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L’islam et la modernité

Auteur : Professeur Chems Eddine Chitour | Editeur : Walt | Vendredi, 03 Juill. 2015 - 10h33

«Lorsque le vent de la civilisation eut cessé de souffler sur le Maghreb et al-Andalus, et que le dépérissement des connaissances scientifiques eut suivi celui de la civilisation, les sciences disparurent… On en trouve seulement quelques notions, chez de rares individus, qui doivent se dérober à la surveillance des docteurs de la foi orthodoxe.» Ibn Khaldoun, Le père de la sociologie universelle ( Al-Muqadimma)

Les temps que nous vivons sont vraiment incertains. S’il fut une époque où chacun pouvait vivre dans son coin et professer la religion de son choix, ce XXIe siècle est celui d’un village aux murs transparents. Il peut être défini comme celui de l’ingérence. Nous ne pouvons faire ce que nous voulons, tout est sous contrôle. La civilisation occidentale est devenue synonyme de modernité.

Cette modernité est devenue à la fois le Graal et le repoussoir des musulmans tiraillés entre une lecture littérale du Coran et la nécessité de prendre en compte les évolutions multidimensionnelles dans le domaine des droits de l’homme , des mutations sociales avec les dérives qui vont avec, et aussi les conquêtes scientifiques et technologiques qui sont des coups de boutoir pour les religions qui n’arrivent pas à trouver la parade ; la science s’immisçant de plus dans ce que les musulmans appellent « al ghaib », l’inconnaissable, le mystérieux. Ces derniers sont souvent tentés de traiter la modernité comme une grande surface, où ils prennent ce qui les arrangent quitte à faire des arrangements avec le texte (interprétation sous forme de fetwas) . Ainsi, l’explosion de l’internet est revendiquée sans état d’âme par les mouvements extrémistes.

Qu’est-ce que la modernité?

On peut associer la modernité à la poursuite de l’idéal développé par les philosophes c’est-à-dire à la lutte contre l’arbitraire de l’autorité, contre les préjugés et contre les contingences de la tradition avec l’aide de la raison. Une autre définition de la modernité est de dire que c’est le progrès, la nouveauté, l’abandon des archaïsmes et des traditions magiques et superstitieuses au profit d’une science qui explique le comment des choses et d’une certaine façon désacralise un certain nombre de mythes ou de traditions qui témoignent du vécu d’une civilisation. On le voit, la science est en embuscade, elle explique rationnellement beaucoup de mystères que les religions qualifiaient d’impénétrables préférant ce faisant les adosser aux desseins du Seigneur.

De même, la modernité ne peut pas être dissociée de la science et de la technologie qui sont les chevilles ouvrières du développement du monde sur le plan de la connaissance et de la puissance. Après la renaissance et la sortie des ténèbres du Moyen âge, le XIXe siècle a vu la première Révolution industrielle en Angleterre et l’essor de la science et de la technologie notamment avec l’exploitation industrielle du charbon, l’invention de l’acier qui fut mis à profit par les nations occidentales européennes pour fabriquer des canons, mais aussi développer le chemin de fer.. Ce fut l’avancée décisive de l’Occident sur un Orient représenté par l’Empire ottoman et son sultan qui refusa l’imprimerie. Cette avancée se traduisit par la conquête des pays faibles.

Catholicisme et modernité

Les religions monothéistes (christianisme et judaïsme) furent confrontées à la modernité. Le choc de l’Eglise avec la modernité a commencé il y a quatre siècles avec la Renaissance: l’Europe qui sortait des brumes du Moyen âge se mit à la science en s’appropriant l’héritage des sciences développées par la civilisation islamique et en découvrant les auteurs grecs à partir des traductions arabes et perses. Avec aussi l’invention de l’imprimerie, technique que mit à profit, notamment Luther pour publier ses disputations et aboutit en définitive, à une nouvelle Eglise; l’Eglise réformée. L’imprimerie enlevait, du même coup, le monopole de la connaissance de la Bible à l’Eglise du fait de la vulgarisation de la Bible qui fut de ce fait à la portée du peuple. Ce fut le début de la confrontation avec l’Eglise qui dictait auparavant la norme avec un outil puissant et atroce: l’Inquisition.

Luc Perrin, maître de conférences à l’université Marc-Bloch s’est intéressé à l’évolution de l’Eglise face à la modernité, depuis la Révolution française. Il écrit: «Pour le pape Pie IX (1846-1878) le 8 décembre 1864: «Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, avec le libéralisme et la civilisation moderne.» Le bouleversement majeur s’est déroulé en France dans la violence: massacres de septembre 1792, première Terreur (1793-1794), guillotine sèche des déportations (1797-1799). Un pape, Pie VI, est mort prisonnier à Valence en 1799 tandis qu’un autre, Pie VII, fut le captif de Napoléon de 1808 à 1814. Les armées de la Révolution et de l’Empire ont exporté cette violence dans toute l’Europe. Hors d’Europe, la laïcisation s’effectue également dans des flots de sang au Mexique après la révolution de 1911, en particulier pendant la révolte des Cristeros (1926-1929). (…). Le Premier amendement (1791) à la Constitution des États-Unis, en mettant fin à toute religion d’État dans les anciennes treize colonies protestantes, ouvre la voie à l’expansion du catholicisme. (…) Ni libéralisme, ni socialisme, le magistère romain, instance régulatrice du catholicisme, s’est efforcé de maintenir le cap du «ni-ni». (…) »

«  De Pie VII à Jean-Paul II, l’Église romaine demeure irréductible face à la modernité. «Au-dessus des lois, il y a La Loi, celle que les hommes n’ont pas à faire ni à défaire, mais à recevoir de Dieu (…) Cette anti-modernité fondamentale a contribué à alimenter la résistance catholique (…) elle constitue le catholicisme en instance critique du libéralisme aujourd’hui triomphant. Mais il est lui-même travaillé par la modernité et a constamment adapté les modalités de son intransigeance.»

Le judaïsme et la modernité

C’est dans le judaïsme que l’on trouve une forme élaborée d’adaptation graduelle à la modernité toute en intelligence. Tout d’abord, écrit Sophie Nizard, maître de conférences à l’université Marc Bloch de Strasbourg: «L’émancipation politique entraîne un large mouvement de sécularisation, consécutif à la sortie des logiques communautaires. La volonté d’intégration suppose un détachement des anciennes appartenances. Dans le même temps, on voit se développer des utopies séculières – socialisme, sionisme – et on assiste à l’émergence de nouveaux mouvements religieux (…) Le mouvement de réforme religieuse, particulièrement fort en Allemagne, a conduit à une sécularisation de la théologie juive dans une piété renouvelée et à un ajustement de la liturgie et de la pensée religieuse (…) Ainsi le judaïsme allemand du XIXe siècle n’entre pas en conflit avec la modernité, mais au contraire s’adapte profondément à elle, car ce mouvement répond précisément aux aspirations de la majorité des juifs contemporains. (…) En France, à partir de 1895, un mouvement se dessine en faveur d’une réforme du judaïsme. (…) Ce n’est qu’après la loi de 1905 que l’Union libérale inaugure un temple séparé avec l’intention de célébrer «une religion rationnelle et laïque», selon les termes de son premier rabbin, Louis Germain-Lévy. «On définit les juifs comme le peuple du Livre, il serait plus juste de dire qu’ils sont le peuple de l’interprétation du Livre.»

Des réponses sont chaque fois données pour « mettre à jour » le dogme en le rendant compatible avec la réalité du monde notamment scientifique, car c’est là où les interrogations sont les plus importantes et notamment dans le domaine de la biologie du génie génétique.

Islam et modernité, quelques jalons d’un parcours historique

La rationalité et la laïcité ne sont pas étrangères au Mouvement de la pensée arabo-musulmane. La curiosité intellectuelle, a entraîné la fondation de la première école théologique islamique importante, appelée Mo’tazilisme. Cette école a connu un véritable essor sous le calife Abbasside al-Ma’moûn. Dans la lignée des Mo’tazilites, on retrouve Al-Kindi, Al-Farabi, Ibn Sina (Avicenne), Ibn Ruchd (Averroès), et bien d’autres. Il y eut une résistance des milieux conservateurs menés par Ibn Hanbal qui eux prônaient un retour aux sources. Ibn Taymiya redoutable héritier de Ibn Hanbal est apparu plus tard, au XIVe siècle. Ce courant fondamentaliste va être repris par les Wahhabites, mouvement fondé par Mohamed Ibn Abdelwahhabe (1703-1791) (3)

Ce mouvement rigoriste en s’associant à un chef guerrier Ibn Saoud a donné le royaume d’Arabie Saoudite. Sa richesse insolente en pétrole et en gaz fait de ce royaume l’exportateur net de cette vision salafiste qui est en train de gangréner le monde sous les yeux de pays occidentaux qui ménagent ce pays pour des raisons pétrolières et économiques. Nous le voyons avec les contrats mirifiques d’armement dont bénéficient les trois membres de sécurité, les Etats Unis mais aussi le Royaume Uni et la France. Ce pays est donc autorisé à exporter sa capacité de nuisance déstabilisatrice en toute impunité.

Viviane Comerro, agrégée d’arabe, docteur en histoire des religions explique la genèse des tentatives de réforme de l’Islam au XIXe siècle- après une léthargie de six siècles- pour le mettre en phase avec la modernité. Elle écrit: «Pour comprendre l’ambiance dans laquelle est né le réformisme fondamentaliste qui s’oppose à la fois à une tradition islamique qu’il juge sclérosée et à une modernité exogène qu’il estime dangereuse, il faut évoquer le mouvement d’émancipation intellectuelle, né au milieu du XIXe siècle, que les Arabes appellent la Nahda, la «Renaissance», (…) il faut parvenir à connaître les secrets de la supériorité technique et scientifique de l’Occident. Sous le règne de Méhémet Ali, le grand homme de la Nahda est un théologien de l’université d’al-Azhar, Rifâ’a al-Tahtawî (1801-1873)».

«La Nahda se nourrit à ses débuts de la traduction parce que le modèle est l’étranger. On reconnaît la supériorité de l’Occident et le retard de l’Orient et la nécessité de combler ce retard. On commence donc par traduire, puis on s’approprie les techniques scientifiques nouvelles, les genres littéraires nouveaux et, sur le plan politique, les concepts de nationalisme, de démocratie constitutionnelle, de liberté, de respect de l’individu, qu’on utilise d’abord face à la politique de l’Empire ottoman, et ensuite face aux ingérences occidentales. (…) La fin de cet optimisme se situe après la Première Guerre Mondiale et le renforcement de la politique des mandats par les puissances coloniales. Contre un Occident réduit à son projet expansionniste, on va puiser, de façon plus ostentatoire, dans l’héritage religieux islamique.»

Viviane Comerro poursuit: «Le premier grand nom du réformisme fondamentaliste est celui de Jamâl al-Dîn al-Afghânî (1838-1897).(…)Ce qu’il cherche à promouvoir, c’est l’union des pays musulmans face à l’ingérence européenne. Une union au-delà des clivages entre Arabes, Turcs, Persans, Indiens, mais aussi Chiites et Sunnites. (…) Il dénonce l’autocratie des despotes locaux, il réclame les libertés constitutionnelles et un régime parlementaire, mais en affirmant que seule la religion peut assurer la stabilité des sociétés et la puissance des peuples. Chez Afghânî, le retour aux sources est indissociable de sa vision politique: il s’agit de retrouver dans l’islam des origines la vigueur et la puissance qui en ont fait un empire, et de régénérer les peuples musulmans affaiblis.»

Al Afghani va plus loin il dénonce ar roukoud (l’assoupissement): «Il faut aussi purifier l’islam d’une conception médiévale du savoir qui ne correspond plus aux découvertes de la science du XIXème siècle, une science désormais incontournable dans l’ordre du prestige intellectuel et politique. (…) Afghânî va affirmer qu’il n’y a aucune incompatibilité entre la révélation et la raison, puisque le Coran lui-même engage constamment le croyant à comprendre le monde et à réfléchir; c’est donc l’islam qui a permis la naissance de l’esprit philosophique chez les Arabes. Par conséquent, il n’y a aucune impossibilité au développement de la faculté rationnelle dans des systèmes scientifiques. La sclérose des esprits est le fait de la tradition, non de l’islam lui-même.»

«Un autre jalon dans ce parcours historique sera le plus célèbre des disciples d’Afghânî, l’Egyptien Muhammad Abduh (1849-1905). (…) De la même façon qu’Afghânî, il défend l’idée que si les musulmans ne répondent plus à l’idéal de leur religion, c’est qu’ils en ont oublié la force et la pureté primitive. (…) En 1935, à la mort de Rashîd Ridâ, l’association des Frères musulmans tentera de faire vivre la revue Al-Manâr jusqu’en 1940. L’association existait depuis 1928 en Egypte et avait été fondée par Hasan al-Bannâ (1906-1949), (…)
C’est sur le même modèle qu’est organisée au Pakistan en 1941 la Jamâ’at-i Islâmî fondée par Abû A’lâ Mawdûdî (1903-1979). Une figure proche de la précédente est celle d’un membre éminent des Frères musulmans: Sayyid Qutb (1906-1966), (…) Du point de vue de Sayyid Qutb, la jâhiliyya primitive est relayée par une jâhiliyya moderne, celle du monde civilisé industriel européen et américain et la pédagogie divine des textes coraniques y trouve tout autant leur application.».

Quel avenir pour les pays arabes musulmans?

Où en est-on actuellement? Il nous faut au préalable distinguer entre deux grands types d’Islam, l’islam asiatique qui globalement, exception faite du sort des musulmans birmans, ne connait pas la décrépitude morale scientifique de l’autre islam celui des Arabes du Moyen Orient qui veulent exporter le salafisme au Maghreb et en Afrique. De ce fait, et à titre d’exemple les pays maghrébins ont tout à craindre de cette gangrène et continuent à professer un Islam maghrébin de 14 siècles fait de tolérance et d’apaisement.

Hamed Abd el Samad, intellectuel égyptien résidant en Allemagne, a publié en décembre 2010 un ouvrage qu’il a intitulé «la chute du monde islamique». L’auteur s’attend à ce que cet évènement coïncide avec le tarissement prévisible des puits de pétrole au Moyen-Orient. La désertification progressive contribuerait également au marasme économique tandis qu’on assistera à une exacerbation des nombreux conflits ethniques, religieux et économiques qui ont actuellement cours. Ces désordres s’accompagneront de mouvements massifs de population avec une recrudescence des mouvements migratoires vers l’Occident, particulièrement en direction de l’Europe».

«Pour lui l’absence de structures économiques assurant un réel développement, l’absence d’un système éducatif efficace, la limitation sévère de la créativité intellectuelle, le blocage sur les plans religieux et politique sont d’après lui les causes principales de la catastrophe appréhendée. À moins d’un miracle ou d’un changement de cap aussi radical que salutaire, Abd el Samad croit que l’effondrement du monde islamique connaîtra son point culminant durant les deux prochaines décennies. L’auteur pense que le processus de désintégration, comme on l’a vu plus haut, a débuté depuis longtemps et on serait rendu actuellement à la phase terminale. Il ne ménage pas ses critiques à l’égard des musulmans: «Ils ne cessent de se vanter d’avoir transmis la civilisation grecque et romaine aux Occidentaux, mais s’ils étaient vraiment porteurs de cette civilisation pourquoi ne l’ont-ils pas préservée, valorisée et enrichie afin d’en tirer le meilleur profit?» «Pourquoi les diverses cultures contemporaines se fécondent mutuellement et s’épanouissent tout en se faisant concurrence, alors que la culture islamique demeure pétrifiée et hermétiquement fermée à la culture occidentale qu’elle qualifie et accuse d’être infidèle?»

L’auteur enfonce le clou en proclamant à juste titre, que «le caractère infidèle de la civilisation occidentale n’empêche pas les musulmans de jouir de ses réalisations et de ses produits, dans les domaines scientifiques, technologiques et médicaux. Ils en jouissent sans réaliser qu’ils ont raté le train de la modernité lequel est conduit par les infidèles sans contribution aucune des musulmans (…)».

Un autre défi est celui de l’Islam actuel de la diaspora musulmane confrontée à des sociétés sécularisées. Il est difficile alors de trouver un Islam unique pour tous les citoyens des différents Etats qui ont chacun leur façon de «traiter» l’islam. Les deux visions les plus courantes sont soit la vision communautariste à l’anglaise soit l’américaine. Le pouvoir ne s’immisçant pas dans les affaires de chaque communauté qui tout en étant constitutive de la nation, s’auto-organise sans dépasser les lignes rouges du vivre-ensemble. La deuxième vision est celle du moule de la laïcité républicaine à la française. Ainsi, en France, le Premier ministre plaide en faveur de la promotion et de la défense de la laïcité et a appelé à «faire jaillir un Islam de France ancré dans la République». Il reste à savoir si la République a pour vocation de s’ingérer aussi dans les affaires intérieures des cultes judaïques ou chrétiens.

Plus largement, le contact avec la modernité fait que nous devons avoir une façon de vivre la foi dans un monde de plus en plus hostile aux faibles. La considération à l’endroit des pays musulmans asiatiques comme l’Iran, la Malaisie ou l’Indonésie vient du fait qu’ils ont investi le champ de la science et du savoir. Iqra est le premier mot de la révélation coranique.

Il y aura un avenir pour un Islam de la Science, il n’y a pas d’avenir pour l’Islam des pays arabes à moins d’un miracle qui passe d’abord par la légitimité des gouvernants qui n’instrumentent pas la religion pour asseoir leur pouvoir, plongeant leur peuple dans le désespoir et ceci avec l’accord tacite sinon l’aide des puissants à qui les tyrans locaux garantissent un hold up des ressources des pays concernés.


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