Presse, médias : refusons la liberté surveillée !
L’indépendance financière et la concurrence sont les meilleures armes contre les mesures d’intimidation des médias par l’État français.
Neuf journalistes ont été convoqués au cours de ces derniers mois par les services de renseignement français pour des soupçons de « compromission du secret de la défense nationale », délit passible de cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende.
Le 29 mai, c’est au tour de Ariane Chemin pour une révélation ou divulgation d’information conduisant à l’identification d’une personne appartenant à une unité de forces spéciales (en l’occurrence l’entourage d’Emmanuel Macron) dans le quotidien Le Monde. Ces journalistes travaillent pour Radio France, l’émission de Yann Barthès Quotidien, ou Le Monde. Les affaires en cause concernent Alexandre Benalla et les ventes d’armes à l’Arabie Saoudite et aux Émirats Arabes Unis, impliqués dans le conflit sanglant au Yémen.
Étrangement, aucun des partis en lice aux européennes du 26 mai n’a réagi lorsque la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye a défendu le bien-fondé de cette tentative d’intimidation de la presse. Aucun n’a dénoncé son propos menaçant envers les journalistes qui, selon elle, sont des « justiciables comme les autres » ce qui n’est pas tout à fait vrai puisque la loi Renseignement prévoit un régime spécifique pour les journalistes qui ne peuvent pas faire l’objet d’une surveillance « à raison de l’exercice de leur mandat ou de leur profession ». Hélas, rien d’étonnant à ce mutisme des partis politiques : le mot « Liberté » n’est apparu que dans une seule des 34 professions de foi des candidats.
Trente-neuf rédactions ont signé un texte rappelant que « Le secret-défense ne saurait être opposé au droit à l’information, indispensable à un débat public digne de ce nom. » Une première brèche avait déjà été ouverte par la loi Dati de 2010 disposant que le secret des sources pouvait être remis en cause « si un impératif prépondérant d’intérêt public le justifie et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but poursuivi. »
Flou autorisant toutes les interprétations possibles. Depuis, les attaques sont de plus en plus fréquentes en France contre le secret des sources. Elles fragilisent la nature même du travail et du devoir d’informer. Au lieu de tenter de museler la presse, la France ferait mieux de considérer comme un délit l’atteinte au secret des sources, comme l’ont fait la Belgique ou la Suède.
On en est loin. La triste vérité est que la liberté de la presse en France recule chaque jour un peu plus. Elle se retrouve en 32ème position dans le classement de Reporters Sans Frontières, au dernier rang de l’Union européenne, et derrière l’Afrique du Sud, le Ghana ou l’Uruguay. Le harcèlement en ligne de journalistes, les insultes et menaces de personnalités politiques contre la presse, les agressions physiques par les forces de l’ordre et certains Gilets Jaunes lors de la couverture de manifestations, ne sont plus des exceptions.
Il faut ajouter à cette triste énumération la loi fake news qui place la presse sous la menace d’une police de la vérité, alors que la profession développe elle-même des sites et des rubriques dénonçant avec pertinence et efficacité les intox et autres fausses nouvelles.
La critique des journalistes et la vigilance à l’égard des informations qu’ils émettent sont parfaitement légitimes, et même nécessaires. Mais l’indépendance de la presse doit être défendue contre les abus des pouvoirs, qu’ils soient politiques ou économiques.
En février dernier, la revue Mediapart a dû s’opposer à une perquisition dans ses locaux. Le gouvernement aux abois voulait évidemment trouver l’origine des enregistrements téléphoniques entre Alexandre Benalla et son coprévenu Vincent Crase. Un magistrat avait tenté sa chance sans mandat. La rédaction ne l’a pas laissé poursuivre son bluff.
L’État dispose cependant de leviers plus discrets pour intimider les journalistes et inquiéter leurs directions. Lorsqu’ils ne sont pas directement sous l’autorité de l’État comme France Télévisions et Radio France, nombre de médias restent dépendants de lui et de ses aides colossales. Les 7,5 milliards de chiffre d’affaires des huit mille titres actuels se voient complétés de 1,7 milliard, en dessous de la fourchette haute estimée par la Cour des comptes dans son rapport de février 2018, et qui se décomposent ainsi :
- 130 millions d’aides directes
- 1,1 milliard de niches fiscales (135 millions d’allègements fiscaux et sociaux des journalistes et 970 millions de taux préférentiel de TVA)
- 245 millions versés à La Poste
- 200 millions issus des obligations arbitraires de publication des annonces judiciaires et légales
Si la publicité peut avoir un impact sur les lignes éditoriales, chacun peut imaginer celui des aides publiques. Et plus de 100 millions annuels pour l’agence publique d’information (AFP), auxquels s’ajoutent des aides ponctuelles (11 millions en 2018) et les achats par l’État (20 millions).
L’État doit cesser de subventionner la presse afin de restaurer son indépendance. L’AFP et l’audiovisuel public devraient être privatisés maintenant qu’existe une grande diversité de contenus de qualité grâce au net et à la multiplication de nouveaux acteurs audiovisuels. La protection du secret des sources mérite d’être non seulement préservée mais renforcée contre les assauts insidieux de l’exécutif. Les verrous traditionnels de non-concurrence entre les journaux régionaux doivent également sauter. L’indépendance financière et la concurrence sont les meilleures armes contre les mesures d’intimidation des médias par l’État français.
- Source : Contrepoints