Derrière la chute des cours pétroliers perce une ère d'abondance
Le marché mondial du pétrole, à la peine entre la hausse de la production, l'affaiblissement de la demande et le glissement des prix, pourrait être sur le point de basculer vers une ère d'abondance, succédant à celle de la rareté. Les prix du pétrole ont perdu jusqu'à 20% depuis juin malgré la multiplication des risques pesant sur l'approvisionnement, persuadant davantage d'investisseurs et de traders que 2015 pourrait marquer le passage à un marché excédentaire grâce au "boom" du schiste aux Etats-Unis.
Si la chute des cours relance les spéculations sur la possibilité que l'Opep (Organisation des pays exportateurs de pétrole) réduise en novembre sa production pour la première fois depuis six ans, certains analystes vont bien plus loin.
Selon eux, un basculement fondamental du marché - attendu de longue date - est peut-être en cours, mettant fin à quatre années tendues pendant lesquelles un baril à plus de 100 dollars était la norme et ouvrant une nouvelle ère où les interventions de l'Opep redeviendront essentielles.
Ils en veulent pour preuve le repli bien plus rapide que prévu des importations américaines alors que la production y a atteint un record depuis trente ans. Mais aussi la ralentissement de la croissance économique chinoise et donc de la croissance de la demande de pétrole. Même la production dans des pays troublés comme la Libye et l'Irak augmente.
Pour Daniel Yerhin, vice-président d'IHS et historien reconnu du pétrole, ces événements "représentent enfin un rééquilibrage et les conséquences de la très forte accélération de la production américaine."
Surtout, le fait que les prix baissent malgré les conflits agitant la majeure partie du Moyen-Orient et les sanctions contre la Russie annonce "un événement déterminant, un catalyseur du changement."
Certains analystes estiment qu'il est trop tôt pour dire si cette baisse des prix diffère des précédentes, notamment celles de 2012 et 2013, suivies d'une brusque remontée des cours avec la guerre en Libye et les sanctions contre l'Iran.
Un sursaut économique en Europe ou une autre rupture d'approvisionnement pourraient encore faire repartir les prix à la hausse à court terme mais le risque semble aller decrescendo.
VERS UN RÉÉQUILIBRAGE DES POUVOIRS
Credit Suisse a réduit la semaine dernière sa prévision de prix pour le Brent de Mer du Nord à 93 dollars le baril en 2016, la deuxième prévision la plus basse parmi les analystes interrogés par Reuters. Pour 2017, la banque suisse prévoit un baril à 88 dollars avec une croissance de la production nord-américaine dépassant largement la demande mondiale.
Certains traders en conviennent. Les futures prévisions pour 2017 et au-delà, qui restaient jusqu'à présent fermes malgré la chute des prix pour une livraison immédiate, ont fini par baisser la semaine dernière. Le prix Brent livraison novembre, la référence mondiale, a chuté de 5% la semaine dernière, touchant un plus bas de plus de deux ans.
Les implications d'un tel basculement dépasseraient le seul cadre de la l'Opep et devraient accélérer le rééquilibrage des pouvoirs, des pays consommateurs comme les Etats-Unis devenant moins dépendants de producteurs comme la Russie et l'Iran.
Pendant la majeure partie de la dernière décennie, la pénurie a été la norme sur le marché. Avant 2008, des années de sous-investissement, une demande croissante en Asie et la crainte d'un "pic pétrolier" ont alimenté la tendance haussière des prix et les membres de l'Opep ont peiné à répondre à la demande. Le pétrole a grimpé jusqu'à près de 150 dollars le baril à la mi-2008.
La crise financière a alors fait vriller les prix, contraignant l'Opep à deux réductions marquées, ses dernières mesures officielles depuis au moins six ans. Avec une demande étale et la percée du schiste aux Etats-Unis, la peur du "pic pétrolier" a cédé la place à l'espoir de l'abondance. Pour autant, les cours restaient fermement au-dessus des 100 dollars le baril, tout mouvement baissier étant immédiatement contré.
En 2011, la révolution en Libye, membre de l'Opep, a alimenté la hausse des cours en réduisant les approvisionnements, jusqu'à 1,5 millions de barils par jour (bpj). Les sanctions occidentales contre l'Iran, fin 2011 et en 2012, ont ensuite pesé sur les livraisons, avant que la nouvelle flambée des violences en Libye ne prenne le relais.
LA DÉTERMINATION DE L'OPEP MISE À L'ÉPREUVE
Ce phénomène pourrait se reproduire l'an prochain. La montée des tensions avec la Russie fait peser un risque sur les approvisionnements du deuxième producteur mondial. Les pourparlers avec l'Iran visant à parvenir à un accord sur son programme nucléaire pourraient tourner court et aboutir à un durcissement des tensions.
Et pourtant, la probabilité d'un rebond des cours devient de plus en plus faible. "L'alerte incendie pourrait être réelle cette fois", estime Daniel Sternoff de Medley Global Advisors.
Aujourd'hui, soit l'Opep instaure un plancher de soutien des prix à court terme, soit la période prolongée de prix bas commencera à faire fléchir les investissements à long terme ou à ranimer la demande, a-t-il dit.
Le recul des prix met à l'épreuve la détermination de l'Opep mais aussi la viabilité de la révolution du schiste aux Etats-Unis, qui a ajouté à la production américaine un million de bpj par an au cours des trois dernières années.
On est encore loin de savoir si, ou quand, l'Opep va intervenir. Les fortes baisses de prix accordées mercredi par l'Arabie saoudite à ses clients asiatiques suggèrent que le premier producteur mondial se résoudra à des prix bas pour maintenir sa part de marché.
Bob McNally, ancien conseiller à la Maison blanche du président George W. Bush et désormais président du cabinet de conseil spécialisé dans l'énergie Rapidan Group, a déclaré, après un récent déplacement en Arabie saoudite, que les producteurs de l'Opep pourraient attendre que les Etats-Unis réduisent leur production plutôt que s'y résoudre eux-mêmes.
Tandis que certains membres de l'organisation commencent à réclamer des baisses de production, des pays du Golfe misent sur la demande hivernale pour ranimer le marché.
Cela pourrait néanmoins évoluer si les prix cèdent encore une dizaine de dollars. En plus de peser sur les budgets de Caracas à Moscou, les foreurs américains décideraient alors probablement d'infléchir leur activité dans le cas d'un "recul durable" sous les 80 dollars le baril, font remarquer les analystes de Baird Energy dans une note publiée lundi.
"Après tout l'huile de schiste des Etats-Unis n'est pas seulement la plus récente et la plus importante source d'approvisionnement mais également celle aux coûts les plus élevés et la plus exposée aux cours", note Bob McNally. "Dans les faits, le Dakota du Nord et le Texas ont rejoint l'Opep, mais ils n'en ont pas encore pris conscience".
- Source : Edward McAllister et Timothy Gardner