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François Boulo : « Le peuple français existe toujours et il ne se soumet pas »

Auteur : François Boulo | Editeur : Walt | Mercredi, 27 Mars 2019 - 19h45

Le mouvement du 17 Novembre a permis l’émergence de figures atypiques. Parmi elles figure François Boulo, représentant des gilets jaunes de Rouen. L’avocat en droit du travail est une des personnalités les plus populaires du mouvement, développant une analyse structurée du néolibéralisme, ponctuée  de citations de Charles Peguy et d’exhortations à la prise de conscience. 

Pour Reconstruire, il revient sur sa vision du monde, le moment présent, l’Histoire et l’avenir.

Quelle différence fondamentale constatez-vous entre la réalité sociale du mouvement des gilets jaunes et la représentation médiatique qui en est faite ?

Si l’on écoute les médias traditionnels, le mouvement est raciste, antisémite, violent et ses revendications sont incompréhensibles parce qu’elles sont floues. La réponse est très simple. Si l’on veut qualifier le mouvement, il faut décrire la très large majorité qui le compose, et pas son infime minorité. Et la très large majorité n’est ni violente, ni raciste, ni antisémite, et les revendications sont très claires.

Il y a évidemment un traitement médiatique qui déforme totalement la réalité du mouvement. La principale explication de ce traitement dysfonctionnel est une explication sociologique, car un réflexe de classe s’opère dans le monde journalistique.

Le comportement médiatique en dit plus sur le degré de fracture sociologique dans notre pays – entre d’un côté les classes populaire et moyenne et, de l’autre, la classe moyenne supérieure – que sur le mouvement des gilets jaunes. La fracture est énorme. Les classes moyennes supérieures se désolidarisent complètement des 75% restants de la population : ils ne veulent pas changer de système, ne veulent pas de rupture dans la politique, sont dans leur petit confort individuel, gagnent bien leur vie, consomment, ont des activités. Ils ne veulent absolument pas voir la misère qu’il y a autour d’eux et la galère des autres personnes. Ils sont bloqués par la peur du changement, la peur de perdre leur position.

C’est la raison pour laquelle ils sont totalement aveugles aux violences policières, à la dérive autoritaire à laquelle on assiste en ce moment. Cet aveuglement procède d’un réflexe de classe.

Je suis à peu près certain que la plupart ne se rendent même pas compte de ce qu’ils sont en train de faire.

Les gilets jaunes, nés d’internet et des réseaux sociaux, sont-ils en train de construire leur propre représentation culturelle ? Se réapproprient-ils leur image ?

Seule une partie de la population avait conscience avant le mouvement que les médias traditionnels étaient totalement à côté de la plaque et donnaient une vision orientée et déformée de la réalité. Le mouvement a fait prendre conscience beaucoup plus largement aux gens que les médias agissent véritablement comme les défenseurs de l’ordre établi en relayant complaisamment la propagande gouvernementale.

C’est la raison pour laquelle on assiste à une popularité grandissante des médias alternatifs, qui retranscrivent la réalité … Ou à tout le moins la part de réalité totalement occultée par les médias traditionnels. Il y a même des gilets jaunes comme Gabin du Vécu qui ont carrément créé des médias alternatifs.

Le mouvement met en lumière la fracture entre le système médiatique traditionnel et le peuple. Le système médiatique dispose pourtant d’un pouvoir immense, car i définit et organise les conditions du débat public, et finit par étouffer les vrais sujets.

Depuis des années et des années, il ne décrit plus la réalité. La défiance que cela suscite a permis de réfléchir sur de nouvelles bases : les citoyens vont maintenant chercher l’information ailleurs.

Dans une analyse à Thinkerview, vous avez analysé la dissociation des partis identifiés souverainistes. Pensez vous que les gilets jaunes sont la réconciliation dans la rue de deux électorats populaires divisés politiquement, face à un bloc bourgeois qui lui est unifié derrière Macron ?

Oui je le pense. Beaucoup de gilets ont réalisé les conséquences de la délégation de souveraineté extraordinaire consentie depuis des années à l’Union Européenne. Ils ont réalisé que désormais nous étions privés d’éléments essentiels de la souveraineté : du contrôle du budget, de la monnaie, de la politique commerciale. Politiquement la division entre les souverainistes est contradictoire avec la majorité qu’ils représentent dans le pays. Macron joue sur cette division pour vampiriser tout le centre et ce qu’on appelle le bloc bourgeois.

Ce bloc ne se réduit pas au vrai bourgeois,  au grand capital, mais s’élargit autour de 20 ou 25 % de soutien, autour de la classe moyenne supérieure qui s’identifie, qui pense comme des bourgeois sans forcément avoir le patrimoine des bourgeois. Cette classe croit voter pour ses intérêts quand elle vote Macron, alors qu’en fait Emmanuel Macron mène une politique qui est pour les 1, ou 0,1%, donc il y a au moins 19 ou 24% de gens qui votent contre leurs propres intérêts.

Dans la même interview, vous avez évoquez l’idée que certaines de nos élites ne seraient pas aussi éduquées, ni cultivées qu’elles le prétendent. Nos élites méritent-elles de nous représenter ? La diminution du niveau intellectuel de nos dirigeants diminue t-elle la justification symbolique de l’organisation hiérarchisée de la société ? Marlène Schiappa et Christophe Castaner donnent-ils envie de donner le pouvoir au peuple ?

L’effondrement du niveau intellectuel en France est évident. Il est accentué par la surreprésentation des médiocres dans le débat public et l’invisibilisation des intellectuels pertinents : Emmanuel Todd passe très rarement, Lordon on n’en parle pas, Sapir c’est même pas la peine.

Cet effondrement intellectuel se répercute dans les médias et dans les représentations institutionnelles. La délégation de souveraineté consentie dans le cadre d’un système représentatif, dans un contexte de trahison des élites vis à vis du peuple et de l’intérêt général, n’est plus perçue de la même façon dans la conscience collective. Les gens se disent « Vu le résultat auquel on est arrivé avec nos représentants, on va reprendre le pouvoir parce qu’on ne peut pas faire pire qu’eux. »

Vous avez analysé que les classes moyennes supérieures n’étaient pas celles qu’il fallait taxer mais les ultra-riches qui gagnent 1 million. Vous identifiez vous à la thématique des 99% contre les 1% ?

Ce n’est même pas les 1%, c’est les 0,1%. C’est, à mon avis, la formule la plus parlante pour essayer de faire comprendre aux 20/25% qui votent Macron votent à l’encontre de leurs intérêts. .

On nous dit toujours que les actionnaires du CAC40, les dirigeants des multinationales sont les élites de la nation, qu’ils représentent le moteur de l’économie. Mais, dans le système actuel, et notamment celui du libre-échange consacré par les traités de l’Union Européenne, c’est quoi le boulot d’un patron du CAC 40 ? C’est d’augmenter la rémunération des actionnaires. Il a donc deux possibilités : augmenter le chiffre d’affaire de l’entreprise, ou baisser les charges. Augmenter le chiffre d’affaire, pour des entreprises qui évoluent dans un marché concurrentiel est très aléatoire.

La solution de simplicité dans le cadre du libre-échange, c’est de diminuer les coûts de production en allant délocaliser dans des pays aux très bas salaires. Donc leur intelligence est mobilisée contre l’intérêt général des peuples dans les pays développés. Mais ils remplissent bien leur boulot car leur mission est d’augmenter la rémunération de leurs actionnaires. Le cadre dans lequel se meuvent les élites, ou ceux qui sont présentés comme tels, est vérolé. Il ne permet plus la recherche de l’intérêt général.

Ceux qui créent de l’emploi, les véritables innovateurs, sont les cadres ingénieurs dans les entreprises, les patrons de PME, qui travaillent 50 ou 60 heures par semaine, qui peuvent gagner 5, 10, à 15 mille euros par mois, et cela ne pose pas de problème. Ce sont évidemment des rémunérations extrêmement confortables. Mais ce niveau de rémunération est celui de véritables travailleurs, qui ne sont pas des rentiers comme peuvent l’être les actionnaires des multinationales dont le niveau de rémunération n’est pas corrélé avec un vrai travail et la valeur du mérite. Ces classes moyennes qui travaillent beaucoup sont les véritables moteurs de l’économie consomment l’argent qu’elles vont gagner, et cela fait fonctionner l’économie.

Aujourd’hui le gros problème est que ces classes moyennes supérieures se sentent plus proches, s’auto-identifient du côté de la haute bourgeoisie plutôt que du reste de la population. Et je le sais puisque mes amis pensent exactement comme ça.

Le référendum d’initiative citoyenne peut-il, selon vous, être pertinent dans le cadre des traités européens, que la jurisprudence européenne place comme norme supérieure aux lois nationales ?

Il y a un conflit d’interprétation de jurisprudence qui pousse à la nuance. La CJUE considère les traités européens comme supérieurs aux normes nationales mais ce n’est pas le cas de la jurisprudence du conseil d’Etat qui considère que la constitution est au dessus des traités européens. La hiérarchie des normes c’est, dans l’ordre, d’abord la Constitution, puis les traités internationaux, donc notamment européens, et ensuite la loi, le règlement, le décret, enfin la partie réglementaire.

Je sais bien que cela renvoie au discours autour du slogan « Pas de RIC sans FREXIT ». Effectivement, il va falloir remettre en cause les traités européens. Mais nos gouvernants se sont assis sur le référendum de 2005 car en 2008 ils ont fait repasser le même traité sous l’appellation Traité de Lisbonne en le faisant ratifier par le parlement.

Je sais que c’est un peu cocasse alors que je suis avocat, mais cela démontre que l’enjeu n’est pas juridique pour moi. La question est celle des rapports de force économiques au moment où on va essayer de sortir des traités européens.

Une véritable stratégie doit être développée parce que si on y va la fleur au fusil, les marchés financiers vont commencer à se mettre en mouvement, l’Allemagne va chercher à défendre ses intérêts… Il y a un besoin d’une véritable stratégie économique pour sortir de la soumission aux traités européens et notamment de la domination allemande.

Les organisations syndicales peinent à appréhender le mouvement des gilets jaunes. S’agit il selon vous d’une mort lente pour des outils historiques de lutte ou simplement d’un passage à vide ?

Le problème est la dichotomie entre les bases syndicales, qui sont dans le mouvement et sur les ronds points depuis longtemps, et les organisations au niveau national. Philippe Martinez ou Laurent  Berger n’ont manifestement pas très envie de s’impliquer à fond dans le mouvement. C’est la raison pour laquelle on essaie de tisser des liens avec les bases syndicales et mettre en mouvement les gens dans les entreprises. La stratégie de la convergence me semble indispensable pour massifier la mobilisation et faire basculer le rapport de force politique.

Engels disait à propos du mur des fédérés au cimetière du Père-Lachaise-là où l’on a fusillé les derniers communards en 1871 -qu’il était le  « témoin muet et éloquent de la furie dont la classe dirigeante est capable. » Peut-on en dire autant des corps gilets jaunes mutilés, éborgnés, emprisonnés à des peines extrêmement lourdes ?

C’est lié au déni dans lequel s’enferme la classe bourgeoise, qui est verrouillée par la peur, la peur de perdre sa position sociale et ses avantages, pour ne pas dire ses privilèges. Ce déni s’étend à l’aveuglement sur la violence de la répression. Le Président de la République nous explique qu’il est inacceptable de parler de répression dans un Etat de droit, la réalité c’est que ce qui est insupportable c’est une telle répression dans un Etat de droit ! Sommes-nous toujours dans un état de droit ?

Des consignes illégales sont données par le parquet de Paris pour mettre en garde à vues systématiquement tous les interpellés, pour maintenir en garde à vue pendant des heures et des heures quand bien même les dossiers sont totalement vides.

Ces mesures de privation de liberté portent atteinte à la liberté fondamentale. Le pouvoir exécutif est en train d’approfondir la fracture sociale et tente de resserrer le bloc bourgeois, de manière irresponsable. C’est une fuite en avant dans un enfermement idéologique catastrophique.

L’étudiant-juriste François Boulo qui étudiait les droits de l’homme et les libertés fondamentales en licence s’attendait-il un jour à être confronté à des atteintes au droit de manifester dénoncé par un groupe d’experts des droits de l’homme de l’ONU ?

Ah non ça certainement pas ! J’ai toujours pensé qu’on était le pays des Droits de l’Homme, jamais je n’aurais pu imaginer qu’on puisse basculer dans une telle dérive autoritaire dans notre pays. Ce que je vois depuis le début du mouvement me sidère. Je n’ai pas envie de revenir sur les faits on les connaît, que ce soit la répression policière et judiciaire,  la loi anti-casseurs, maintenant l’armée dans la rue. Ce qui me sidère encore plus, c’est l’absence de réaction des gardiens du temple c’est-à-dire la profession d’avocat, les médias, les associations.

Il y a une apathie et indifférence générale des corps intermédiaires incroyable. J’appelle les bonnes consciences de ce pays à se réveiller.

Je suis énormément inquiet car, en effet, jamais je n’aurais pu imaginer qu’on puisse dériver à ce point.

Dans le travail d’émancipation politique des intellectuels avaient déjà fait le travail d’analyse des moyens du maintien de l’idéologie néolibérale. Mais je n’aime pas ce terme car dans libéral il y a  la notion de liberté et les gens se disent de prime abord « la liberté c’est mieux que la prison. »

Je préfère l’appeler la dictature des ultra-riches, ce système où les règles et l’absence de règle sont construites dans leurs intérêts.

La narration médiatique autour de l’ONU instrumentalisé par le Vénézuéla a donné lieu à une séquence hallucinante. Cette dictature des ultra-riches, ce néolibéralisme, ne peut plus tenir que par la dérive autoritaire, qui a vocation à maintenir la dynamique de creusement des inégalités. Cette idéologie crée trop de misère pour être encore acceptée dans un pays comme la France, particulièrement et sentimentalement attaché à la notion d’égalité.

Macron, qui est l’incarnation de l’idéologie néolibérale, fait tomber le masque de ce qu’est cette idéologie, et la résistance à celle-ci la pousse à démontrer son logiciel autoritaire.

Votre discours sur les questions sociales-économiques, est techniquement bien rôdé, votre vision du monde du monde est très structurée. Etiez vous prêt au mois de Novembre 2018, attendiez-vous les gilets jaunes dans une sorte de silence du destin ?

Je ne l’avais absolument pas prévu, même si j’ai pu anticiper avant son élection, que « Macron élu 6 mois plus tard la France va dans la rue ». J’envisageais une révolte mais elle n’est pas intervenue au bout de 6 mois.

Deux mois avant le mouvement, j’ai commencé à écrire un livre, et dans l’un des premiers chapitres, j’allais écrire sur l’impasse à laquelle nous conduit l’idéologie néolibérale. Deux impasses même : une impasse politique, car en creusant les inégalités on réduit le niveau d’acceptation à la politique et on crée des tensions sociales et civiles..

La seconde impasse est écologique, puisque l’idéologie néolibérale est basée sur la croissance infinie pourtant impossible dans un monde avec des ressources limitées. J’avais ces idées en tête avant le début du mouvement, mais j’étais à mille lieues d’imaginer l’éruption de ce mouvement seulement deux mois plus tard.

En revanche, dès qu’il a commencé à être médiatisé fin octobre début novembre j’ai vraiment eu  l’intuition, oui, que tout cela allait exploser.

Bourdieu disait que « tant qu’il y a de la lutte il y a de l’histoire. » Est ce que vous avez la sensation de vous inscrire dans un continuum historique, dans une tradition française de la contestation ?

Oui bien sûr ! Comme Emmanuel Todd, ce mouvement m’a rendu la fierté d’être Français.

Il m’a rendu fier de l’Histoire. Nous sommes un peuple qui ne se soumet pas, qui est fier, qui veut la liberté, l’égalité et la fraternité. Nous l’apprenons à l’école mais nous commencions à douter que ces valeurs existaient toujours, pris comme nous étions, soumis à l’individualisme, la surconsommation, l’instantanéité.

Alors oui je commençais à douter, et ce mouvement m’a montré que le peuple français existe toujours, a toujours ses valeurs, c’est formidable. Je pense évidemment que nous sommes en train d’écrire l’Histoire. Ce qui est certain c’est que dès le 18 Novembre 2018, c’est ce qui se dit sur les ronds-points. Les références vont au-delà de mai 68 c’est 1789. On est en train de faire la Révolution.  C’est dans l’esprit de tous ceux qui sont dans le mouvement, l’idée que nous sommes en train d’écrire une page de l’Histoire.

Entretien réalisé par Raphaël Sandro et Baptiste Pyat, questions de Sacha Mokrtizky et Baptiste Pyat.


- Source : Reconstruire

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