que la Russie “répondra en permanence aux exigences du marché, et nous essayons de le faire en fonction des évolutions actuelles.”
Le cheikh Mohammed a clairement indiqué que sa visite était axée sur le renforcement de ses relations bilatérales avec la Russie, notamment dans le domaine économique. Alors que les sanctions occidentales atrophient les liens économiques florissants de la Russie avec l’Europe, Moscou se tourne vers le monde non occidental pour nouer des partenariats et réorienter ses stratégies régionales. Poutine a déclaré à plusieurs reprises que la Russie s’engagerait volontiers avec tout pays qui résisterait à l’intimidation occidentale.
Les Émirats arabes unis ont rapidement compris que la Russie les considérait comme une destination privilégiée pour faire des affaires. Pour Moscou, les Émirats arabes unis se distinguent par leur environnement dynamique propice aux affaires et par le fait qu’ils ouvrent une fenêtre sur le monde occidental pour l’industrie russe. Moscou a reçu des signaux forts de la part de ses partenaires européens concernant la reprise des relations commerciales, bien qu’indirectement. Après tout, le marché russe est synonyme de rendements commerciaux élevés.
L’appréciation par Moscou de l’importance croissante accordée par les Émirats arabes unis à la préservation de leur autonomie stratégique constitue un modèle crucial. Les élites russes admirent le cheikh Mohammed pour avoir rapidement transformé les Émirats, dont l’économie reposait autrefois sur la pêche et les perles, en une puissance financière et une économie diversifiée, et pour avoir mis en place un système politique stable, des flux de capitaux importants, un environnement fiscal favorable et des régimes commerciaux libéraux.
En effet, les Émirats arabes unis sont aujourd’hui un pôle d’investissement attractif, avec une “vision 2021” visant à devenir la capitale économique, touristique et commerciale de plus de deux milliards de personnes. Pour les Russes, ces objectifs ambitieux continueront à favoriser un écosystème commercial accueillant, bien réglementé et sûr dans les EAU. L’indice de performance logistique de la Banque mondiale classe les EAU parmi la douzaine de pays les plus performants sur 160 en termes de logistique commerciale.
De même, Moscou n’envisage pas que les affaires se déroulent comme d’habitude avec les Européens de sitôt, voire jamais. La résurrection de l’héritage nazi de l’Occident pour contrarier la Russie et la destruction des gazoducs Nord Stream pour punir la Russie ne sont que le point culminant d’un comportement excessivement odieux des États-Unis et de leurs alliés, qui ont humilié la Russie au fil des décennies – en méprisant ses patrimoines culturels (langue, littérature, musique, etc.) par pure jalousie – dans le but effroyable d'”effacer” la Russie en tant que puissance. Cette attitude a créé de profondes blessures dans la psyché russe.
Avec 4000 entreprises russes opérant à partir des Émirats arabes unis, il y a une communauté russe en croissance rapide dans la région du Golfe et Sheikh Mohammed a noté que les Émirats fourniront une ambiance amicale pour les expatriés russes en approuvant l’ouverture de la première école russe dans les Émirats. On peut imaginer qu’il s’agit de la première école russe de ce type dans cette partie du monde.
La communauté d’affaires russe considère les Émirats arabes unis comme une rampe de lancement idéale pour accéder aux marchés du monde entier. Leur situation géographique et leur fuseau horaire favorable (GMT +4) offrent aux entreprises souhaitant accéder aux marchés d’Afrique, d’Asie et d’Europe un centre régional et commercial à partir duquel elles peuvent opérer. La Russie s’est fixé des objectifs ambitieux pour développer ses relations avec les pays africains, où elle jouit d’un formidable “soft power” datant de l’ère soviétique.
En termes géopolitiques, la décision du cheikh Mohammed de se rendre en Russie pour rencontrer Poutine intervient dans un contexte de crise de colère des élites politiques américaines qui menacent de “punir” l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Les démocrates ont réclamé sans ambages le retrait des troupes américaines aux EAU et en Arabie saoudite et la réduction des livraisons d’armes.
Ces hommes de Neandertal devraient déjà être des pièces de musée. Ils ne comprennent pas que les élites d’Asie occidentale ont une mentalité cosmopolite et qu’elles connaissent suffisamment bien ces hommes creux pour les avoir côtoyés dans leurs années de jeunesse et les avoir observés stoïquement, plus récemment, lorsqu’ils ont commencé à vieillir, montrant des signes d’épuisement et de sénilité.
En se rendant à Saint-Pétersbourg, Cheikh Mohammed a peut-être montré, à sa manière, que des menaces américaines aussi grossières ne seront que contre-productives. Auparavant, l’administration Biden l’avait poussé à desserrer les relations des Émirats arabes unis avec la Chine s’il voulait obtenir des avions à réaction F-35 – ce à la suite de quoi, le Cheikh, quoi, dégoûté, s’était tourné vers le Rafale français.
La Russie, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont le potentiel pour former une troïka où chacun des membres accroît le pouvoir politique des deux autres et, dans le même temps, a un impact collectif sur la répartition réelle du pouvoir dans un monde multipolaire. L’OPEP Plus a montré la voie. La rencontre de Sheikh Mohammed avec Poutine a lieu dans la semaine qui suit la réunion de l’OPEP Plus à Vienne”.
Photo d'illustration: Odessa – Statue du duc de Richelieu (1766-1822),, à qui le Tsar Alexandre Ier confia la charge de gouverneur de la “Nouvelle Russie” de 1804 à 1814
- Source : Le Courrier des Stratèges