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Lundi, 25 Nov. 2024

Pour en finir avec l’euro

Auteur : Jean-Luc Baslé | Editeur : Walt | Lundi, 13 Mai 2019 - 09h23

A l’occasion du 20ème anniversaire de l’euro, ses partisans se félicitent de son succès (1). Mais, son avenir est loin d’être assuré. Au plan pratique, c’est un succès. Son adoption facilite les transactions commerciales et financières, et abaisse leur coût. Les touristes y trouvent leur compte par la facilité qu’il leur accorde de voyager à travers l’Europe. Au plan économique, c’est un échec (2). A quoi cela tient-il ? A ses défauts structurels, et aux autorités nationales et européennes qui temporisèrent au lieu d’y porter remède. Ce qui pose la question de son avenir : l’euro survivra-t-il ou est-il condamné ?

Dans un livre publié en avril 2016, je me suis fait l’avocat de l’euro tout en soulignant la nécessité de remédier à ses défauts structurels et d’amender les politiques économiques de la France et de l’Allemagne pour les rendre compatibles (3). Ses partisans m’ont reproché de ne pas m’en faire l’avocat et ses adversaires de ne pas le condamner. Trois ans plus tard, il me semble que le sort de l’euro est désormais entre les mains de l’Allemagne : ou elle l’abandonne pour ne pas être le banquier de l’Europe, ou elle en impose sa vision aux nations de l’Europe du sud, comme elle l’a fait avec la Grèce. Mais est-il dans son intérêt d’adopter l’une ou l’autre de ces solutions ?

Le constat

L’euro devait apporter croissance, stabilité et plein-emploi. Il devait aussi isoler les Etats membres des chocs externes. Il n’a atteint ni l’un ni l’autre de ses objectifs. De 2000 à 2018, la croissance moyenne de la zone euro (1,9%) est plus faible que celle de l’Union européenne (2,2%), de la Grande-Bretagne (2,1%) et des Etats-Unis (2,4%). Le chômage (9,5%) y est plus élevé que dans l’Union européenne (9,0%), qu’en Grande-Bretagne (5,8%) et qu’aux Etats-Unis (6,0%). Le taux de chômage des moins de 25 ans est alarmant : 34% pour l’Espagne, 29% pour l’Italie et 24% pour la France. Seuls, l’Allemagne (9,8%) et les Pays-Bas (10,2%) font mieux pendant la période considérée. Ces chiffres sont à comparer avec ceux des Etats-Unis (12,8%) et de la Grande-Bretagne (15,3%) (4). Les gilets jaunes sont l’expression de cet échec, même si d’autres facteurs sont à l’œuvre (5). Les prévisions de la Commission européenne ne porte pas à l’optimisme. La croissance tombera de 1,9% en 2018 à 1,3% en 2019. A noter que ces prévisions de février 2019 sont en retrait par rapport à celles de novembre 2018. La Commission prévoyait alors une croissance de 1,9% pour 2019.

La zone euro n’a pas davantage protéger ses Etats membres du choc des subprimes de l’automne 2008. Cette crise a plongé la zone euro en récession en 2009 et a engendré celle de l’euro qui a donné lieu à un accroissement rapide des taux d’intérêt dans les pays du sud. Ainsi, le taux à dix ans des emprunts d’état de la Grèce qui était de 4,4% en février 2008, s’est enflammé pour atteindre 35% en février 2012. Le Portugal fut aussi touché. Son taux d’intérêt est passé de 4,3% à 13,1% dans le même temps. Le gouverneur de la Banque centrale européenne (BCE), Mario Draghi, lança alors un ambitieux programme de prêts à long-terme (Long Term Refinancing Operations ou LTRO) de 1.100 milliards d’euros pour éteindre l’incendie. Il faisait suite à deux autres programmes (442 milliards d’euros en juin 2009 et 217 milliards en mai 2010) qui s’étaient révélés insuffisants pour endiguer l’effet de la crise des subprimes sur la zone euro.

Cette politique laxiste de Mario Draghi irrita profondément les dirigeants allemands, tenant de l’orthodoxie monétaire, au point que deux de leurs dirigeants, Alex Weber et Jürgen Stark démissionnèrent de leur fonction à la BCE. Elle n’en fut pas moins insuffisante. Mario Draghi lancera deux autres programmes de soutien aux banques. Le premier, baptisé TLTRO I, fut lancé en juillet 2014. Le second (TLTRO II) s’échelonna de juin 2016 à mars 2017. La performance de la zone restant inférieure à celle de l’Union européenne, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis, Mario Draghi s’est vu obligé en janvier 2015 d’adopter une politique monétaire non-conventionnelle, dite politique d’assouplissement quantitatif, qui consiste à racheter des obligations d’Etats et d’entreprises pour un total de 1.100 milliards d’euros. Ce programme a aussi pour objectif de réduire les soldes de la balance des paiements courants des banques centrales entre elles, ou soldes Target. En effet, la crise de l’euro a donné lieu à une fuite des capitaux des pays du sud de l’Europe vers ceux du Nord – essentiellement l’Allemagne. La crainte d’une aggravation de la crise, voire même d’une disparition de l’euro, a poussé les investisseurs à mettre leurs avoirs financiers en sécurité en transférant les euros qu’ils détenaient en Italie, et en Espagne vers l’Allemagne. Ces transferts modifient les soldes Target des banques centrales. Ainsi, au plus fort de la crise, en août 2012, la Bundesbank a-t-elle accumulé une créance de 743 milliards d’euros sur les Etats membres du sud, réputés mauvais risques financiers.

Cette accumulation explique la mauvaise humeur des dirigeants allemands, mentionnés ci-dessus qui attribuent le gonflement du solde Target sur les livres de la Bundesbank à la politique de Mario Draghi perçue comme favorable aux pays du sud. L’avenir leur donnera raison. La politique d’assouplissement quantitatif n’arrêtera pas le déséquilibre de ces soldes. Celui de la Bundesbank atteindra son point le plus haut en juin 2018 avec une créance de 947 milliards d’euros, et la Banque d’Italie son point le plus bas en novembre 2018 avec une dette de 490 milliards d’euros. Les investisseurs se montrent donc très réservés à l’égard de l’euro. Jadis, Aristote définit les usages de la monnaie mais pas sa nature. Bien qu’elle ait pris de multiples formes au cours des âges, cette nature est immatérielle. Elle tient à la confiance que ses utilisateurs lui accordent. Les mouvements de capitaux sont le reflet de cette confiance, ou de cette absence de confiance dans le cas présent. Cette méfiance est confirmée par les statistiques du Fonds monétaire international. L’euro n’a jamais atteint le statut de monnaie de réserve internationale que lui assignait ses partisans. Le pourcentage moyen de réserves internationales libellé en euro est stable et se situe autour de 22%. Banquiers centraux et institutions internationales lui préfèrent le dollar en dépit des questions que l’on peut se poser sur l’économie américaine.

En conclusion, tant du point de vue de ses performances que de sa capacité à résister aux chocs extérieurs, ou de sa prédisposition à devenir monnaie de réserve, l’euro n’a pas répondu aux espoirs de ses promoteurs.

Faiblesses structurelles de l’euro

L’euro est né du Traité de Maastricht de 1992. C’est la première fois que des nations décidaient volontairement, sinon démocratiquement, d’abandonner leur monnaie au profit d’une monnaie unique. Il n’y avait donc pas de précédents dont les dirigeants européens eussent pu s’inspirer. Plusieurs économistes avaient théorisé sur ce sujet dont Robert Mundell, Ronald McKinnon et Peter Kenen. Pour le premier, les nations désireuses d’adopter une monnaie unique doivent avoir des structures économiques homogènes. Pour le second, plus les économies des nations concernées sont ouvertes au commerce international, plus grandes sont les chances de succès. Pour le troisième, c’est le degré de diversification des économies qui importe. Au plan théorique, il n’y avait donc pas consensus sur les conditions à remplir pour réussir. En l’absence d’expérience et de cadre conceptuel, les créateurs de l’euro ont bricolé un système qui tient plus du marchandage politique que de la raison économique. L’euro est un projet économique au service d’une cause politique : l’Union Européenne. C’est sa première faiblesse.

L’euro est une monnaie sans nation. La valeur d’une monnaie dépend au premier chef de la nation dont elle est issue. Le dollar tire sa valeur de la nation américaine, de son pouvoir économique, politique et militaire. La première banque fédérale américaine fut créée en 1816, vingt-neuf ans après l’adoption de la constitution des Etats-Unis. Une monnaie suit la constitution d’une nation. Elle ne la précède pas. L’euro fait exception à ce principe. La Banque Centrale européenne (BCE) existe alors que l’Union européenne n’est pas achevée. Plus grave, l’euro n’est pas une monnaie unique ou commune, comme il est souvent dit par facilité de langage, mais l’association de N+2 monnaies, où « N » représente le nombre d’Etats membres, soit 19, et 2 les euros de la BCE et la monnaie-papier. Une monnaie tient son pouvoir libératoire, c’est-à-dire son cours légal ou forcé, de la nation qu’il l’émet (6). En zone euro, chaque Etat membre confère individuellement ce pouvoir à l’euro. Légalement, il y a donc un euro français, un euro allemand, un euro italien, etc., chacun détenant un pouvoir libératoire de son Etat. Il ne peut pas en être autrement puisqu’il n’existe pas d’Etat européen. L’euro n’est donc pas indivisible, comme on le croit généralement.

Mario Draghi l’a admis dans sa conférence du 26 juillet 2012 lorsqu’il a reconnu qu’il y avait un risque de convertibilité, signifiant par là que l’évolution divergente des économies de la zone euro pourrait entraîner un jour la cotation d’un euro allemand ou d’un euro italien sur les marchés financiers. Il avait pris soin de déclarer au préalable que l’euro était irréversible et que la BCE ferait ce qu’il faudrait pour le sauver, si nécessaire. En clair, il reconnaissait qu’il existait un risque d’éclatement de la zone euro. Il revint sur cette question lors de sa conférence du 22 janvier 2015 lorsqu’il annonça la mise en place du programme d’assouplissement quantitatif. Contrairement aux programmes précédents, celui-ci n’est mutualisé qu’à hauteur de 20%, c’est-à-dire que les banques centrales des Etats membres ne sont conjointement responsables qu’à hauteur du cinquième des montants émis. Cette disposition qui ne satisfait pas les Etats membres de l’Europe du nord opposés à ce programme, a pour but d’en limiter l’usage par les pays du sud, et donc d’amoindrir le risque potentiel de démantèlement de la zone euro. Indirectement, c’est reconnaître le risque de convertibilité. Cette structure incomplète est la seconde faiblesse structurelle de l’euro.

L’adoption du traité de Maastricht constitue un abandon de l’esprit de solidarité présent dans la déclaration Schuman en faveur du néolibéralisme qui a fait son apparition aux Etats-Unis dans les années 1980. C’est une bombe à retardement. Les premiers effets s’en firent sentir lors de la crise de l’euro de 2010. Les Européens hésitèrent à porter secours à l’Irlande et à la Grèce. A cet abandon de l’esprit communautaire s’ajoute la libre circulation des capitaux qui accroît à la fois l’efficacité et l’instabilité de l’économie de la zone euro. Cette disposition aurait dû s’accompagner d’un fonds de stabilisation pour contrer des mouvements de capitaux intempestifs qui provoquèrent le déséquilibre des soldes Target. Les Allemands s’étaient opposés à la création d’un tel fonds lors de la création de l’euro de peur d’être le banquier de la zone euro. Ils y consentirent a minima pour mettre fin à la crise de l’euro. Cette crise a aussi souligné la nécessité d’une réglementation bancaire et d’une union bancaire européenne. L’une et l’autre ont été adoptées progressivement et incomplètement. En conséquence, ni les autorités nationales, ni les autorités européennes ne sont prêtes à faire face à la crise économique et financière qui se profile à l’horizon. Or, cette protection de la zone euro contre les chocs externes était l’un des arguments forts de ses partisans.

L’abandon de l’esprit de Maastricht est une trahison de l’esprit communautaire, cher aux pères fondateurs, qui avait enthousiasmé les peuples à l’origine du projet européen. C’est la troisième faiblesse de l’euro. C’est aussi l’une des raisons qui conduit des européens à s’interroger à son sujet sans nécessairement savoir ce que le traité de Maastricht signifie réellement, sans parler du Traité d’Aix-la-Chapelle qu’ils découvrent un peu par hasard à la lecture de leur quotidien.

En résumé, l’euro est un projet économique au service d’une cause politique qui inverse l’ordre naturel des choses en créant une banque centrale avant d’instituer un Etat, et qui de ce fait est démuni de l’arme budgétaire, indispensable en cas de crise économique et financière.

Effets de cette structure déficiente

Outre, la performance économique insatisfaisante de la zone euro, comme indiqué ci-dessus, la gestion de la monnaie européenne pose problèmes en raison de sa structure déficiente. L’euro un système ingérable.

La monnaie unique ne répond pas aux conditions posées par l’économiste canadien Robert Mundell dans sa théorie de la zone monétaire optimale. Si plusieurs nations réunies dans une zone monétaire ont des structures économiques homogènes, comme ils le recommandent, les autorités peuvent répondre à un choc externe par des mesures communes. Ce n’est pas le cas de la zone euro. La structure de l’économie allemande est différente de celle de l’Italie, sans parler de celle de la Grèce… (7). En outre, l’absence de budget commun prive la zone euro du levier budgétaire pour agir sur l’économie. Elle ne dispose donc que du levier monétaire pour répondre aux chocs externes, comme celui de la crise des subprimes. Si cela ne suffisait pas, la liberté d’action de la Banque centrale européenne est limitée par ses statuts. Cela posa un sérieux problème à son gouverneur, Mario Draghi, lors de la crise de l’euro de 2010. Il contourna astucieusement le carcan qui lui était imposé en rappelant à ses critiques qu’outre « sa mission de veiller à la stabilité des prix, la BCE doit aussi assurer la stabilité du système bancaire. S’il n’intervient pas, plusieurs Etats membres de la périphérie seront en grande difficulté mettant du même coup en danger les banques, leur principal bailleur de fonds. Il lui faut donc aider ces Etats pour préserver la stabilité du système bancaire, et par voie de conséquence l’euro. (8)

Mario Draghi a sauvé l’euro pour un temps en s’affranchissant des règles qui lui étaient imposées. Mais pourra-t-il, ou plus probablement son successeur, renouveler cet exploit en cas de nouvelle crise ? Il est permis d’en douter.

Pourquoi l’euro ?

Il est souvent dit que l’objet de l’euro était d’arrimer l’Allemagne à l’Europe. Ce serait une idée française. C’est une idée fumeuse. Comment imaginer « arrimer » un pays au travers d’un accord monétaire, sauf à supposer que les Allemands ne comprennent rien à ces choses ? Comme ils les comprennent fort bien, ils ont accepté de faire l’euro en posant leurs conditions… Ils en ont fait un Deutsche mark qui a changé de nom. Cela donne à nos « amis d’outre-Rhin » un avantage compétitif considérable en bénéficiant d’une monnaie dépréciée. La politique économique allemande étant traditionnellement mercantile, les dégâts – côté français – ne se sont pas fait attendre, à preuve l’effondrement de notre outil industriel (9). Là aussi il y a plusieurs causes, mais l’euro en est une, incontestablement. Si l’Allemagne jouit d’une monnaie dévaluée grâce à l’euro, la France bénéficie de taux d’intérêts minorés. Cet avantage, hélas, n’a servi qu’à encourager sa propension à s’endetter. La dette publique de la France qui s’élevait à 58,9% de son produit intérieur brut en 2000, atteint désormais 98,5%. Dans le même temps, la dette de l’Allemagne est passée de 58,9% à 63,9%.

Notons qu’il n’y avait aucune raison « d’arrimer » l’Allemagne à la France. Notre pays étant son premier client, l’Allemagne n’avait alors aucune raison de s’en éloigner ! Le traité d’Aix-la-Chapelle, signé le 22 janvier 2019, autorise une autre interprétation de cet arrimage. Il officialise l’abandon de la politique de souveraineté du général De Gaulle pour la remplacer par l’allégeance de la France à l’Allemagne (10). Ce n’est plus la France qui « arrime » l’Allemagne, mais l’inverse. Dans cette hypothèse, l’euro n’est que la première pierre d’une construction allemande de l’Europe.

Tout décor a son revers. L’euro – ce Deutsche mark dévalué – ne fait pas exception. La Bundesbank accumule sur les pays du sud de l’Europe une créance ou solde Target qui ne cesse de croître. A février 2019, ce solde s’élève à 878 milliards d’euros, soit près du tiers du produit intérieur brut allemand. Ses principaux débiteurs sont l’Italie (487 milliards d’euros), l’Espagne (399 milliards), et le Portugal (82 milliards). (11) Au rythme d’accroissement de ces quatre dernières années, ce solde atteindra 1.000 milliards d’euros en mai 2020, et plus probablement avant cette date. Le chiffre de 1000 milliards est symbolique. Il provoquera une forte réaction négative en Allemagne à l’égard de l’euro lorsqu’il sera atteint.

Le risque est que cette créance ne soit jamais recouvrée. Elle est composée de mauvais débiteurs. La dette publique italienne est notée « qualité moyenne inférieure » par les agences de notation, juste un cran au-dessus de la notation « spéculative ». Si de « qualité moyenne inférieure », elle devenait « spéculative », son taux d’intérêt augmenterait sensiblement ce qui aurait pour effet d’accroître le déficit budgétaire italien, donc la dette publique qui est déjà élevée (132% du produit intérieur brut). L’Italie entrerait alors dans un cercle infernal d’endettement. La dette espagnole qui s’élève à 98% du produit intérieur brut, est aussi notée « qualité moyenne inférieure ». Ces deux nations sont donc très vulnérables aux chocs externes. Leur situation ne peut que se dégrader fortement lors de la prochaine récession américaine que Ben Bernanke, ancien gouverneur de la Réserve Fédérale, prévoit pour 2020. Que feront les autorités italiennes, espagnoles et européennes pour contrer cette récession lorsqu’elle atteindra les rives de l’Europe ?

La solution sera celle adoptée par le Parlement européen (Directive 2014/59/UE) (12) qui prévoit de renflouer les banques en faisant supporter leurs pertes par les actionnaires et les déposants. Les sommes investies dans les assurances-vie pourront aussi être utilisées, si nécessaire. Ce renflouement interne (bail-in, en anglais) s’oppose au renflouement externe (bail-out) utilisé lors de crise des subprimes qui fit scandale en ne pénalisant pas les actionnaires, comme le prévoit le système capitaliste en cas de mauvaise gestion. Dans la pratique, cela ne change pas grand-chose. Les pertes des banques dans la crise des subprimes ont été couvertes par les contribuables. Lors de la prochaine crise, elles le seront par les épargnants.

L’euro peut-il disparaître ?

Les défauts structurels de l’euro le condamnent. Il est amené à disparaître à moins qu’il ne soit imposé par la force. Il existe cependant une solution intermédiaire que Vincent Brousseau appelle la sortie furtive de l’euro (13). Dans une lettre adressée à Mario Draghi dont le contenu a été publié par le Frankfurter Allgemeine le 29 février 2012, Jens Weidmann, gouverneur de la Bundesbank, propose de nantir les soldes Target avec les actifs financiers des pays débiteurs. Ce qui serait une façon d’en limiter l’usage car ni l’Italie, ni l’Espagne, sans parler du Portugal, n’en disposent en quantité suffisante. Plus récemment, le 7 décembre 2016, l’économiste Philipp König a posé la question de savoir qui supporterait les pertes Target en cas de sortie de l’Italie. Le lendemain, le 8 décembre, Clemens Fuest, président de l’IFO (Institut für Wirtschaftsforschung) a invité le gouvernement allemand à faire pression sur la BCE pour « lutter contre une utilisation illégale et excessive des (soldes) Target visant à une substitution d’actifs au sein de la zone euro » – en clair, il s’agirait d’interdire la fuite des capitaux de l’Italie – fuite qui gonfle les soldes Target de la Bundesbank et l’expose à une perte en cas de sortie.

Mais, cette sortie furtive est-elle possible ? Non, pour trois raisons. Premièrement, parce que dans la pratique, la décision de nantir les soldes Target serait interprétée par les marchés financiers comme une fragmentation de l’euro. Apparaîtraient alors sur les écrans de Bloomberg et de Reuter dans les salles de marchés des cotations en euros-marks, en euros-francs, en euros-lire, etc. L’euro ne serait plus. Deuxièmement, parce que se poserait alors la question de la prime de sortie, c’est-à-dire du coût à supporter par le ou les pays sortants. A fin mars 2019, ce coût s’élèverait 5.100 milliards d’euros pour l’Italie, soit 118% de ses réserves monétaires (réserves d’or exclues) (14). Troisièmement, parce que les Etats-Unis s’opposeront à tout démantèlement de l’euro. La monnaie unique s’inscrit dans un projet américain mûri depuis longtemps.

Le projet américain pour l’Europe

Le 15 août 1971, Richard Nixon décida de rompre le lien qui unissait le dollar à l’or depuis 1944. Cette décision fut suivie d’une conférence internationale à Kingston en Jamaïque les 7 et 8 janvier 1976, instituant un régime de taux de change flottants. Désormais, les devises n’étaient plus liées au dollar par un taux de change fixe, mais flottaient librement au jour le jour. Il en résulta une grande instabilité sur le marché des changes, perçue comme préjudiciable au commerce international, particulièrement en Europe. Aussi, les Européens cherchèrent-ils à le stabiliser par des accords monétaires.

Les deux premiers essais furent infructueux. Le premier, familièrement appelé le « Serpent dans le tunnel », est adopté en avril 1972. Il institue un système de taux de change flottant dans des limites prédéfinis. Le second de mars 1979 est une variante du premier. Le cours des devises est défini en fonction d’un cours pivot basé sur un panier de devises. Ces deux échecs ne découragèrent pas les Européens qui remettant l’ouvrage sur le métier se lancèrent dans une nouvelle tentative plus radicale et donc plus risquée que les précédentes en créant l’euro. Il est permis de se demander à quoi tient cet entêtement ? La réponse se trouve dans le projet européen des Etats-Unis.

Pour beaucoup, le traité de Rome signé le 25 mars 1957 par l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie le Luxembourg et les Pays-Bas, constitue l’acte de naissance de l’Europe telle que nous la concevons aujourd’hui. C’est méconnaître la véritable nature de l’Europe. L’Europe est un projet américano-européen avant d’être un projet européen. Grâce aux archives américaines déclassifiées, nous apprenons que le 6 mai 1943 Jean Monnet a adressé une lettre à Harry Hopkins, le conseiller aux affaires internationales de Franklin Roosevelt, pour lui dire que De Gaulle est « un ennemi de la construction européenne… (et qu’à ce titre) il doit être détruit dans l’intérêt des Français » (15). Toujours grâce aux archives américaines, le 19 septembre 2000, Ambrose Evans-Pritchard, journaliste au Telegraph, nous apprend que Robert Marjolin, vice-président de la Commission européenne, a expliqué à ses interlocuteurs du Département d’Etat (équivalent américain du ministère des affaires étrangères), lors d’une réunion qui s’est tenue le 11 juin 1965, qu’il convenait d’imposer une union monétaire aux Etats européens subrepticement de sorte qu’elle devienne inévitable (16). Nous avons là la réponse à notre question sur l’entêtement européen à créer un système monétaire, en dépit de deux échecs successifs.

Si cela ne suffisait pas à nous convaincre de l’interférence américaine dans les affaires de l’Europe, nous avons aussi la visite inopinée de Timothy Geithner, alors ministre des finances de Barack Obama, le 19 septembre 2011, au sommet ECOFIN à Wroclaw (Pologne), afin d’admonester les Européens de faire le maximum pour sauver l’euro alors en pleine crise (17).

L’euro s’inscrit donc dans un projet américain qui vise à assujettir l’Europe au travers d’institutions incluant l’OTAN, l’Union européenne et diverses organisations non-gouvernementales – l’objectif final étant la création d’une organisation supranationale contrôlée par Washington. Du point de vue américain, cette politique se justifie au vu de l’implication américaine dans les affaires de l’Europe lors des deux guerres mondiales. Du point de vue européen, elle se traduit par la disparition de la souveraineté des nations et de leurs cultures, et ne peut se justifier.

L’avenir de l’euro entre les mains de l’Allemagne

Les partisans de l’euro, conscients de ses faiblesses, préconisent « plus d’Europe » pour y porter remède. C’est l’objectif de la France depuis des années. Emmanuel Macron l’a repris à son compte (18). Mais, les Allemands ne sont pas dupes. La création d’un véritable budget de la zone euro se traduirait par des transferts des pays du nord de l’Europe vers ceux du Sud. Du point de vue allemand, cette proposition est irrecevable.

Pour qu’un système monétaire international fonctionne, les structures économiques des Etats membres doivent être homogènes et leurs politiques compatibles. Ce n’est pas le cas en zone euro. La force de l’économie de l’Allemagne réside dans son industrie et sa politique économique est mercantile. (19) L’excédent de sa balance commerciale est le plus élevé au monde tant en valeur absolue que relative. Cette politique qui est en infraction des règles du Fonds monétaire international (article IV) a fait l’objet de nombreuses critiques dans le passé, en particulier lors du G20 de Cannes, sans effet. Cette politique est critiquable puisqu’elle attire les emplois sur son territoire national.

L’économie française repose sur les services et l’agroalimentaire. La politique économique de la France est à l’opposé de celle de l’Allemagne. Elle repose sur la consommation sans égard pour le budget, l’endettement et la balance commerciale. D’où les dévaluations à répétition du franc de 1945 à janvier 1999, véritables soupapes de sécurité de l’économie française.

Conscients que les conditions requises pour qu’un système monétaire international fonctionne ne sont pas réunies, les économistes ont tenté de contourner le problème en se concentrant sur l’épineux problème des taux de change. Ils les ont imaginés fixes, flexibles, dirigés, ajustables (crawling pegs), etc. jusqu’à ce que leur imagination se tarisse car il n’y a pas de solution miracle. Les pères de l’euro, ignorant leurs travaux et leurs échecs passés, se mirent en tête de créer un système monétaire européen coûte que coûte. Ils ont construit une usine à gaz.

Son avenir repose désormais sur l’Allemagne. Si elle renonce à sortir de l’euro au vu des difficultés que cela créerait, sans parler de l’opposition des Etats-Unis, qu’adviendra-t-il de ses créances sur les pays de l’Europe du sud ? Ne devront-elles pas être honorées ? Bien évidemment. Pour les y obliger, l’Allemagne n’aura alors d’autre recours que de « germaniser » leurs économies en imposant des mesures d’austérité, et en s’appropriant leurs actifs industriels et immobiliers, comme ce fut fait pour la Grèce. Mais, cette germanisation de la zone euro ne résoudra rien. Elle aura un effet catastrophique sur l’économie et les populations des pays visées. In fine, elle se traduira par une vassalisation des Etats membres.

L’Allemagne se trouve donc confrontée à un dilemme. Elle ne peut ni quitter ni « germaniser » un système monétaire que ses déficiences condamnent. Plus grave, à terme son avenir économique est à l’Est, en Russie, en Chine, et en Inde, et non à l’Ouest. Cela la place dans une position conflictuelle avec les Etats-Unis dont elle est le pilier en Europe depuis 1945. Elle ne peut s’émanciper de cette tutelle sans provoquer une crise grave dans les relations transatlantiques. Les pommes de discorde se sont multipliées ces derniers temps : oléoduc Nord Stream 2 reliant la Russie à l’Allemagne par la Mer Baltique, Accord de Vienne sur le nucléaire iranien, utilisation du smartphone 5G produit par Huawei, tarifs douaniers sur l’aluminium et l’acier, sans parler de ceux que Donald Trump envisage d’imposer sur l’industrie automobile – secteur clé de l’économie allemande. Dans ce contexte géopolitique, l’euro a le potentiel de créer un choc systémique.

L’euro a facilité les échanges de biens et de services entre les Etats membres ainsi qu’entre les personnes. Mais, son coût économique et social, et ses défauts structurels le condamnent. Dans « Le Rotarien » de mars 2001, je concluais un article par ces mots : « l’euro est un pari sur l’avenir ». Avec le recul du temps, il apparaît qu’il n’est pas un pari mais une grave erreur.

L'auteur, est un ancien directeur de Citigroup New-York, auteur du livre « L’euro survivra-t-il ? »

Notes :

(1)    Sous sa forme immatérielle, le 1er janvier 1999. Les pièces et billets entreront en service le 1er janvier 2002.

(2)   « Pour l’instant, la zone euro est un échec », Natixis, 5 septembre 2018. Lire aussi « La zone euro a 20 ans », Jacques Sapir, 1er janvier 2019.

(3)   « L’euro survivra-t-il ? », Jean-Luc Baslé, avril 2016.

(4)   Perspectives de l’économie mondiale – Octobre 2018 (FMI), et Eurostat.

(5)   « L’existence de l’euro, cause première des ‘gilets jaunes’ » par un collectif d’économistes et d’historiens.

(6)   L’euro avant, pendant et après. Conférence de Vincent Brousseau, Castres, 6 juin 2015.

(7)   Cette disparité dans les structures économiques des états membres concentre l’activité dans les nations les plus performantes. Les nations les moins productives se vident de leurs populations qui émigrent vers les Etats membres à forte capacité industrielle. Cette migration est catastrophique pour certains pays, comme la Grèce qui a perdu 750.000 personnes pour la plupart de jeunes cadres mobiles et qualifiés (Greece’s great hemorrhaging, New York Times, 11 janvier 2019).

(8)   Jean-Luc Baslé, « L’euro survivra-t-il ? » p. 113.

(9)  En 1887, le Parlement britannique a voté le Merchandise Marks Act pour tenter de mettre fin à cette politique mercantile, sans résultat.

(10) Lire l’analyse d’Hervé Juvin « Traité d’Aix-la-Chapelle : allégeance et soumission ».

(11) A ces montants, il faut ajouter le montant des actifs financiers de ces pays figurant au bilan de la Banque centrale européenne pour lequel la Bundesbank serait responsable (débitrice), au prorata de sa participation au capital, en cas de faillite ou de dissolution de la BCE. La Bundesbank détient 18% du capital de la BCE. Au 31 juillet 2018, le bilan de la banque s’élève à 4.612 milliards d’euros dont une grande partie est constituée d’actifs financiers des pays du sud de l’Europe achetés dans le cadre de sa politique d’apaisement quantitatif.

(12)  Bank Recovery and Resolution Directive.

(13)  Vincent Brousseau, normalien, docteur en mathématiques et en économique, a travaillé quinze ans pour la BCE à Frankfort. Lire : « Pourquoi l’euro est condamné », « Sortie furtive de l’euro » et « Allemagne : une sortie furtive de l’euro ».

(14) Cette évaluation est basée sur la méthode décrite par Vincent Brousseau dans « L’euro avant, pendant et après » du 6 juin 2015.

(15) « De Gaulle – Monnet : le duel du siècle », Eric Branca, L’Observatoire de l’Europe, 20 mars 2010.

(16) « Euro-federalists financed by US spy chiefs », Ambrose Evans-Pritchard in Brussels – The Telegraph – 19 Sep 2000

(17) « L’euro avant, pendant et après », conférence de Vincent Brousseau, 6 juin 2015.

(18) Plus récemment, le ton a changé, peut-être en raison des réticences allemandes à l’égard de la vision européenne du président français. Lors d’une conférence de presse, le 29 avril, après un très bref entretien avec Angela Merkel, Emmanuel Macron n’a pas hésité à dire son désaccord avec l’Allemagne sur plusieurs sujets : Brexit, politique énergétique, environnement et négociations commerciales avec les Etats-Unis. « A new tone from France on Germany », The New York Times, 9 mai 2019.

(19) La part de l’industrie manufacturière dans le produit intérieur brut allemand a augmenté de 1995 à 2016, passant de 22,8% à 23,4%. Elle a baissé aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en France. « The return of economic nationalism in Germany »  Peterson Institute, mars 2019.


- Source : Iveris

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