Le franc CFA est-il une survivance désuète de la Françafrique ?
Il est vilipendé parce qu’il maintiendrait les pays qui l’utilisent dans une relation de dépendance vis-à-vis de la France. Pourtant, le franc CFA résiste depuis plus de 70 ans aux appels à son remplacement. RT France a tenté de savoir pourquoi.
Après son coup d’éclat le 29 août à Dakar, le polémiste français Kémi Séba, a remis le débat sur le franc CFA au cœur de l’actualité. Ce jour-là, lors d’une manifestation pour «exposer les méfaits de la Françafrique» dans la capitale sénégalaise, il avait publiquement brûlé un billet de 5 000 francs CFA (7,62 euros) pour dénoncer cette monnaie qu’il qualifie de «scandale économico-politique d’ordre colonial». Le jour même, un commentateur réputé, l’économiste togolais Kako Nubukpo, ancien dirigeant de la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest et depuis peu directeur de la Francophonie économique et numérique au sein de l’Organisation internationale de la Francophonie publiait, dans Le Monde, une tribune intitulée «Le franc CFA asphyxie les économies africaines».
Une monnaie d’origine coloniale
Quelle que soit la réalité économique que représente aujourd’hui le franc CFA, ses origines sont incontestablement coloniales. En effet, à sa création le 25 décembre 1945, sur décret du général de Gaulle, l’acronyme CFA signifiait «colonies françaises d’Afrique».
Aujourd’hui le franc CFA est le nom de deux monnaies africaines distinctes, mais de valeurs égales et fixes par rapport à l’euro (1 € = 655,957 francs CFA). Elles ont cours au sein des deux unions monétaires de la Zone franc d’Afrique et sont utilisées chaque jour par plus de 110 millions de personnes. Dans les huit pays de l’Union monétaire ouest-africaine (UEMOA), CFA signifie désormais «Communauté financière d’Afrique», tandis que dans les six pays de la Communauté économique et monétaire des Etats de l’Afrique centrale (CEMAC), il signifie «coopération financière en Afrique centrale».
Et, quand les hommes politiques ou les commentateurs parlent du franc CFA, ils évoquent en réalité, le plus souvent, cette Zone franc d’Afrique ou Zone franc CFA, un système monétaire complexe qui réunit 14 pays d’Afrique subsaharienne et la France et qui repose sur un cadre institutionnel et un régime de change fixe.
50% des réserves de change sur des comptes à la Banque de France
Dans la pratique, la banque centrale de l’UEMOA à Dakar (Sénégal) et celle de la CEMAC à Yaoundé (Cameroun) émettent, sous la garantie de la Banque de France, des francs CFA à parité fixe avec l’euro. En contrepartie elles laissent 50% de leurs réserves de change sur des comptes d’opération rémunérés à la Banque de France qui assure la convertibilité illimitée des francs CFA en euros et inversement. En 2014, la Banque des Etats d’Afrique centrale (BEAC) qui œuvre pour la CEMAC, et la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) qui le fait pour l’UEMOA disposaient de dépôts, respectivement, de 3 706 et de 5 605 milliards de francs CFA (environ 14,3 milliards d’euros ensemble) auprès du Trésor public.
Aucune décision de la CEMAC, de l’UEMOA et de leurs banques centrales ne peut être prise sans l’accord de la Banque de France qui rédige et publie le rapport annuel de la Zone franc et assure le secrétariat des réunions semestrielles de ses ministres des finances. Enfin, c’est toujours à Chamalières, dans le Puy-de-Dôme, qu’on imprime les francs CFA. Un déménagement est bien prévu… mais pour Vic-le-Comte, à 30 kilomètres plus au sud dans le même département.
Le Franc CFA est depuis longtemps sur la sellette et ses mises en cause sont récurrentes, aussi bien en Afrique qu’en France et au-delà, parfois à un haut niveau. En septembre 2016, par exemple, Carlos Lopes, secrétaire général de l’ONU pour l’Afrique, il est vrai alors sur le départ, déclarait à l’AFP : «Il y a quelque chose qui cloche avec le franc CFA.» Dénonçant un mécanisme qu’il jugeait «inadapté» l’économiste bissau-guinéen ajoutait : «Aucun pays au monde ne peut avoir une politique monétaire immuable depuis trente ans.» En 2015, lors de la célébration des 55 ans de l’indépendance du Tchad, le président Idriss Déby, dont le pays est membre de la Zone franc, avait eu, lui, cette sortie : «Cette monnaie, elle est africaine. Il faut maintenant que réellement, dans les faits, cette monnaie soit la nôtre».
Ce que l’on reproche le plus souvent au franc CFA, c’est d’abord sa parité fixe avec l’euro, qui plomberait l’économie des Etats africains avec une monnaie trop forte pénalisant leurs exportations. Serge Michaïlof, spécialiste français des questions de développement, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et ancien directeur opérationnel à la Banque mondiale, a par exemple affirmé sur Radio France internationale (RFI), en avril 2017, que le franc CFA était surévalué de 25% à 35%.
Mais ce point de vue, contesté par la Banque de France, repose sur un argument de pertinence variable en fonction des économies très disparates réunies dans la Zone franc d’Afrique. On y trouve par exemple le Gabon, producteur de pétrole et 4e PIB par habitant du continent africain avec près de 20 000 dollars, mais aussi la Guinée Bissau qui, elle, exporte surtout des noix de cajou et où le PIB par habitant n’est que de 1 400 dollars. C’est un rapport d’environ 1 à 15, alors qu’il n’est que de 1 à 4 dans la Zone euro.
D’ailleurs, les critères de stabilité de la Zone franc CFA, réévalués en 2015, rappellent ceux de Maastricht (applicables il est vrai à l’Union et pas seulement à la Zone euro) : une inflation limitée à 3% par an, une dette publique ne dépassant pas 70% du PIB et un déficit budgétaire global inférieur ou égal à 3% du PIB. Il est donc assez naturel qu’il y ait une convergence fortuite et sans doute largement ignorée entre le discours des souverainistes européens, orphelins de la souveraineté monétaire et celui de ceux qui demandent l’abrogation du franc CFA.
Mais Kako Nubukpo, auteur de la récente tribune publiée dans Le Monde (voir plus haut) expliquait aussi, dans l’ouvrage collectif paru à Paris, en 2016, dont il est co-auteur Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. A qui profite le franc CFA ?, que cette monnaie avait un autre effet souvent associé à la Françafrique et à l’enrichissement des élites africaines : «Puisqu’il n’y a pas de limites à la convertibilité, les élites locales ont tout loisir de placer leur argent sur un compte étranger ou d’acheter un appartement parisien. C’est le point central».
Enfin, dans un article paru en octobre 2016, le quotidien béninois Le Matinal, soutenait que le franc CFA avantageait les grands groupes français qui pouvaient grâce à lui opérer dans la zone sans risques de change et rapatrier sans limites leurs bénéfices. Il ajoutait : «Il existe une logique de pré carré. Le franc CFA permet également à Paris d’exercer une forme de soft control sur la manière dont ces pays se développent dans un contexte de concurrence exacerbée avec notamment l’arrivée de la Chine sur le continent».
L’Union Européenne, a aussi un point de vue sur cette monnaie convertible en euro. Il est légitimé par son droit de regard inscrit dans le traité de Maastricht et une décision du Conseil européen d’avril 1998 qui impose l’accord de l’instance pour tout changement dans les accords régissant le fonctionnement du franc CFA. Dans une évaluation du lien entre le CFA et l’euro, parue en 2008, les rapporteurs de l’UE avaient noté : «Les avantages de l’intégration économique au sein de chacune des deux unions monétaires de la Zone franc CFA, et plus encore entre elles, sont restés remarquablement bas». Mais «le rattachement au franc français et, depuis 1999, à l’euro comme ancrage du taux de change est généralement reconnu pour avoir eu des effets favorables dans la région en termes de stabilité macroéconomique», ont aussi estimé les auteurs de cette étude.
L’organisation financière Citigroup est parvenue à peu près aux mêmes conclusions dans une étude rendue publique en octobre dernier. La banque expliquait notamment, en s’intéressant particulièrement au cas du Gabon que le système du franc CFA n’était «probablement pas une solution optimale». Citigroup notait toutefois, à propos du cas de la Côte d’Ivoire : «Son histoire récente donne un argument solide en faveur de ce système monétaire. Au lendemain de la crise ivoirienne, la stabilité qu’il apporte a permis au pays de limiter la détérioration de sa situation économique et de se relancer de plus belle».
Les chefs d’Etat français ne donnent, eux, plus l’impression d’être farouchement attachés à cette Zone franc CFA qu’on appelle volontiers «Instrument de solidarité et de développement» dans les brochures de la Banque de France.
A un journaliste de l’hebdomadaire Jeune Afrique qui lui demandait en avril : «Le Franc CFA, dont la persistance est l’objet d’un vif débat, a-t-il toujours un avenir ?», Emmanuel Macron qui n’était encore que candidat répondait : «Je le crois, mais c’est un choix qui appartient d’abord aux Africains eux-mêmes».
Peu de temps avant la fin de son mandat, en mars 2017, et avant une réunion des ministres de la Zone franc, François Hollande qui était, lui, encore président, avait rencontré son homologue ivoirien Alassane Ouattara. Ensemble ils avaient évoqué l’évolution du franc CFA, voire son remplacement par une autre monnaie régionale. François Hollande avait alors déclaré, selon un communiqué de l’Elysée, que la France était prête «à toutes les propositions que les Etats membres de la zone pourraient formuler».
Il semble néanmoins que le franc CFA ait été plus important aux yeux de Nicolas Sarkozy. En 2016, WikiLeaks rendait publics des mails adressés en 2011 par Sidney Blumenthal, un ancien collaborateur de Bill Clinton, à Hillary Clinton, alors à la tête du département d’Etat. Il affirmait que Mouammar Khadafi avait accumulé 143 tonnes d’or et presque autant d’argent pour garantir une monnaie panafricaine appuyée sur un dinar or libyen. «Ce plan était destiné à offrir aux pays d’Afrique francophone une alternative au franc CFA», affirmait alors le correspondant de la secrétaire d’Etat (2009-2013) qui estimait que ce projet du leader libyen figurait parmi les causes de l’intervention occidentale promue par Nicolas Sarkozy.
Mais le franc CFA aurait déjà un concurrent, voire un successeur, et la presse africaine notamment ivoirienne fourmille de bruits sur le cauri à venir. Cette monnaie tire son nom d’un coquillage de l’océan indien qui a déjà servi de monnaie à toute l’Afrique pendant des siècles. Elle devrait entrer en circulation à partir de 2022 et se substituer au franc CFA dans sa zone. Mais elle ne concernerait, dans un premier temps, que six des huit Etats de la seule UEMOA. Ces cauris ne seraient pas imprimés à Chamalières en Auvergne, mais à Bangalore, en Inde. Toutefois, les réserves de change des Etats de la Zone Cauri continueraient en partie d’être déposées sur un compte de la Banque de France pour éviter un effondrement immédiat de cette monnaie qui aujourd’hui ressemble plus à un projet, ou un sujet de débat, qu’à une réalité.
Critiqué par la rue, mais plébiscité par les chefs d’Etat
Même s’il est critiqué et que les 16 Etats de la CEDEAO qui comprend déjà les huit Etats de l’UEMOA, évoquent de façon récurrente la création d’une monnaie d’Afrique de l’Ouest, le franc CFA conserve malgré tout les faveurs des chefs d’Etat africains. Ce sont même eux ses principaux défenseurs, parce que le franc CFA leur assure une inflation faible et une certaine stabilité économique. La rue, elle relaye souvent les mots-d’ordre incendiaires d’opposants, qui identifient parfois le franc CFA comme le responsable des frustrations économiques locales.
Mais ses détracteurs, qui ont beau jeu d’y voir une survivance de la Françafrique, sont de plus en plus nombreux et parfois inattendus. Les 21 et 22 mars, en pleine campagne présidentielle, Marine Le Pen s’était rendue au Tchad et avait déclaré à l’issue d’un entretien avec le président Idrisss Déby : «J’entends les plaintes des Etats africains qui considèrent par principe qu’ils doivent avoir leur propre monnaie et que le franc CFA est un inconvénient à leur développement économique. Je suis tout à fait d’accord avec cette vision.»
- Source : RT (Russie)