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Lundi, 25 Nov. 2024

L'inflation des actifs financiers et les inégalités

Auteur : Ismael HOSSEIN-ZADEH | Editeur : Walt | Dimanche, 06 Juill. 2014 - 17h02

Il est maintenant de notoriété publique que l'économie américaine connaît ces dernières années des développements très inégaux. Alors que le secteur financier a connu des taux extrêmement élevés de croissance, le secteur réel est embourbé dans la stagnation ou un taux de croissance médiocre. Par conséquent, tandis que l'oligarchie financière récolte la part du lion de cette croissance fantastique de l'inflation des prix des actifs financiers, l'écrasante majorité des citoyens souffre des baisses systématiques de leur niveau de vie.

Par exemple, un rapport récent de la Banque de la Réserve Fédérale montre que si la richesse nationale globale aux États-Unis a augmenté de $ 1,49 mille milliards au cours du premier trimestre de 2014, l’économie réelle (mesurée par le PIB) s’est contractée de 1 % - selon le ministère du Commerce, la baisse du PIB était en fait de 2,9 % (au lieu de 1 %). Dans un rapport similaire, le Financial Times a récemment noté que la richesse des ménages dans son ensemble est en hausse de 43 % depuis la crise économique en 2008, malgré la reprise lente ou inexistante sur le marché du travail et une baisse réelle du revenu médian des ménages, en baisse de 7,6 % depuis 2008.

Ce fossé évident croissant entre l’augmentation de la richesse financière et l’absence de croissance réelle est, bien sûr, expliqué par le fantastique inflation des prix des actifs financiers depuis plusieurs années, une bulle financière plus grosse que celle qui a éclaté en 2008. Parmi les $ 1,49 mille milliards d’augmentation de la richesse nationale au cours des trois premiers mois de 2014, 361 milliards étaient dus à des réévaluations des actions tandis que 758 milliards étaient dus à l’inflation de l’immobilier. Non seulement la bulle du prix des actions a largement profité aux riches, qui possèdent de manière disproportionnée la majorité, mais aussi « l’inflation du prix de l’immobilier a touché les demeures des super-riches, pas les maisons modestes des travailleurs. » Selon des chiffres publiés par Redfin, un groupe immobilier, de Janvier à Avril 2014, « les ventes du 1% supérieur des maisons américaines, d’un prix supérieur ou égal à 1,67 million de dollars, ont augmenté de 21%, tandis que les ventes des 99% restants de maisons ont diminué de 7,6 % ».

Le Financial Times, qui a publié les chiffres de Redfin, a relevé des tendances similaires dans les prix à la consommation :

Le chiffres d’affaire des distributeurs de produits de luxe comme LVMH (Louis Vuitton, Bulgari) et Tiffany ont augmenté de 9% ; celui des distributeurs dont la clientèle est composé principalement de travailleurs, a diminué. Walmart a baissé de 5 %, les ventes de Sears ont chuté de 6,8 %. A l’extrémité inférieure, seuls les magasins de discount - où de plus en plus d’Américains font leurs courses pour joindre les deux bouts - ont vu une augmentation de leur chiffre d’affaires. Dollar Tree, le plus grand détaillant de ce type, a enregistré une hausse de 7,2 % de ses ventes... Le journal fait remarquer que les gains montrent l’efficacité de la politique visant à recréer la richesse perdue lors de la récession, mais que son effet sur la reprise de l’économie est limitée, car ce sont les ménages aisés qui possèdent des actions et de grandes maisons qui en ont profité le plus.

L’enrichissement de l’oligarchie financière parallèlement à l’appauvrissement des masses du peuple est semblable à la croissance d’un parasite dans le corps d’un organisme, vivant sur le sang ou les aliments nécessaires à sa survie. De plus, cette transfusion parasite du sang économique du bas vers le haut n’est pas simplement le résultat de la main invisible du marché ou des forces aveugles de la concurrence dans une économie capitaliste. Peut-être plus important encore, cette transfusion est l’aboutissement logique des politiques économiques insidieuses mais soigneusement conçues pour consolider l’économie d’austérité néolibérale

La politique monétaire sur l’offre : l’inflation des prix des actifs financiers comme stimulation économique

Les gouvernements des principaux pays capitalistes ont depuis la Grande Dépression des années 1930 appliqué deux grands types de stimuli économiques : par la demande, la voie keynésienne, et par l’offre, la voie néolibérale. Les politiques de relance par la demande visent à renforcer le pouvoir d’achat des travailleurs et autres catégories de la population par l’injection de pouvoir d’achat dans l’économie grâce à des investissements à grande échelle dans des projets d’infrastructure et autres entreprises génératrices d’emplois. Ce genre de politique économique, qui a duré du lendemain de la Grande Dépression et / ou la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la fin des années 1970 et au début des années 1980, a été la pierre angulaire de l’économie du New Deal aux États-Unis et des social-démocraties dans d’autres grandes économies capitalistes.

Les partisans d’une relance par l’offre proposent aussi des mesures pour relancer une économie stagnante. Cependant, ils le font par un processus indirect, circulaire en deux étapes. La première étape vise à enrichir davantage les riches, soit par des réductions d’impôts pour les riches ou des politiques monétaires d’inflation des actifs financiers, ce qui également profite largement aux riches. La deuxième étape consiste, pour l’essentiel, en un espoir ou un vœu : qu’à la suite de l’injection de ressources supplémentaires dans les caisses des 1% réalisée dans la première étape, les 99% bénéficieront ensuite de l’effet de ruissellement vers le bas qui suivra, stimulant ainsi la demande globale et l’activité économique.

Formellement, cette politique a été inaugurée lorsque Ronald Reagan fut élu président en 1980. Les architectes de l’économie de l’offre se sont d’abord attaqués à la politique fiscale. Après avoir réalisé avec succès leur projet d’allégements fiscaux drastiques pour les riches, qui seront connus comme les réductions d’impôt de l’offre de Reagan, ils se sont ensuite attelés à faire de la politique monétaire un nouvel outil de redistribution majeur en faveur des 1%.

En commençant par Alan Greenspan en tant que président de la Federal Reserve Bank jusqu’à ses successeurs Ben Bernanke et maintenant Janet Yellen, cette politique a consisté pour l’essentiel à donner de l’argent sans intérêt, ou pratiquement sans intérêt, aux grandes banques et autres acteurs de Wall Street. Bien que ne faisant pas l’objet d’un débat public, les responsables de la politique monétaire de Wall Street à la tête de la Federal Reserve Bank et du Département du Trésor en sont venus à considérer le déversement d’argent bon marché sur Wall Street comme une mesure de relance monétaire qui fonctionnerait grâce à une inflation de la valeur des actifs financiers et au mécanisme de ruissellement vers le bas qui s’ensuivrait.

La raison officielle de l’injection d’argent bon marché dans le système financier est encore justifiée, publiquement, sur les mêmes bases que le stimulus monétaire keynésien traditionnel : que ces perfusions d’argent dans le secteur financier inciteraient plus de prêts au secteur réel, encourageant ainsi l’investissement productif, l’emploi et la croissance. Cependant, cette justification d’une masse monétaire inutile et excessive se fonde sur trois grandes conditions : que les fabricants sont confrontés à un marché de capitaux coûteux et à des prix serrés ; que les fabricants sont confrontés à, ou envisagent, une forte demande pour ce qu’ils fabriquent ou fabriqueront ; et a quelque chose qui s’apparenterait à une partition entre les secteurs réel et financier de l’économie, comme c’était plus ou moins le cas lorsque la loi Glass-Steagall était en vigueur (1933-1998), qui définissait de façon stricte les types et volumes d’investissements que les banques et autres intermédiaires financiers pouvaient entreprendre.

Aucune de ces conditions ne sont toutefois réunies dans l’économie des États-Unis d’aujourd’hui. Pour commencer, il n’y a pas de pénurie de liquidités dans le secteur immobilier ; le secteur semble être, en effet, assis sur une montagne de trésorerie alors que la production stagne à cause de la faiblesse de la demande provoquée par l’austérité.

Alors qu’au moins 25 millions d’Américains sont au chômage ou travaillent seulement à temps partiel alors qu’ils veulent et ont besoin d’un travail à temps plein, les entreprises américaines sont assises sur un trésor de guerre de plus de 2 mille milliards de dollars, tout en refusant d’investir dans de nouvelles productions ou d’embaucher de nouveaux travailleurs, préférant se livrer à des opérations de spéculation et de rachats d’actions qui sont plus rentables pour les dirigeants des grandes entreprises. Les rachats d’actions par les sociétés non financières se sont produites à un rythme annuel de 427 milliards de dollars au premier trimestre, selon la Fed.

Deuxièmement, puisque les acteurs du secteur financier ne sont plus limités par des restrictions réglementaires sur les types et volumes d’investissements, pourquoi chercher ou attendre des emprunteurs du secteur réel (qui, comme on vient de le dire, ont beaucoup d’argent à leur disposition), au lieu d’investir dans le domaine plus lucratif de la spéculation ? De façon prévisible, tandis que les contraintes réglementaires étaient progressivement supprimées au cours des dernières décennies, les bulles financières - et leurs éclatements - se sont succédé.

En effet, non seulement les banques de Wall Street et d’autres bénéficiaires de la politique monétaire utilisent l’argent sans intérêt pour des investissements spéculatifs, mais de plus en plus d’entreprises du secteur réel détournent de plus en plus de leurs profits vers la spéculation au détriment de la production - ils semblent en être arrivés à penser : pourquoi s’embêter à produire alors qu’on peut gagner plus, simplement en achetant et en vendant des actions. L’attrait des profits spéculatifs, grandement facilité par la déréglementation du secteur financier, est évidemment suffisamment fort pour inciter le capital d’abandonner la production et chercher des rendements plus élevés dans le secteur financier. Ce transfert constant d’argent du secteur réel vers le secteur financier est l’exact opposé de ce que les décideurs économiques – et même l’ensemble des tenants des théories économiques néoclassiques - revendiquent ou décrivent : un flux d’argent du financier vers le réel.

La fuite des capitaux du réel vers le financier, et l’écart entre la rentabilité des entreprises et l’investissement réel, ont été mis en évidence dans un article de Robin Harding publié dans le Financial Times du 24 Juillet, 2013. Avec le titre Corporate Investment : A Mysterious Divergence (Investissement des entreprises : une divergence mystérieuse), l’article révèle qu’au cours des trois dernières décennies ou plus, une « déconnexion » s’est produite entre la rentabilité des entreprises et l’investissement réel ; ce qui montre que, contrairement à l’époque précédente, une partie importante des bénéfices des sociétés n’est pas réinvestie dans les moyens de production mais redirigée vers l’investissement financier à la recherche de rendements plus élevés pour les capitaux. Avant 1980, les deux évoluaient en tandem, chacun représentant environ 9% du PIB. Depuis, et en particulier ces dernières années, l’investissement réel ne représente plus qu’environ 4% du PIB, tandis les bénéfices des sociétés représentent environ 12% du PIB !

Les gros bonnets financiers à la tête de la politique monétaire des États-Unis et autres grands pays capitalistes ne peuvent ignorer ces faits : que la majorité de la manne généreuse qu’ils injectent dans le secteur financier est utilisée pour des opérations spéculatives dans ce secteur sans aucun impact positif sensible sur le secteur réel. La question est donc : pourquoi, alors, continuent-ils de pomper plus d’argent dans le secteur financier ? La réponse, comme mentionné précédemment, est qu’au lieu de la politique monétaire keynésienne traditionnelle, ils semblent avoir maintenant découvert une nouvelle forme de relance monétaire par l’offre : les effets de ruissellement de l’inflation des actifs financiers.

En désignant l’inflation des prix des actifs financiers comme un outil monétaire de stimulation économique, les décideurs politiques aux États-Unis et dans d’autres grands pays capitalistes démontrent qu’ils ne sont plus opposés à la création de bulles financières. Ces bulles sont considérées et présentées comme des stimulants économiques par des effets de relance de la demande grâce à l’inflation des prix des actifs financiers. Au lieu de réglementer ou de contenir les activités spéculatives perturbatrices du secteur financier, les responsables de la politique économique, menée par la Federal Reserve Bank depuis l’époque d’Alan Greenspan, ont activement promu les bulles spéculatives ou financières – enrichissant au passage davantage les riches et exacerbant davantage les inégalités.

En dehors des questions telles que la justice sociale et la sécurité économique pour les majorité des gens, l’idée de créer des bulles financières comme moteurs de l’économie est intenable – et même dangereuse - sur le long terme : les bulles financières, quelle que soit leur durée ou leur taille, sont inévitablement liées aux valeurs réelles produites (par le travail humain) dans une économie. Cependant, les représentants de l’oligarchie financière qui dirigent la politique économique ne semblent pas être dérangés par cette perspective inquiétante car ils ont apparemment découvert quelque chose qui s’apparente à un système d’assurance qui protégerait le marché et les principaux acteurs financiers contre les risques que représentent les bulles financières.

Assurer les bulles financières : créer une nouvelle bulle pour rafistoler la précédente.

Les partisans de la politique de bulles financières comme moteurs économiques ne semblent pas être préoccupés par les effets déstabilisateurs des bulles qu’ils participent à créer, car ils ont tendance à croire (ou espérer) que les perturbations éventuelles et les pertes subies par l’éclatement éventuel d’une bulle pourront être compensées par la création d’une nouvelle bulle. En d’autres termes, ils semblent croire qu’ils ont découvert une assurance contre l’éclatement des bulles, par la création de nouvelles bulles. Voici comment le professeur Peter Gowan de la London Metropolitan University décrit cette stratégie plutôt pervers :

Les régulateurs de Washington et Wall Street ont tous les deux à l’évidence cru ils pourraient ensemble gérer les éclatements. Ce qui signifie qu’il n’y avait pas besoin de les prévenir : au contraire, il est évident que les régulateurs et opérateurs ont ensemble activement participé à leur création, croyant sans doute que l’une des méthodes de gestion des éclatements était de créer une nouvelle bulle dans un autre secteur : après la bulle de l’internet, il y eut celle de l’immobilier ; puis celle de l’énergie ou des marchés émergents, et ainsi de suite.

Randall W. Forsyth de Barron’s souligne également que , « Greenspan a toujours soutenu que la politique monétaire peut... nettoyer les séquelles de la récession – ce qui signifie recréer une nouvelle bulle. » Il est évident que cette politique d’assurance sur les bulles transforme la spéculation financière en une opération où on gagnerait à tous les coups, une situation très justement qualifiée de « risque moral », car il encourage la prise de risque mais au détriment des autres – c’est-à-dire au détriment des 99%, car les coûts de sauvetage de tous les joueurs « trop grands pour faire faillite » sont payés par les mesures d’austérité. Sachant que « la Fed renflouerait les marchés en cas de faillite, ils sont passés d’un excès à l’autre, » souligne Forsyth. « Ainsi, l’effondrement du capital à long-terme de 1998 engendra le crédit facile qui a conduit à la bulle de l’internet et son éclatement, qui à son tour a conduit à la facilité extrême et à la bulle immobilière ».

La politique qui consiste à protéger les grands spéculateurs financiers contre la faillite montre, entre autres, que les responsables financiers néolibéraux de ces dernières années ont abandonné non seulement la politique du New Deal et social-démocrate de la gestion par la demande, mais aussi la politique de libre marché et de non-intervention, comme préconisé, par exemple, par la pensée économique autrichienne. Ils ont tendance à devenir interventionnistes lorsque l’oligarchie patronale et financière a besoin d’aide, mais deviennent les champions du laisser-faire lorsque les travailleurs et autres d’en bas ont besoin d’aide. Avant la montée de la grande finance et sa prise de contrôle de la politique économique, les bulles étaient abandonnées à leur sort : les spéculations et investissements imprudents provoquaient la faillite ; l’économie réelle était purgée du poids insoutenable de la dette ; puis (après une période douloureuse, mais relativement courte), le marché réaffectait le capital réel à la production. Mais à l’ère de la grande finance, ce processus de « table rase » est bloquée parce que les entités financières qui jouent un rôle essentiel dans la création des bulles contrôlent également la politique.


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