Internet, dérives et paradoxes
Scandale après scandale, lié à la violation de la vie privée et la manipulation des données personnelles, une ostensible remise en question a touché l’image idyllique de la poignée de sociétés numériques prédominantes sur Internet, touchant particulièrement Facebook et dans une moindre mesure Google, dans le domaine de la publicité ciblée en ligne.
Google a été dénoncé à plusieurs reprises pour avoir modifié les résultats du service de recherche qu’il offre afin de tirer profit commercialement ou de promouvoir une certaine idéologie à partir du moment où, à sa discrétion, il peut déterminer ce qui peut être vu et dans quel ordre, et ce qu’il rejette ou censure. Bien que l’entreprise le nie, en juillet 2018, l’Union Européenne lui a imposé une amende de 5 milliards de dollars pour avoir enfreint certaines lois anticoncurrentielles en manipulant des algorithmes de recherche pour favoriser le service des achats d’entreprises dont elle est propriétaire.
Selon le Dr Robert Epstein, chercheur à l’American Institute for Behavioral Research and Technology, près de 25 % des élections nationales dans le monde sont décidées par Google[1].
Face à ces événements, la couverture médiatique des entreprises a tenu à les présenter comme des événements aléatoires, qui révèlent un problème sous-jacent majeur : l’imbrication des grandes entreprises sur Internet avec le modèle de vigilance dominant, avec de graves implications pour la vie démocratique et la vie sociale en général, non seulement en raison de ce qu’elles font mais aussi de ce qu’elles peuvent faire dans l’avenir.
En raison de ces scandales, certaines mesures ont affaibli le mythe de la neutralité que les réseaux numériques dominants cherchent à promouvoir. Et pour la même raison, non seulement d’importantes questions se posent sur la protection de la vie privée et la surveillance sur Internet, sur le contrôle démocratique de ces plates-formes, mais l’occasion se présente également de discuter de la mise en œuvre d’une réglementation des réseaux numériques. La question est la suivante : avec quel objectif et quelle portée ? Pour cette même raison, il convient de souligner quelques éléments de contexte.
Expansion du domaine de la communication
En tant que facteur fondamental des relations humaines, la communication est une composante incontournable de toute activité sociale, de sorte que toute dynamique sociale présuppose un processus de communication. Avec le développement des médias et leur institutionnalisation, les processus de communication ont connu des changements profonds et irréversibles. A tel point qu’il est très fréquent de perdre de vue le fait que les médias ne sont qu’une composante des processus de communication et non le processus lui-même.
Cette trajectoire indique non seulement la possibilité d’avoir de plus en plus de nouveaux canaux de transmission des messages, mais aussi la constitution d’instances qui accumulent du pouvoir dans la mesure où – en affectant le processus de production, de stockage et de circulation de l’information et du contenu symbolique – elles deviennent gravitationnelles dans la construction de l’environnement culturel. Par conséquent, la communication est l’un des facteurs que la modernité capitaliste a historiquement combiné avec le changement sociopolitique et la croissance économique.
Plus précisément, les médias jouent un rôle fondamental dans les processus de consommation (marchés en expansion) et, en tant qu’entreprises, ils donnent eux-mêmes la priorité à l’élargissement de l’auditoire (marchandise primaire) plutôt qu’à la qualité et à la responsabilité sociale, d’où le poids croissant du divertissement. En même temps, ils jouent un rôle clé dans la discipline idéologique et sociale.
Avec le développement vertigineux enregistré par la communication dans le monde contemporain et son impact sur tous les ordres de la vie, ses prérogatives sont de plus en plus mises en lumière pour assumer une série de rôles de contrôle social qui étaient auparavant joués par d’autres institutions (partis, écoles, églises, etc.).
L’une des conséquences de cette réorganisation est l’importance croissante de l’opinion publique en tant qu’espace de résolution des conflits sociaux et politiques. Cela a conduit, entre autres, à un élargissement du champ de la communication, avec des activités telles que le marketing, les sondages d’opinion, la gestion de l’image, etc. qui nécessitent un traitement multidisciplinaire.
Mais en même temps, nous assistons à une conformation accélérée de grands conglomérats étroitement liés au système financier, industriel et militaire des entreprises. Ce processus est accéléré par le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), dont le visage emblématique est Internet, dans la mesure où elles contribuent à soutenir le nouveau cycle d’accumulation du capital des entreprises et du capital transnational, dit « mondialisation ». Ainsi que l’impact qu’ils ont sur la vie quotidienne des gens.
C’est-à-dire qu’elles permettent d’élargir l’espace géographique subordonné à l’accumulation capitaliste, d’incorporer de nouveaux territoires et de nouvelles populations, de raccourcir le temps d’accumulation ou le cycle du capital, d’accélérer le circuit de production, la circulation et la réalisation des biens et services. Ainsi, pour la première fois, la logique capitaliste s’étend aux relations sociales à travers la planète.
Et dans cette dynamique, l’Internet des objets, les chaînes et l’intelligence artificielle sont déjà en marche. En même temps que les entreprises les plus importantes dans ce secteur (principalement le soi-disant GAFAM : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) occupent déjà les premières places sur le marché des valeurs en bourse.
Configuration réticulaire
Un autre phénomène de la société contemporaine est celui lié aux « réseaux » en tant que modalité d’établissement d’interactions et d’action sociale, avec un haut degré de flexibilité et d’interconnectivité. Cette forme d’articulation réticulaire précède l’arrivée d’Internet, mais avec elle sa portée, sa rapidité et sa complexité s’approfondissent.
A la différence des structures pyramidales, organisées en niveaux hiérarchiques, où les niveaux intermédiaires sont chargés du lien entre le management et la base, ce sont les interactions et les flux d’information entre les différentes composantes qui acquièrent une valeur substantielle pour leur action et développement dans le fonctionnement du réseau. Et c’est parce qu’entre eux s’établit une horizontalité des relations avec la particularité que chacun peut décider de ses propres actions, mais pas de celles des autres.
Grâce à cette configuration réticulaire basée sur l’horizontalité et la réciprocité, les réseaux sont non seulement capables de réunir des composantes hétérogènes (organisations formelles et informelles, hiérarchiquement structurées ou non, etc.), mais ils peuvent aussi s’étendre de toutes parts, avec un caractère multiplicateur qui résulte de cette capacité à articuler des actions diverses, multiples, répétées, etc. pour atteindre des objectifs communs. Mais il ne s’agit pas d’une simple somme d’actions, car c’est ce processus de construction collective d’objectifs communs qui lui donne sa propre signification novatrice, sans que cela implique que ses diverses composantes commencent à penser et agir de la même manière. En effet, puisqu’il s’agit précisément d’une modalité organisationnelle dans laquelle chaque composante conserve son autonomie, la diversité est un facteur qui renforce l’ensemble[2].
Bien que la forme d’organisation sociale en réseau ait existé à d’autres époques et dans d’autres espaces, la nouveauté réside dans son expansion à l’ensemble de la structure sociale, de sorte que la logique du réseau est devenue un élément structurant du monde contemporain. En ce sens, les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), outre qu’elles ouvrent de nouvelles possibilités dans le domaine de la communication, soutiennent de nouvelles logiques organisationnelles dans le domaine de la production, qui s’étendent progressivement à la société dans son ensemble.
L’utilisateur en tant que produit commercialisable
Plus précisément, c’est en 1969 qu’apparaît le premier réseau fonctionnel, Arpanet, après qu’un groupe de professeurs et d’étudiants de l’Université de Los Angeles ait réalisé le premier échange de messages « en ligne » avec leurs pairs de l’Université Stanford. Une décennie plus tard commence le cycle de l’Internet, bien que son déploiement ait dû attendre l’arrivée de l’interface graphique connue aujourd’hui sous le nom WWW (World Wide Web), qui s’est produite au début des années 90.
Dès lors, un retournement progressif s’est amorcé par rapport à la conception initiale des créateurs d’Internet comme média citoyen non commercial, puisque les groupes d’entreprises ont fait irruption pour imposer une logique de rentabilité qui implique l’annulation de la vie privée sur Internet par l’incorporation de protocoles de surveillance, afin de suivre l’activité des internautes et d’établir des profils avec leurs données personnelles (identité, relations, goûts, affinités, etc.).
En d’autres termes, d’un schéma radicalement décentralisé au départ, nous sommes progressivement passés à une structure très centralisée où l’information est laissée entre les mains de quelques uns. Et c’est précisément cette information qui devient la mine d’or pour négocier avec le plus offrant et, par conséquent, consolider son propre pouvoir, en collusion avec la police et les forces de sécurité militaires. C’est ainsi que les entreprises commerciales ou politiques peuvent désormais envoyer des messages de propagande spécifiques à des segments démographiques avec une forte probabilité de succès et, par conséquent, avec un effet multiplicateur.
C’est dans ce contexte qu’a lieu l’expansion des réseaux sociaux dits numériques, qui sont strictement des plateformes d’affaires permettant des échanges en ligne, renforçant la dimension relationnelle de la communication, où les utilisateurs deviennent les supports clés de leur survie ; un mécanisme d’exploitation du travail des utilisateurs, qui est complété par l’appropriation des données que ces utilisateurs offrent et dont la vente est à la base des grandes entreprises. Et c’est pourquoi chaque entreprise s’efforce de faire en sorte que les gens utilisent sa plate-forme aussi souvent que possible, car en fin de compte, l’utilisateur est le produit échangeable.
Et c’est là que réside l’une des contradictions clés actuellement exprimées dans le monde de l’Internet : la logique de la marchandise et du profit maximum que ces entreprises cherchent à imposer, par opposition à la capacité de l’Internet à renforcer la communauté, c’est-à-dire l’Internet comme partie du bien commun.
Il convient de noter que cette dimension relationnelle de la communication, qui implique la reconnaissance, l’estime, etc., dans ces plates-formes numériques, s’inscrit dans les paramètres idéologiques prédominants guidés par la consommation, la compétitivité, l’individualisme comme valeurs de dépassement et de coexistence sociale résiduelle, dans un environnement hautement émotionnel. Par conséquent, avec une exacerbation des perceptions puisque la façon dont un conflit est perçu peut l’emporter sur le conflit lui-même.
Et c’est sur cette voie que l’on arrive au phénomène des « fausses informations », puisque de telles plateformes se prêtent très facilement à la diffusion de rumeurs, d’affirmations non vérifiées, de fausses déclarations ou de mensonges ; une capacité qui est encore multipliée par l’utilisation de bots et de comptes utilisateurs fictifs, combinés ou non à des algorithmes, qui sont utilisés à des fins politiques.
Bref, pour reprendre les termes du Collectif Promoteur du Forum Social Internet :
« La première génération de sociétés transnationales basées sur Internet et les médias a été accusée, non sans raison, d’affaiblir l’identité collective, de conspirer contre le sentiment de vie privée et de réduire la capacité d’action du citoyen, voire du consommateur » [3].
Notes:
[1] https://www.politico.com/magazine/story/2015/08/how-google-could-rig-the-2016-election-121548
[2] León, Osvaldo (2010), Alternative social networks,
[3] Vers un forum social sur Internet : Pourquoi l’avenir d’Internet a besoin de mouvements pour la justice sociale, octobre 2016. https://www.alainet.org/es/articulo/181536
Source : Internet, derivaciones y paradojas
traduit par Pascal, revu par Martha pour Réseau International
- Source : Alai-AmLatina (Amérique Latine)