Alternance…
Les grincheux auront beau dire, il faut bien convenir que dans le cadre de la bipolarisation, et le scrutin majoritaire aidant, tout était fait, depuis des décennies, pour guider, pour éclairer, pour simplifier le vote du bon peuple à qui l’on demandait de ne surtout pas se casser la nénette et de se borner à choisir entre les deux candidats qu’on lui avait désignés à l’avance. Ou bien le socialiste, derrière qui se regrouperait naturellement le peuple de gauche, ou bien le candidat du RPR, puis de l’UMP, derrière qui se rassemblerait finalement toute la droite. Ou bien le surgelé ou bien le précuit. Et c’était parti pour un septennat, puis pour un quinquennat sans surprise et sans joie.
Avec l’irruption du Front national sur le devant de la scène, la donne a paru changer. Difficile, n’est-ce pas, de faire coïncider le schéma traditionnel de l’alternance et le système élargi au tripartisme. Et pourtant, c’est bien le même air, la même partition que l’on nous rejoue dans une orchestration et sur des paroles nouvelles. Les deux ex-grands partis de gouvernement et le challenger, venu de loin, qui les talonne, s’accordent à nous dire que c’est entre eux, et uniquement entre eux, que tout se décidera, que le chemin des urnes passera forcément par l’un des trois. Nous serions donc dans l’obligation d’opter soit pour Nicolas Sarkozy soit pour François Hollande et, si nous refusons cette alternative désolante, contraints de voter pour Marine Le Pen. C’est ce que déjà l’on nous serine, qu’on nous rabâche, qu’on nous martèle. Politologues, médias et propagandes intéressées donnent déjà à la prochaine élection présidentielle le consternant visage d’une fatalité.
Or, le sentiment général va contre cette fatalité. Chacun le sent et le sondage publié ce samedi par l’hebdomadaire Marianne confirme ce refus massif sans pour autant nous donner, hélas, la solution miracle qui nous en affranchirait. Si Marine Le Pen sort en tête des intentions de vote telles qu’elles s’exprimeraient aujourd’hui, elle culmine à 22 %, suivie de Nicolas Sarkozy, 19 %, et de François Hollande, 17 %. Le socle de départ, le choix du premier tour, qui est celui de la préférence, celui du cœur, celui qui correspond en gros à un espoir, à une adhésion, à un vote positif, se situe pour chacun des trois grands favoris dans la zone des 20 %. Autrement dit, 80 % des Français ne se portent spontanément ni sur Nicolas Sarkozy dont ils ont déjà soupé, ni sur François Hollande dont ils ont une indigestion, ni sur Marine Le Pen qui leur donne la nausée. Et ce refus va si loin qu’ils sont encore 41 % qui envisagent de ne se reporter sur aucun des trois. Il en résulte clairement que le gagnant de l’élection, quel qu’il soit, sera, comme l’ont déjà été Hollande en 2012, Sarkozy en 2007, Chirac en 1995 et 2002, un vainqueur par défaut, un président par rejet du perdant. Quand on se rappelle que, pour n’avoir recueilli en 1965 que 45 % des voix au premier tour, de Gaulle, humilié, avait sérieusement songé à ne pas se maintenir pour le second … Quel candidat ne rêverait aujourd’hui d’avoir pour tremplin un pareil score ?
Ce ne sont pas les institutions qui sont en cause, mais le discrédit de la classe politique, le système de sélection des candidats et, plus précisément, l’insuffisante crédibilité des trois finalistes éventuels, les uns parce qu’on ne les connaît que trop bien, l’autre parce que nul ne sait de quoi elle serait capable et porteuse. Contrairement à une autre contre-vérité que l’on nous sert à longueur de colonnes et de journées, notre sensibilité politique n’est nullement caractérisée par la crainte, le refus, le rejet, mais par le besoin, le désir, le manque de l’homme providentiel, tel qu’on crut à tort que pourrait l’être Pétain, dans le désastre de 1940, tel qu’apparut de Gaulle en 1958, dans la tourmente qui emporta la IVe République, de l’homme présidentiel qui viendrait sauver et redresser un pays au bord de l’abîme.
Cet homme, Marianne le cherche au milieu de la foule, tel Diogène, une lanterne à la main, et ce qu’elle dit en face aux trois favoris du moment, c’est tout simplement et brutalement : « Alternance ! Alternance ! Vous n’avez pas une gueule d’alternance ! »
- Source : Dominique Jamet