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Dimanche, 24 Nov. 2024

« Des cadavres partout » : témoignages du camp de Jabalia assiégé par Israël

Auteur : Ibrahim Mohammad et Mahmoud Mushtaha | Editeur : Walt | Mardi, 22 Oct. 2024 - 11h36

L’armée israélienne a lancé une nouvelle offensive d’envergure dans le nord de la bande de Gaza, assiégeant les trois villes les plus septentrionales de la bande et leurs environs. Tôt dimanche matin (le 6 octobre, ndlt), l’armée a ordonné aux quelques 400 000 habitants restés dans le nord de la bande de Gaza de se rendre dans la soi-disant « zone humanitaire » située au sud, en prévision d’une nouvelle opération militaire. Beaucoup ont refusé de quitter leurs maisons et les habitant·es de Jabalia, Beit Hanoun et Beit Lahiya subissent des bombardements intenses depuis dimanche après-midi, coupé·es de la ville de Gaza au sud, alors que des chars et des drones tirent sur les personnes qui tentent de s’enfuir.

Plus de 120 Palestiniens ont déjà été tué·es dans la région depuis le début de la dernière opération, à la suite de frappes aériennes, de tirs d’artillerie, de tirs de soldat·es et de drones israélien·nes. Aucune aide humanitaire ne peut entrer dans les zones assiégées, et Israël a bombardé la dernière boulangerie de Jabalia en état de marche.

L’armée a également ordonné l’évacuation de l’ensemble du personnel médical et des patient·es des trois principaux établissements médicaux de la région : L’hôpital Kamal Adwan et l’hôpital indonésien à Beit Lahiya, et l’hôpital Al-Awda à Jabalia. Les habitants du camp de réfugiés de Jabalia, épicentre de l’invasion terrestre actuelle de l’armée, rapportent que des corps sont éparpillés dans les rues et que les ambulances sont incapables de les récupérer.

« Des drones quadcoptères planent à basse altitude au-dessus des rues, tirant sur tout ce qui bouge », déclare Mohammed Shehab, un habitant de 27 ans, au magazine +972 depuis l’intérieur du camp. « Des tireurs d’élite sont positionnés sur les toits et visent toute personne qui sort. Dans le même temps, les soldat·es et les chars ont pénétré dans le camp, démolissant les maisons et détruisant au bulldozer les routes et les champs ».

L’armée israélienne, qui a échangé des tirs avec les forces du Hamas dans la région et a subi de nombreuses pertes, explique que la nouvelle opération serait destinée à éradiquer les tentatives du groupe de reconstruire ses capacités opérationnelles dans le nord de la bande de Gaza. Toutefois, cette offensive intervient quelques semaines seulement après que le Premier ministre Benjamin Netanyahu a fait savoir qu’il envisageait une proposition, connue sous le nom de « plan des généraux», visant à nettoyer ethniquement l’ensemble du nord de la bande de Gaza par une campagne de famine et d’extermination. Les inquiétudes sont donc nombreuses — y compris parmi les Gazaoui·es qui ont parlé à +972 — quant au fait qu’Israël pourrait maintenant mettre ce plan en action.

« Les bombardements intensifs ont commencé soudainement le dimanche après-midi », raconte Shehab. Il se trouvait alors chez lui avec son ami Abdel Rahman Bahr et le frère de ce dernier, Mohammed. « Abdel Rahman est sorti pour voir ce qui s’était passé — il pensait qu’ils avaient peut-être bombardé une école ou un abri. Il n’est jamais revenu ».

« Quelques heures plus tard, Mohammed et moi sommes partis à sa recherche », poursuit Shehab. « Soudain, des drones ont commencé à nous tirer dessus. Mohammed a été touché et j’ai réussi à m’échapper. Je ne sais toujours pas ce qu’il est advenu de Mohammed ou d’Abdel Rahman.

Les forces israéliennes ont également pris pour cible des journalistes palestiniens qui couvraient l’incursion de l’armée à Jabalia. Mercredi, une frappe aérienne a tué le journaliste d’Al-Aqsa TV Mohammad Al-Tanani et blessé son collègue Tamer Lubbad. Un tireur d’élite israélien a également touché le photojournaliste d’Al Jazeera Fadi Al-Wahidi au cou ; ses collègues ont réussi à l’évacuer vers un hôpital, où il se trouve toujours dans un état critique. Ces événements surviennent quelques jours seulement après qu’un autre journaliste, Hassan Hamad, 19 ans, a été tué par une frappe aérienne qui a visé sa maison dans le camp de réfugiés de Jabalia, ce qui porte à 168 le nombre total de journalistes tué·es à Gaza depuis le 7 octobre, selon le Syndicat des journalistes palestinien·nes.

« Elles et ils veulent que nous allions au sud, mais y a-t-il vraiment une sécurité là-bas ? » demande Shehab. « Mon frère a été tué lors de l’attaque israélienne contre Al-Mawasi [où les personnes déplacées du nord ont reçu l’ordre de se rendre]. Toute la bande de Gaza est un champ de bataille ».

Je ne sais pas si nous allons survivre

Pour la troisième fois depuis le début de l’invasion terrestre de Gaza par Israël, fin octobre 2023, les forces israéliennes avancent dans le camp de réfugiés de Jabalia. Elles avancent par l’est, des chars étant également stationnés aux ronds-points d’Al-Tawam et d’Abu Sharkh à l’ouest, piégeant les habitant·es à l’intérieur de leurs maisons. Selon un journaliste présent dans le camp, les habitant·es décrivent désormais Abu Sharkh comme « le carrefour de la mort », les forces israéliennes tirant sur toute personne aperçue dans le secteur.

« Nous sommes assiégés dans notre appartement », a déclaré mardi Madah Abu Warda, 55 ans, à +972. « Il y a des cadavres dans les rues et le bruit des chars est très proche. Nous avons refusé de quitter notre maison depuis le début de la guerre. Comment pouvons-nous partir maintenant, après toutes les horreurs que nous avons vues ? Je suis ici avec sept membres de ma famille et je ne sais pas si nous allons survivre ».

Dans un effort désespéré pour se mettre à l’abri, certains habitants ont tenté d’échapper à l’invasion des forces israéliennes. Mohammed Shehada, 29 ans, originaire de Jabalia, a tenté de fuir avec sa famille vers le quartier Al-Rimal de la ville de Gaza, mais et ils ont essuyé des tirs en chemin. « Des coups de feu ont éclaté autour de nous », a-t-il raconté. « Ma plus jeune sœur, Aya, qui n’a que 12 ans, a été touchée à la jambe par un drone ».

« Les ambulances étaient loin, car elles risquaient d’être prises pour cible, et je savais qu’elles ne pourraient pas nous atteindre, alors j’ai porté ma sœur jusqu’au point médical le plus proche », poursuit M. Shehada. « Plus nous nous rapprochions, plus la peur m’envahissait, mais je ne pouvais pas la laisser derrière moi. Mon cœur battait la chamade alors que j’essayais de lui sauver la vie ». Shehada a finalement réussi à emmener Aya à l’hôpital Al-Ahli de Gaza City, où elle a été soignée.

Un autre habitant du camp, Hamza Salha, 22 ans, a vu son grand-père mourir d’un éclat d’obus après qu’Israël a commencé à « bombarder au hasard » la zone autour de sa maison lundi. « Il est mort devant nous », déclare Hamza Salha. « Son corps est resté sur le sol toute la journée parce que nous étions trop effrayés pour bouger [au cas où les soldats israéliens les auraient repérés et auraient ouvert le feu]. Lorsque les soldats ont finalement déplacé leur attention vers une autre zone, nous avons pu l’enterrer dans la maison. C’était un moment de douleur et d’impuissance indescriptible ».

Après cela, Salha a profité d’un bref moment de calme pour fuir le camp, le reste de sa famille ayant prévu de le suivre — mais ils ne sont jamais venus. « Je me suis échappé seul et je n’ai aucune idée de l’endroit où se trouve ma famille », dit-il.

Même face à ces dangers, de nombreux habitants insistent pour rester chez elles et eux. Ahmed Nasser, 43 ans, est coincé dans le camp avec sa famille depuis dimanche, sans accès à la nourriture ou à l’eau. « Je ne partirai pas », déclare-t-il à +972. « Je n’abandonnerai pas ma maison ni le camp où j’ai grandi, malgré la dévastation et ce qui ressemble à une famine autour de nous ».

Décrivant la scène à l’intérieur du camp, Nasser décrit « des cadavres partout, et des blessé·es qui gisent dans les rues sans que personne ne puisse les aider ». Il est difficile de se déplacer car le camp est rempli de décombres de maisons et de voitures détruites, et des tireurs d’élite israéliens sont positionnés sur les bâtiments élevés.

Pourtant, il ajoute : « Je refuse de quitter la mort pour plus de mort. Il n’y a pas d’endroit sûr, ni au nord, ni au sud. L’occupation tente de mettre en œuvre son plan d’évacuation totale du nord de Gaza et de le transformer en zone militaire. Notre fermeté les fera échouer ».

Abir Madi, 51 ans, a perdu ses deux fils lorsque sa maison dans le camp a été bombardée le 14 mai, et elle aussi refuse d’évacuer. « Pourquoi devrions-nous quitter notre camp et aller vers le sud comme le veut l’occupation ? C’est notre terre ; je ne partirai que vers le ciel », explique-t-elle. « Cela n’a aucun sens de quitter ma maison pour être tuée dans une tente au sud. L’occupation ne se soucie pas de la vie des civils ; elle les prend pour cible partout ».

« Ne répétez pas l’erreur de celles et ceux qui ont fui plus tôt », demande-t-elle à ses voisin·es. « Ne partez pas. Restez dans le nord de Gaza et mourrez-y ».

Une condamnation à mort pour des milliers de patients

Mardi soir, le ministère de la santé de Gaza a indiqué que l’armée israélienne avait ordonné l’évacuation de l’hôpital Kamal Adwan, de l’hôpital indonésien et de l’hôpital Al-Awda. Un autre hôpital de Jabalia, Al-Yemen Al-Saeed, a été la cible de frappes aériennes qui ont tué au moins 16 personnes abritées sous des tentes.

Mercredi, le personnel de Kamal Adwan a commencé à évacuer les bébés prématurés et d’autres patients alors que les chars et les soldats israéliens se rapprochaient de l’hôpital et menaçaient de le détruire. Hussam Abu Safiya, le directeur général de l’hôpital, a publié aujourd’hui une mise à jour avertissant de la situation catastrophique de l’établissement en raison d’une pénurie de personnel médical, de fournitures et de carburant.

Le Dr Marwan Al-Sultan, directeur général de l’hôpital indonésien de Beit Lahiya, a déclaré mercredi à +972 que la décision de l’armée d’évacuer de force les hôpitaux du nord de la bande de Gaza « équivaut à une condamnation à mort pour des milliers de patients et de blessés qui ont besoin de soins médicaux continus ».

M. Al-Sultan a souligné que « l’hôpital continue d’accueillir des patient·es et des blessé·es et que nous ne l’avons pas encore évacué. Vingt-huit patient·es sont soigné·es, dont deux en soins intensifs, accompagné·es par 17 membres du personnel médical. Cependant, nous ne savons pas ce que les heures à venir nous réservent et nous pourrions être contraint·es d’évacuer l’hôpital à tout moment ». Il a appelé à une pression urgente sur Israël pour qu’il revienne sur son ordre d’évacuation, qu’il assure l’acheminement du carburant et des vivres vers le nord et qu’il protège les hôpitaux et le personnel médical.

Le Dr Mohamed Salha, directeur de l’hôpital Al-Awda de Jabalia, a également confirmé à +972 mercredi que « l’hôpital poursuivra ses activités malgré les menaces israéliennes, et nous ne l’évacuerons en aucun cas ». L’hôpital est surchargé de blessés et de femmes devant accoucher ou subir une césarienne. Quarante-huit patients blessés sont toujours soignés à l’hôpital et ont besoin de soins médicaux continus. Les blessures que nous recevons dépassent les capacités de l’hôpital ».

Obeida Al-Shawa, fonctionnaire du ministère de la santé, a fait part de ses inquiétudes quant à l’aggravation de la situation à l’hôpital Kamal Adwan. « Mardi soir, l’armée israélienne a donné à la direction de l’hôpital un ultimatum de 24 heures pour l’évacuer complètement », a-t-il expliqué. « Il s’agit d’une mesure terrifiante qui menace d’effondrer l’ensemble du système de santé dans le nord, qui a déjà été poussé au bord du gouffre ».

« L’évacuation de l’hôpital Kamal Adwan est impossible sous le siège israélien, car tout ce qui bouge est pris pour cible », poursuit M. Al-Shawa. « Nous avons reçu des appels de collègues disant que l’armée a jusqu’à présent refusé de coordonner un passage sûr pour les ambulances afin d’évacuer et de transférer les blessé·es vers un autre hôpital ».

Et pour Al-Shawa, les conditions désespérées dans lesquelles se trouvent les personnes piégées à l’intérieur de Jabalia ne font que souligner la nécessité pour les hôpitaux de continuer à fonctionner. « Nous avons reçu des témoignages de survivant·es du siège indiquant que des dizaines de corps gisent sur le sol [à l’intérieur du camp]. Les équipes médicales ne peuvent pas atteindre ces personnes car la zone est complètement encerclée et assiégée ».

Dans une déclaration à +972, un porte-parole de l’armée israélienne affirme que « les FDI dirigent leurs frappes uniquement vers des cibles militaires et des opérateurs militaires, et ne visent pas des objets civils et des civils, y compris des organisations de médias et des journalistes en tant que tel·les », et qu’elles s’efforcent de faciliter l’évacuation en toute sécurité du personnel médical et des patients des hôpitaux du nord de la bande de Gaza. Pourtant, de hauts responsables de la défense israélienne et des commandants de l’armée ont déclaré à Haaretz qu’aucun renseignement ne justifiait l’assaut actuel sur Jabalia, que les troupes n’avaient pas rencontré directement d’agents du Hamas lorsqu’elles étaient entrées dans le camp, et que l’opération semblait destinée à débarrasser le nord de Gaza des Palestiniens, en vue de l’annexion du territoire.

Traduction : JB pour l’Agence Média Palestine

Image en vedette : Des Palestinien-nes fuyant le camp de Jabalia arrivent dans la ville de Gaza, le 6 octobre 2024. (Omar El-Qataa)

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Les auteurs:

Ibrahim Mohammad est un journaliste palestinien indépendant de la ville de Gaza qui couvre les questions humanitaires et sociales. Il est titulaire d’une licence en journalisme et médias de l’université Al-Aqsa.
Mahmoud Mushtaha est journaliste et militant des droits de l’homme à Gaza. Il poursuit actuellement une maîtrise en communication et médias mondiaux à l’université de Leicester, au Royaume-Uni. Il a récemment publié son premier livre en espagnol, « Sobrevivir al genocidio en Gaza ».


- Source : +972Magazine

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