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Mercredi, 27 Nov. 2024

« Après le dieselgate », nous nous dirigeons tout droit vers un « electric gate »

Auteur : Reporterre | Editeur : Walt | Samedi, 18 Nov. 2023 - 21h16

Pour l’ingénieur et essayiste Laurent Castaignède, le développement actuel de la voiture électrique est un désastre annoncé. Il pourrait provoquer des pollutions supplémentaires sans réduire la consommation d’énergies fossiles.

Avec la fin de la vente des voitures thermiques neuves prévue pour 2035, l’Union européenne a fait du développement de la voiture électrique un pilier de sa stratégie de transition vers la neutralité carbone. Le reste du monde suit la même voie : la flotte de véhicules électriques pourrait être multipliée par huit d’ici 2030, et compter 250 millions d’unités, selon l’Agence internationale de l’énergie.

Mais la conversion du parc automobile à l’électricité pourrait nous conduire droit dans une impasse désastreuse. Toujours plus grosse, surconsommatrice de ressources et moins décarbonée qu’il n’y parait, « la voiture électrique a manifestement mis la charrue avant les bœufs », écrit Laurent Castaignède dans son nouvel ouvrage, La ruée vers la voiture électrique. Entre miracle et désastre (éditions Écosociété, 2023).

Nous avons échangé avec l’auteur, ingénieur de formation et fondateur du bureau d’étude BCO2 Ingénierie, spécialisé dans l’empreinte carbone de projets industriels. Démystifiant les promesses d’horizons radieux des constructeurs de SUV et des décideurs technosolutionnistes, il pronostique un crash dans la route vers l’électrification, un « electrigate », bien avant 2035.

Reporterre — Vous écrivez dans votre livre que, si l’on suit les hypothèses de l’Agence internationale de l’énergie, la production de batteries devrait être multipliée par quarante entre 2020 et 2040, et que la voiture électrique accaparerait à cet horizon la moitié des métaux extraits pour le secteur « énergies propres ». Ces besoins en métaux constituent-ils la première barrière au déploiement de la voiture électrique ?

Laurent Castaignède — La disponibilité de certains métaux constitue une limite physique importante. Les voitures électriques ont surtout besoin de métaux dits « critiques », relativement abondants mais peu concentrés dans le sous-sol. L’excavation demandera d’ailleurs beaucoup de dépenses énergétiques.

Pour le lithium, le cobalt, le nickel, le manganèse et le cuivre notamment, ainsi que le graphite, la voiture électrique deviendra d’ici une quinzaine d’années la première demandeuse de flux, avec des besoins en investissements, en capacités d’extraction, de raffinage, de main d’œuvre, qui devront suivre cette hausse exponentielle, ce qui n’a rien d’évident.

L’autre problème, c’est la mauvaise répartition géographique de ces ressources. On est en train de vouloir remplacer le pétrole par une série de ressources encore plus mal réparties… Cela crée de forts risques de constitution d’oligopoles. Un « Opep du cuivre » ou du lithium serait catastrophique d’un point de vue géostratégique.

Une mine de cobalt, l’un des métaux critiques les plus demandés par les batteries de voitures électriques, en République démocratique du Congo. Crédit : CC BY-SA 2.0 Deed : Fairphone

Une autre limite concerne notre capacité à produire suffisamment d’électricité décarbonée. Vous soulignez que se répandent dans ce domaine un certain nombre « d’amalgames complaisants » qui tendent à embellir la réalité…

Même lorsqu’on produit beaucoup d’électricité « bas carbone » sur un territoire, cela ne signifie pas que l’on pourra y recharger automatiquement les voitures avec. Le meilleur exemple pour comprendre cela est celui du Québec, où 100 % de l’électricité produite est renouvelable — hydroélectrique et éolienne. Mais une partie de cette électricité est exportée. Si le Québec développe des voitures électriques sans construire de nouvelles capacités d’énergies renouvelables dédiées, leur recharge entraînera une baisse de l’exportation d’électricité vers des régions qui compenseront ce déficit par une suractivation de centrales au charbon. Ces voitures électriques « vertes » entraîneraient alors indirectement une hausse d’émissions de gaz à effet de serre…

De même, en France, on se vante souvent d’avoir une électricité décarbonée grâce au nucléaire. Mais RTE, le gestionnaire du réseau de transport d’électricité, précise que la disponibilité actuelle de l’électricité décarbonée pour de nouveaux usages n’est effective que 30 % du temps, et que cette proportion va diminuer. On risque donc fort de recharger nos voitures, surtout l’hiver, avec de l’électricité au gaz naturel ou au charbon allemand, à moins de déployer davantage de moyens de production d’énergies renouvelables en quantité équivalente et en parallèle du développement des voitures électriques, ce qui est rarement ce que l’on fait.

En d’autres termes, ce n’est pas parce que le « kWh moyen » produit en France est relativement décarboné que le « kWh marginal », celui qui vient s’y ajouter, le sera aussi. Dans mon métier de conseil en impact environnemental, j’ai vu le discours glisser insidieusement ces dernières années : on parlait encore des enjeux de la décarbonation du kWh marginal il y a dix ans, mais les messages se veulent aujourd’hui exagérément rassurants en se cachant derrière un kWh moyen « déjà vert » qui assurerait à n’importe quelle voiture électrique de rouler proprement…

Vous alertez aussi sur un autre problème : même si ce kWh marginal produit pour alimenter les voitures électriques devient renouvelable, cela ne garantit aucunement que le bilan global des émissions de carbone des transports serait à la baisse.

Il y a un problème fondamental dans l’équation. On n’arrive déjà pas à respecter nos objectifs antérieurs de développement des énergies renouvelables, il parait compliqué d’imaginer en produire suffisamment pour recharger massivement les nouveaux véhicules électriques, en plus des autres usages. Et beaucoup d’usages devront être électrifiés pour la transition énergétique. De nombreux secteurs, des bâtiments à l’industrie, augmentent déjà leurs besoins électriques pour se décarboner.

« Rien ne garantit que le déploiement de voitures électriques réduira les émissions globales de gaz à effet de serre »

De plus, rien ne garantit que le déploiement de voitures électriques réduira réellement les émissions globales de gaz à effet de serre. En ne consommant plus d’essence, les voitures électriques baissent la pression sur la quantité de pétrole disponible. La conséquence vicieuse pourrait alors être que les voitures thermiques restantes deviennent moins économes en se partageant le même flux pétrolier.

Imaginons par exemple que l’on ait 2 milliards de voitures dans le monde en 2040 ou 2050 comme l’indiquent les projections courantes. Soyons optimistes en imaginant qu’un milliard de voitures seront électriques et que l’on consommera à cet horizon 50 millions de barils de pétrole par jour. Le milliard de voitures thermiques restant pourrait très bien se partager ces mêmes 50 millions de barils de pétrole, en étant juste deux fois moins économe par véhicule. Résultat, ce milliard de voitures électriques ne permettrait d’éviter aucune émission de CO? : rouler en électrique de manière favorable nécessite de laisser volontairement encore plus de pétrole sous terre…

L’électrification, seule, n’est donc pas une réponse suffisante. Cela signifie qu’une planification contraignant à la sobriété est nécessaire ?

La sobriété est indispensable mais il faut être vigilant sur la manière de la mettre en place. Il serait inaudible, et immoral, de demander à des gens de faire des efforts de sobriété si c’est pour permettre à leur voisin de rouler à foison en gros SUV électrique.

La sobriété, ce serait d’abord mettre un terme à « l’autobésité ». L’électrification accentue la prise de poids des véhicules, ce qui constitue un gaspillage de ressources. Au lieu de faire des voitures plus sobres et légères, les progrès techniques et les gains de productivité n’ont servi qu’à proposer aux consommateurs des véhicules toujours plus gros pour le même prix. On n’en sortira pas en appelant les constructeurs à changer de direction par eux-mêmes, ce qu’on fait dans le vide depuis 30 ans. Il faut réguler les caractéristiques clivantes des véhicules, en bridant les voitures de plus d’1,5 tonne à vide à 90 km/h par exemple, comme on le fait pour les poids lourds, et à 130 km/h toutes les autres.

Évolution du poids des modèles de voitures compacts de Renault. Les traits pleins se réfèrent à l’évolution de la masse (en kg) et les pointillés à l’évolution de la puissance (en cv). L’arrivée des modèles électriques marque le franchissement d’une nouvelle « marche d’escalier », d’un alourdissement net des véhicules. © Laurent Cataignède. Extrait du livre « La ruée vers la voiture électrique ».

Un autre effet pervers pour la gestion des ressources est l’obsolescence des véhicules. Pourquoi écrivez-vous que l’électrification risque de l’accélérer ?

La voiture électrique porte dans ses gènes une obsolescence technique liée à la jeunesse des dernières générations de batteries. Les caractéristiques évoluent très vite, notamment l’autonomie des véhicules, ce qui rend leur renouvellement plus attractif et le marché de l’occasion moins intéressant.

Paradoxalement, alors que les moteurs électriques sont beaucoup plus simples que les moteurs thermiques, l’électronification des voitures les rend plus difficiles à réparer. Cela demande plus d’appareillage et coûte plus cher. Il devient souvent plus intéressant de racheter une voiture électrique neuve que de réparer une batterie endommagée.

Les constructeurs poussent en outre les gouvernements à favoriser les primes à la casse plutôt que le rétrofit [transformer une voiture thermique usagée en électrique]. Ce dernier reste artisanal et donc trop cher pour se développer significativement.

Vous écrivez qu’une véritable transition écologique passera par des voitures certes électriques mais surtout plus légères, moins nombreuses, par une démobilité, une réduction organisée des distances du quotidien… Nous n’en prenons pas vraiment le chemin, non ?

Il faudra peut-être attendre de se prendre un mur pour changer de trajectoire. Après le dieselgate, nous nous dirigeons tout droit vers un « electric gate ». Je pronostique qu’avant 2035 nous nous rendrons compte de l’échec désastreux de l’électrification en réalisant que l’empreinte carbone des transports ne baisse pas, que leur pollution baisse peu, et que le gaspillage des ressources métalliques est intenable.

Exemple de voiture Mini « rétrofitée » : son moteur thermique remplacé par un électrique, par l’entreprise IAN motion. © IAN Motion

La première pollution de la voiture électrique, c’est de créer un écran de fumée qui occulte une inévitable démobilité motorisée. Le technosolutionnisme joue à plein, via des batteries révolutionnaires qui entretiennent le messianisme technologique, comme pour esquiver la question politique du changement nécessaire des modes de vie.

On continue avec le même logiciel à artificialiser les terres pour construire des routes, à l’instar de l’A69, sous prétexte que les voitures seront bientôt « propres ». Il faut sortir du monopole radical, tel que décrit par Ivan Illich, constitué par la voiture individuelle multi-usages. La première liberté automobile retrouvée sera celle de pouvoir s’en passer avant de devoir monter dedans.


- Source : Reporterre

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