Une deuxième pierre géostratégique (autre que l’Ukraine) est en train de tomber
Les BRICS 11 établissent un pôle d’influence et de poids mondial qui a le potentiel d’éclipser en envergure celui du G7.
Alors qu’il est devenu évident pour un nombre croissant de personnes en Occident que quelque chose a terriblement mal tourné dans le projet ukrainien des élites, et que les prédictions et attentes exagérées de voir les forces russes «mises KO» par un «poing» blindé se sont révélées spectaculairement erronées, ces mêmes élites se trompent à nouveau – sur une autre question stratégiquement décisive : Elles ignorent à nouveau largement la «réalité» – au nom du contrôle de la «narration». Dans ce cas, l’Occident préfère se moquer des implications des nouvelles adhésions aux BRICS (sans parler des 40 autres États prêts à les rejoindre) : Il n’y a rien à voir.
Les BRICS ne sont qu’un amalgame d’États dépourvus de toute cohésion ou de tout fil conducteur, proclame la presse occidentale. Ils ne pourront jamais défier la puissance mondiale des États-Unis, ni le poids financier de la sphère du dollar. Cependant, le Global Times chinois explique, sur un ton modéré, une toile de fond différente :
«La raison pour laquelle le mécanisme des BRICS exerce un tel attrait … reflète la déception générale de nombreux pays en développement à l’égard du système de gouvernance mondiale dominé par les États-Unis et l’Occident et dans lequel ils interfèrent. Comme la Chine l’a souligné à plusieurs reprises, le système traditionnel de gouvernance mondiale est devenu dysfonctionnel, déficient et inopérant, et la communauté internationale attend de toute urgence du mécanisme des BRICS qu’il renforce l’unité et la coopération».
D’autres, dans le Sud mondial, le disent plus crûment : Le mécanisme des BRICS est perçu comme un moyen de se débarrasser des derniers vestiges du colonialisme occidental et d’acquérir de l’autonomie. Oui, bien sûr, les BRICS 11 seront d’abord plus cacophoniques que fluides, mais ils n’en représentent pas moins un profond changement de la conscience mondiale.
Les BRICS 11 établissent un pôle d’influence et de poids mondial qui a le potentiel d’éclipser en portée celui du G7.
Le «désordre» en Ukraine est généralement attribué à une simple «erreur de calcul» de la part des élites occidentales : Elles ne s’attendaient pas à ce que la société russe soit aussi robuste, ni aussi résistante à la pression.
En effet, la reconnaissance des contradictions doctrinales de l’OTAN, de son armement de second ordre et de son incapacité à penser rigoureusement – au-delà de la phrase choc du lendemain – a (involontairement) mis en lumière le dysfonctionnement plus profond de l’Occident – un dysfonctionnement qui va bien au-delà de la seule situation liée au projet ukrainien. Nombreux sont ceux qui, en Occident, voient les principales institutions de la société enfermées dans une orthodoxie étouffante, dans un niveau intense de polarisation politique et culturelle, et dans une réforme politique effectivement bloquée.
La guerre par procuration contre la Russie a néanmoins été lancée par le biais de l’Ukraine, précisément pour réaffirmer la vigueur mondiale de l’Occident. Or, c’est le contraire qui est en train de se produire.
La guerre financière (par opposition à la guerre terrestre en Ukraine) était le contre-pied au changement de régime à Moscou : La guerre financière visait à souligner la futilité de s’opposer au «muscle» que représentait l’hégémonie du dollar – agissant de concert. C’était l’hégémon jaloux qui exigeait l’obéissance.
Mais cela s’est retourné contre lui de manière spectaculaire. Et cela a directement contribué non seulement à l’expansion des BRICS, mais aussi à ce que les ressources énergétiques du Moyen-Orient et les matières premières de l’Afrique échappent au contrôle de l’Occident. Au lieu que les menaces occidentales de sanctions et d’ostracisme financier créent la peur et réaffirment l’obséquiosité, les menaces ont au contraire mobilisé des sentiments anticoloniaux dans le monde entier, alimentant la compréhension que la construction financière occidentale équivalait à une tutelle, et que toute acquisition de souveraineté nécessitait l’acte de dédollarisation.
Et là encore, de graves erreurs ont été commises : des erreurs d’une ampleur géostratégique ont été commises presque par hasard et sans la diligence requise.
L’erreur primordiale a été la saisie illégale par l’équipe Biden (et l’UE) des avoirs de réserve de la Russie à l’étranger, l’expulsion de la Russie du système de compensation financière SWIFT et l’imposition d’un blocus commercial si complet que (espérait-on à la Maison-Blanche) ses effets feraient tomber le président Poutine. Le reste du monde a compris qu’il pourrait facilement être le prochain. Ils avaient besoin d’une sphère résistante aux prédations financières occidentales.
Pourtant, la seconde erreur stratégique de Biden (& Co.) a amplifié l’erreur de leur premier blitz financier «sans précédent». Cette bévue a marqué la «deuxième pierre qui tombe» dans la défenestration par Biden de l’imperium financier américain : Il a traité Mohamed ben Salman (et les Saoudiens en général) avec mépris : il leur a ordonné d’augmenter la production de pétrole (afin de faire baisser le prix de l’essence avant les élections de mi-mandat au Congrès) et a menacé avec dédain le royaume de «conséquences» s’il n’obtempérait pas.
Peut-être que Biden, tellement préoccupé par ses perspectives électorales, n’a pas réfléchi à la question. Aujourd’hui encore, il n’est pas certain que la Maison-Blanche comprenne les conséquences du fait qu’elle a traité MbS comme un sous-fifre aberrant. On assiste à une tentative de dernière minute pour dissuader l’Arabie saoudite de rejoindre les BRICS, mais il est trop tard. Sa demande d’adhésion a été approuvée et prendra effet le 1er janvier 2024. L’Occident a mal interprété l’état d’esprit.
Les États du Golfe partagent une même éthique, celle de dirigeants sûrs d’eux et affirmés, qui ne sont plus disposés à accepter les exigences binaires des États-Unis, «avec nous ou contre nous».
Pour éviter tout malentendu, Biden, par la combinaison de ces deux erreurs stratégiques, a lancé l’hégémonie financière de l’Occident sur une voie de garage menant à la disparition progressive d’une grande partie des 32 000 milliards de dollars d’investissements étrangers en dollars fiduciaires accumulés dans le système américain au cours des 52 dernières années – avec une accélération implicite vers le «commerce de devises propres» parmi la majorité des États non occidentaux.
En fin de compte, cela conduira probablement à un moyen de règlement des échanges commerciaux des BRICS, éventuellement ancré à l’or. Si une monnaie d’échange était ancrée d’une manière ou d’une autre à un gramme d’or, cette monnaie acquerrait, bien entendu, le statut de réserve de valeur, basé sur celui de la matière première sous-jacente (dans ce cas, l’or).
L’idée est que lorsque l’inflation était nulle, les bons du Trésor américain étaient considérés comme une réserve de valeur (durable). Toutefois, une large dédollarisation sape la demande synthétique (c’est-à-dire imposée) de dollars qui était entièrement due aux cadres de Bretton Woods et du pétrodollar (qui exigeaient que les marchandises soient échangées uniquement en dollars américains) et à l’idée implicite que les bons du Trésor américain offraient une certaine réserve de valeur.
Mais qu’a fait l’équipe Biden ? Elle a poussé l’Arabie saoudite – la cheville ouvrière du pétrodollar et l’un des piliers (avec d’autres États du Golfe et la Chine) des énormes avoirs en bons du Trésor américain – dans les bras des BRICS. En d’autres termes, les BRICS 11 regroupent six des neuf principaux producteurs d’énergie au niveau mondial, ainsi que les principaux consommateurs d’énergie. En fait, l’OPEP+ a été engloutie pour former un cercle fermé et autosuffisant d’échanges d’énergie (et de matières premières) qui n’a pas besoin de toucher au dollar. Et à terme, cela constituera un choc monétaire majeur.
Les «conséquences» évoquées par la Maison-Blanche à l’égard de l’Arabie saoudite ont été réduites à néant. L’Arabie saoudite et l’Iran peuvent vendre leur pétrole aux autres consommateurs des BRICS (dans des devises autres que le dollar). Les membres n’ont plus à s’inquiéter des menaces occidentales – l’une des principales dispositions des BRICS est le refus commun de tous les membres de permettre ou de faciliter toute manœuvre de «changement de régime» à l’encontre des membres des BRICS.
En clair, tout cela se traduit par une nouvelle inflation des prix en Occident, reflétant la baisse du pouvoir d’achat des monnaies fiduciaires à mesure que la demande de dollars diminue. Inévitablement, l’affaiblissement du dollar entraînera une hausse des taux d’intérêt aux États-Unis, ce qui sera tout simplement l’une des principales conséquences de la dédollarisation. La hausse des taux d’intérêt imposera une forte pression sur les banques américaines et européennes.
Le premier sommet des BRICS 11 est prévu pour octobre 2023 à Kazan. Par «coïncidence», l’adhésion pleine et entière des nouveaux États coïncidera avec l’arrivée de la Russie à la présidence annuelle tournante des BRICS le 1er janvier 2024. Poutine a déjà fait part de sa détermination à avancer vers la résolution des complexités d’une monnaie distincte des BRICS – «d’une manière ou d’une autre».
Traduction Réseau International
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BRICS : Un nouveau monde étonnant
par Andrea Marcigliano
L’élargissement de la zone des BRICS a laissé de nombreux analystes perplexes. Et a plongé les hommes politiques et les opérateurs économiques dans une sorte d’état de confusion. La démonstration – s’il en était besoin – du vieil adage selon lequel les dieux aveuglent ceux qu’ils veulent perdre. Car ce qui se passe était évident et implicite dans l’évolution des choses. Mais, dans ce qu’il est convenu d’appeler l’Occident, nous avons continué à jouer avec l’idée que les BRICS n’étaient qu’un acronyme sans substance. Et que les désaccords entre les membres historiques ne déboucheraient sur rien de concret lors du sommet sud-africain.
Et au lieu de cela ?
Et bien, au lieu de cela, ce sommet a changé la carte du monde.
Essayez de la regarder.
Avec l’entrée de l’Égypte, les BRICS contrôlent effectivement Suez. Avec l’entrée de l’Éthiopie dans le club, ils dominent le détroit de Djibouti et les pays bordant la mer Rouge.
Avec l’Arabie saoudite, ils contrôlent non seulement la mer Rouge, mais aussi l’accès au golfe Persique. Une coopération jusqu’alors impensable avec l’Iran. Et les Émirats arabes contrôlent Ormuz et le passage entre le golfe Persique et l’océan Indien.
Un Océan qui est occupé par le colosse Inde. Et le long duquel court la route de la soie maritime, qui part de la mer de Chine méridionale.
Si, comme cela semble très probable, l’Indonésie devait bientôt rejoindre les BRICS, les étendues maritimes de la Chine à la Méditerranée deviendraient une sorte de mer intérieure «bricsienne». Totalement contrôlée par le nouveau géant multinational.
Il ne s’agit pas seulement d’échanges et de commerce. Il s’agit d’une révolution radicale de l’échiquier géopolitique. Ce qui ne fait pas dormir Washington et, peut-être surtout, le Pentagone sur leurs deux oreilles. Ce n’est pas un hasard si l’US Navy concentre depuis des années l’essentiel de ses forces dans l’océan Indien. Et que les secrétaires d’État des derniers présidents, de Rice à Clinton, se sont efforcés de resserrer une «ceinture de retenue» autour de la Chine. En misant sur une alliance avec l’Inde, les Saoudiens, l’Indonésie.
Un projet stratégiquement fondamental, contrarié en un jour au sommet sud-africain. Effet boomerang, en outre, de la politique insensée de Biden en Ukraine. De même que la stratégie de confrontation, peut-être encore plus folle, avec Pékin au sujet de Taïwan.
Si vous regardez la carte de l’Afrique, vous constaterez qu’avec l’Afrique du Sud, l’Éthiopie et l’Égypte, les BRICS occupent trois côtés et centres névralgiques du continent. Il ne manquerait plus que le Nigeria pour compléter le tableau. Le grand jeu africain serait alors terminé.
Mais le Nigeria, malgré la présence économique massive de la Chine, est encore trop subordonné via ses élites à l’Occident. Et avec trop de conflits internes. Trop de risques.
En revanche, au Maghreb, l’intégration prochaine de l’Algérie et de la Tunisie consolidera l’hégémonie des BRICS sur l’ensemble de l’Afrique du Nord méditerranéenne.
Seule la Turquie manque à l’appel. Mais c’est un pays lié (encore) à l’OTAN. Et, comme on peut le constater, les BRICS ont jusqu’à présent banni les pays ayant des liens politico-militaires étroits avec Washington.
C’est peut-être ce qui explique la énième valse de Erdogan. Qui, après plus d’un an de neutralité substantielle, est soudain devenu un ardent défenseur de la cause ukrainienne. Du moins en paroles… car, on le sait, le sultan est connu pour sa capacité à négocier. Et augmenter le prix de son amitié.
Sans oublier l’Amérique latine. L’entrée de l’Argentine crée un axe sans précédent entre les deux géants du continent. Ouvrant, comme je l’ai déjà écrit, à une agrégation des pays andins. Ce qui conduirait à un marché sud-américain – l’ancien modèle MERCOSUR – toujours plus fort et plus intégré.
Et, en perspective, à la réalisation d’une unité substantielle d’intentions politiques, clairement opposée à l’hégémonie des «gringos». C’est le rêve de la «Bolivarie».
Cependant, l’Argentine semble être le talon d’Achille des BRICS. En effet, les prochaines élections argentines pourraient amener Javier Milei, ultra-libéral et totalement aplati face à Washington, au gouvernement.
Et vous pouvez parier que de nombreuses personnes à Langley et à Wall Street travaillent d’arrache-pied pour que cela se produise. Et pour éviter la victoire du péroniste Massa.
Quoi qu’il en soit, regardez la carte. Avec attention. Car ce qui se dessine aujourd’hui, c’est bel et bien un incroyable nouveau monde.
source : Electo Magazine via Euro-Synergies
- Source : Strategic Culture Foundation (Russie)