Omer Bartov, Israélien, historien de la Shoah: « A Gaza, Israël commet un génocide! »

Omer Bartov est l’un des plus grands historiens de la guerre germano-soviétique et des violences de masse qu’elle a produites, à commencer par le génocide des Juifs d’Europe. Le texte que nous vous donnons à lire est si crucial qu’il vient d’être repris par le New York Times. Omer Bartov, en effet, y explique comme historien, pourquoi les Israéliens commettent un génocide à Gaza. D’abord prudent sur la désignation des crimes commis par l’armée israélienne, il a basculé en mai 2024, au moment de l’attaque israélienne sur Rafah. Récemment, le collège de France l’a invité a évoquer le sujet. Il le fait avec une grande honnêteté personnelle: Bartov a grandi en Israël, il a fait son service militaire dans Tsahal, il a cru au sionisme. Mais lui, le chercheur sur le judéocide, ne peut pas écarter la question de l’instrumentalisation de la Shoah/l’Holocauste par le gouvernement israélien. Il pense que cette manipulation politique permanente porte une lourde responsabilité dans le chemin qui mène au génocide des Palestiniens gazaouis par les Israéliens.
Ce texte a été prononcé en langue anglaise, au Collège de France le 13 Juin 2025 par l’historien israélien et professeur d’études sur l’Holocauste et le génocide à l’université Brown, Omer Bartov. La conférence a été prononcée en anglais. Nous avons repris la traduction, de très bonne facture, proposée par le site agencemediapalestine.fr. Les propos reproduits ici n’engagent pas la rédaction du Courrier des Stratèges. Les intertitres sont de nous.
Un mois après l’attaque du Hamas contre Israël le 7 octobre 2023, j’étais convaincu qu’il existait des preuves que l’armée israélienne avait commis des crimes de guerre et potentiellement des crimes contre l’humanité lors de sa contre-attaque sur Gaza. Mais contrairement aux cris des détracteurs les plus virulents d’Israël, ces preuves ne me semblaient pas suffisantes pour conclure à un crime de génocide.
En mai 2024, les Forces de défense israéliennes ont ordonné à environ un million de Palestiniens réfugiés à Rafah, la ville la plus méridionale et la dernière encore relativement épargnée de la bande de Gaza, de se rendre dans la zone côtière de Mawasi, où il n’y avait pratiquement aucun abri. L’armée a ensuite procédé à la destruction d’une grande partie de Rafah, une opération largement achevée en août.
Le moment où le génocide devient identifiable
À ce stade, il semblait impossible de nier que le déroulement des opérations de l’armée israélienne correspondait aux déclarations à caractère génocidaire prononcées par les dirigeants israéliens dans les jours qui ont suivi l’attaque du Hamas. Le Premier ministre Benjamin Netanyahu avait promis que l’ennemi paierait « un prix énorme » pour cette attaque et que l’armée israélienne réduirait en « ruines » certaines parties de Gaza où opérait le Hamas. Il avait également appelé « les habitants de Gaza » à « partir immédiatement, car nous allons intervenir avec force partout ».
Netanyahu avait exhorté ses concitoyens à se souvenir de « ce qu’Amalek vous a fait », une citation que beaucoup ont interprétée comme une référence à un passage biblique appelant les Israélites à « tuer sans distinction hommes et femmes, enfants et nourrissons » de leur ancien ennemi. Des responsables gouvernementaux et militaires ont qualifié leurs adversaires d’ « animaux humains » et ont ensuite appelé à leur « anéantissement total ». Nissim Vaturi, vice-président du Parlement, a déclaré sur X que la tâche d’Israël devait être « d’effacer la bande de Gaza de la surface de la terre ». Les actions d’Israël ne pouvaient être comprises que comme la mise en œuvre de son intention déclarée de rendre la bande de Gaza inhabitable pour sa population palestinienne. Je pense que l’objectif était – et reste aujourd’hui – de forcer la population à quitter complètement la bande de Gaza ou, étant donné qu’elle n’a nulle part où aller, d’affaiblir l’enclave par des bombardements et une privation sévère de nourriture, d’eau potable, d’assainissement et d’aide médicale, au point qu’il soit impossible pour les Palestiniens de Gaza de maintenir ou de reconstituer leur existence en tant que groupe.
Comme Israélien, c’est douloureux d’accepter qu’il s’agisse d’un génocide
Ma conclusion inévitable est qu’Israël commet un génocide contre le peuple palestinien. Ayant grandi dans une famille sioniste, vécu la première moitié de ma vie en Israël, servi dans l’armée israélienne en tant que soldat et officier et passé la majeure partie de ma carrière à faire des recherches et à écrire sur les crimes de guerre et l’Holocauste, cette conclusion a été douloureuse à accepter et j’y ai résisté aussi longtemps que possible. Mais j’enseigne le génocide depuis un quart de siècle. Je sais reconnaître un génocide quand j’en vois un.
Je ne suis pas le seul à cette conclusion. Un nombre croissant d’experts en études sur le génocide et en droit international ont estimé que les actions d’Israël à Gaza ne pouvaient être qualifiées que de génocide. C’est également l’avis de Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies pour la Cisjordanie et Gaza, et d’Amnesty International. L’Afrique du Sud a porté plainte contre Israël pour génocide devant la Cour internationale de Justice.
Le refus persistant d’adopter cette qualification par les États, les organisations internationales et certains experts juridiques et universitaires causera un préjudice irréparable non seulement aux populations de Gaza et d’Israël, mais aussi au système de droit international établi à la suite des horreurs de l’Holocauste, conçu précisément pour empêcher que de telles atrocités ne se reproduisent. Il s’agit d’une menace pour les fondements mêmes de l’ordre moral dont nous dépendons tous.
Le crime de génocide a été défini en 1948 par les Nations unies comme « l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, en tant que tel ». Pour déterminer ce qui constitue un génocide, nous devons donc à la fois établir l’intention et démontrer qu’elle est mise en œuvre. Dans le cas d’Israël, cette intention a été exprimée publiquement par de nombreux responsables et dirigeants. Mais l’intention peut également être déduite d’un schéma d’opérations sur le terrain, schéma qui est apparu clairement en mai 2024 – et qui n’a cessé de se confirmer depuis – avec la destruction systématique de la bande de Gaza par l’armée israélienne.
Méthode d’analyse
La plupart des spécialistes du génocide sont prudents lorsqu’il s’agit d’appliquer ce terme à des événements contemporains, précisément en raison de la tendance, depuis sa création par l’avocat juif polonais Raphael Lemkin en 1944, à l’utiliser pour tout massacre ou toute atrocité. Certains soutiennent même que cette catégorisation devrait être entièrement abandonnée, car elle sert souvent davantage à exprimer l’indignation qu’à identifier un crime particulier.
Pourtant, comme l’a reconnu Lemkin, et comme l’ont ensuite entériné les Nations unies, il est essentiel de pouvoir distinguer la tentative de destruction d’un groupe particulier d’autres crimes relevant du droit international, tels que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. En effet, alors que ces autres crimes impliquent le meurtre aveugle ou délibéré de civils en tant qu’individus, le génocide désigne le meurtre de personnes en tant que membres d’un groupe, dans le but de détruire irrémédiablement ce groupe afin qu’il ne puisse plus jamais se reconstituer en tant qu’entité politique, sociale ou culturelle. Et, comme l’a affirmé la communauté internationale en adoptant la convention, il incombe à tous les États signataires de prévenir une telle tentative, de faire tout leur possible pour y mettre fin lorsqu’elle se produit et de punir ensuite les auteurs de ce crime des crimes, même s’il a été commis à l’intérieur des frontières d’un État souverain.
Ce que nous dit le droit international
Cette désignation a des implications politiques, juridiques et morales majeures. Les nations, politiciens et militaires soupçonnés, inculpés ou reconnus coupables de génocide sont considérés comme hors du cercle de l’humanité et peuvent compromettre ou perdre leur droit de rester membres de la communauté internationale. Une décision de la Cour internationale de Justice concluant qu’un État particulier se livre à un génocide, en particulier si elle est suivie de mesures par le Conseil de sécurité des Nations unies, peut entraîner des sanctions sévères.
Les politiciens ou les généraux inculpés ou reconnus coupables de génocide ou d’autres violations du droit international humanitaire par la Cour pénale internationale peuvent être arrêtés en dehors de leur pays. Et une société qui tolère et se rend complice d’un génocide, quelle que soit la position de ses citoyens, portera cette marque de Caïn longtemps après que les feux de la haine et de la violence se seront éteints.
Israël a rejeté toutes les allégations de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide. L’armée israélienne affirme enquêter sur les informations faisant état de crimes, bien qu’elle ait rarement rendu ses conclusions publiques ; et lorsqu’elle reconnaît des violations de la discipline ou du protocole, elle se contente généralement de réprimander légèrement son personnel. Les dirigeants militaires et politiques israéliens affirment à plusieurs reprises que l’armée israélienne agit dans le respect de la loi, qu’elle avertit les populations civiles d’évacuer les sites sur le point d’être attaqués et qu’elle accuse le Hamas d’utiliser des civils comme boucliers humains.
Une politique visant à rendre impossible la renaissance de la vie palestinienne dans le territoire
En réalité, la destruction systématique à Gaza non seulement des habitations, mais aussi d’autres infrastructures – bâtiments gouvernementaux, hôpitaux, universités, écoles, mosquées, sites du patrimoine culturel, usines de traitement des eaux, zones agricoles et parcs – reflète une politique visant à rendre très improbable la renaissance de la vie palestinienne dans le territoire.
Selon une enquête récente du journal Haaretz, environ 174 000 bâtiments ont été détruits ou endommagés, soit jusqu’à 70 % de toutes les structures de la bande de Gaza. À ce jour, plus de 58 000 personnes ont été tuées, selon les autorités sanitaires de Gaza, dont plus de 17 000 enfants, qui représentent près d’un tiers du nombre total de victimes. Plus de 870 de ces enfants avaient moins d’un an.
Plus de 2 000 familles ont été décimées, selon les autorités sanitaires. En outre, 5 600 familles ne comptent plus qu’un seul survivant. On estime qu’au moins 10 000 personnes sont encore ensevelies sous les ruines de leurs maisons. Plus de 138 000 personnes ont été blessées et mutilées.
Gaza détient désormais le triste record du plus grand nombre d’enfants amputés par habitant au monde. Toute une génération d’enfants, soumise à des attaques militaires incessantes, à la perte de leurs parents et à une malnutrition chronique, souffrira de graves séquelles physiques et psychologiques pour le reste de sa vie. Des milliers d’autres personnes atteintes de maladies chroniques n’ont pratiquement pas accès aux soins hospitaliers.
La plupart des observateurs continuent de qualifier d’horreur ce qui se passe à Gaza. Mais ce terme est impropre. Depuis un an, l’armée israélienne ne combat pas une organisation militaire structurée. La branche du Hamas qui a planifié et mené les attaques du 7 octobre a été détruite, même si le groupe affaibli continue de combattre les forces israéliennes et conserve le contrôle de la population dans les zones qui ne sont pas occupées par l’armée israélienne.
Démolition et nettoyage ethnique
Aujourd’hui, l’armée israélienne mène principalement une opération de démolition et de nettoyage ethnique. C’est ainsi que l’ancien chef d’état-major et ministre de la Défense de M. Netanyahu, le partisan de la ligne dure Moshe Yaalon, a décrit en novembre sur la chaîne de télévision israélienne Democrat TV, puis dans des articles et des interviews, la tentative de nettoyer le nord de Gaza de sa population.
Le 19 janvier, sous la pression de Donald Trump, qui était à un jour de reprendre la présidence, un cessez-le-feu est entré en vigueur, facilitant l’échange d’otages à Gaza contre des prisonniers palestiniens en Israël. Mais après la violation du cessez-le-feu par Israël le 18 mars, l’armée israélienne a mis en œuvre un plan très médiatisé visant à concentrer toute la population de Gaza dans un quart du territoire, répartie en trois zones : la ville de Gaza, les camps de réfugiés du centre et la côte de Mawasi, à l’extrémité sud-ouest de la bande de Gaza.
À l’aide d’un grand nombre de bulldozers et d’énormes bombes aériennes fournies par les États-Unis, l’armée semble vouloir démolir toutes les structures restantes et établir son contrôle sur les trois quarts restants du territoire.
Cette opération est également facilitée par un plan qui prévoit la distribution intermittente d’une aide humanitaire limitée dans quelques points de distribution gardés par l’armée israélienne, attirant ainsi les habitants vers le sud. De nombreux Gazaouis sont tués dans une tentative désespérée d’obtenir de la nourriture, et la crise alimentaire s’aggrave. Le 7 juillet, le ministre de la Défense, Israel Katz, a déclaré que l’armée israélienne allait construire une « ville humanitaire » sur les ruines de Rafah afin d’accueillir dans un premier temps 600 000 Palestiniens de la région de Mawasi, qui seraient approvisionnés par des organismes internationaux et ne seraient pas autorisés à quitter les lieux.
Comment un nettoyage ethnique se transforme en génocide
Certains pourraient qualifier cette campagne de nettoyage ethnique plutôt que de génocide. Mais il existe un lien entre ces crimes. Lorsqu’un groupe ethnique n’a nulle part où aller et est constamment déplacé d’une zone dite sûre à une autre, bombardé sans relâche et affamé, le nettoyage ethnique peut se transformer en génocide.
Ce fut le cas dans plusieurs génocides bien connus du XXᵉ siècle, comme celui des Hereros et des Namas dans le Sud-Ouest africain allemand, aujourd’hui la Namibie, qui a commencé en 1904 ; celui des Arméniens pendant la Première Guerre mondiale ; et même l’Holocauste, qui a commencé par la tentative allemande d’expulser les Juifs et s’est terminé par leur assassinat.
À ce jour, seuls quelques spécialistes de l’Holocauste, et aucune institution dédiée à la recherche et à la commémoration de celui-ci, ont mis en garde contre le fait qu’Israël pourrait être accusé de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité, de nettoyage ethnique ou de génocide. Ce silence a tourné en dérision le slogan « Plus jamais ça », transformant sa signification d’affirmation de la résistance à l’inhumanité où qu’elle se produise en excuse, voire en carte blanche pour détruire autrui en invoquant son propre passé de victime.
C’est là un autre des nombreux coûts incalculables de la catastrophe actuelle. Alors qu’Israël tente littéralement d’anéantir l’existence palestinienne à Gaza et exerce une violence croissante contre les Palestiniens en Cisjordanie, le crédit moral et historique dont l’État juif a bénéficié jusqu’à présent s’épuise.
Créé au lendemain de l’Holocauste en réponse au génocide nazi des Juifs, Israël a toujours insisté sur le fait que toute menace à sa sécurité devait être considérée comme susceptible de conduire à un autre Auschwitz. Cela donne à Israël le droit de présenter ceux qu’il considère comme ses ennemis comme des nazis – un terme utilisé à maintes reprises par les médias israéliens pour décrire le Hamas et, par extension, tous les Gazaouis, en se basant sur l’affirmation populaire selon laquelle aucun d’entre eux n’est « innocent », pas même les nourrissons, qui deviendront des militants.
Ce phénomène n’est pas nouveau. Dès l’invasion du Liban par Israël en 1982, le Premier ministre Menahem Begin comparait Yasser Arafat, alors retranché à Beyrouth, à Adolf Hitler dans son bunker berlinois. Cette fois-ci, l’analogie est utilisée dans le cadre d’une politique visant à déraciner et à expulser toute la population de Gaza.
Le mensonge de la « guerre défensive contre un ennemi nazi »
Les scènes d’horreur quotidiennes à Gaza, dont le public israélien est protégé par l’autocensure de ses propres médias, dévoilent les mensonges de la propagande israélienne selon laquelle il s’agit d’une guerre défensive contre un ennemi nazi. On frémit lorsque les porte-parole israéliens scandent sans vergogne le slogan creux selon lequel l’armée israélienne serait « l’armée la plus morale au monde ».
Certains pays européens, comme la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne, ainsi que le Canada, ont faiblement protesté contre les actions d’Israël, en particulier depuis qu’il a violé le cessez-le-feu en mars. Mais ils n’ont ni suspendu leurs livraisons d’armes ni pris de mesures économiques ou politiques concrètes et significatives susceptibles de dissuader le gouvernement de M. Netanyahu.
Pendant un certain temps, le gouvernement américain a semblé se désintéresser de Gaza, le président Trump ayant initialement annoncé en février que les États-Unis prendraient le contrôle de Gaza, promettant d’en faire « la Riviera du Moyen-Orient », avant de laisser Israël poursuivre la destruction de la bande de Gaza et de tourner son attention vers l’Iran. Pour l’instant, on ne peut qu’espérer que M. Trump fasse à nouveau pression sur M. Netanyahu, réticent, pour qu’il accepte au moins un nouveau cessez-le-feu et mette fin à ces tueries incessantes.
Comment l’avenir d’Israël sera-t-il affecté par le génocide des Palestiniens?
Comment l’avenir d’Israël sera-t-il affecté par la démolition inévitable de sa moralité incontestable, issue de sa naissance dans les cendres de l’Holocauste ?
C’est aux dirigeants politiques et aux citoyens israéliens qu’il appartiendra de décider. Il semble y avoir peu de pression interne en faveur du changement de paradigme qui s’impose de toute urgence : la reconnaissance qu’il n’y a pas d’autre solution à ce conflit qu’un accord israélo-palestinien sur le partage du territoire selon les paramètres convenus par les deux parties, qu’il s’agisse de deux États, d’un seul État ou d’une confédération. Une pression extérieure forte de la part des alliés du pays semble également peu probable. Je crains profondément qu’Israël persiste dans sa voie désastreuse et se transforme, peut-être de manière irréversible, en un État autoritaire pratiquant l’apartheid. L’histoire nous a appris que de tels États ne durent pas.
Une autre question se pose : quelles conséquences le revirement moral d’Israël aura-t-il sur la culture de la commémoration de l’Holocauste, ainsi que sur la politique de la mémoire, l’éducation et la recherche, alors que tant de ses dirigeants intellectuels et administratifs ont jusqu’à présent refusé d’assumer leur responsabilité de dénoncer l’inhumanité et le génocide où qu’ils se produisent ?
Ceux qui s’engagent dans la culture mondiale de commémoration et de mémoire autour de l’Holocauste devront faire face à un jugement moral. La communauté plus large des spécialistes du génocide – ceux qui étudient le génocide comparatif ou l’un des nombreux autres génocides qui ont marqué l’histoire de l’humanité – se rapproche désormais de plus en plus d’un consensus pour qualifier les événements de Gaza de génocide.
En novembre, un peu plus d’un an après le début de la guerre, le spécialiste israélien du génocide Shmuel Lederman s’est joint au chœur croissant de ceux qui affirment qu’Israël se livre à des actes génocidaires. L’avocat international canadien William Schabas est arrivé à la même conclusion l’année dernière et a récemment qualifié la campagne militaire d’Israël à Gaza de « génocide absolu ».
D’autres experts en génocide, tels que Melanie O’Brien, présidente de l’Association internationale des chercheurs sur le génocide, et le spécialiste britannique Martin Shaw (qui a également déclaré que l’attaque du Hamas était génocidaire), sont parvenus à la même conclusion, tandis que le chercheur australien A. Dirk Moses, de la City University of New York, a décrit ces événements dans la publication néerlandaise NRC comme un « mélange de logique génocidaire et militaire ». Dans le même article, Uğur Ümit Üngör, professeur à l’Institut NIOD pour l’étude de la guerre, de l’Holocauste et du génocide, basé à Amsterdam, a déclaré qu’il y a probablement des universitaires qui ne pensent toujours pas qu’il s’agit d’un génocide, mais « je ne les connais pas ».
La grande démission des chercheurs étudiant la Shoah
La plupart des spécialistes de l’Holocauste que je connais ne partagent pas cette opinion, ou du moins ne l’expriment pas publiquement. À quelques exceptions notables près, comme l’Israélien Raz Segal, directeur du programme d’études sur l’Holocauste et le génocide à l’université de Stockton dans le New Jersey, et les historiens Amos Goldberg et Daniel Blatman de l’université hébraïque de Jérusalem, la majorité des universitaires qui s’intéressent à l’histoire du génocide nazi des Juifs sont restés remarquablement silencieux, tandis que certains ont ouvertement nié les crimes d’Israël à Gaza ou accusé leurs collègues plus critiques de discours incendiaires, d’exagération sauvage, d’empoisonnement du puits et d’antisémitisme.
En décembre, le spécialiste de l’Holocauste Norman J.W. Goda a estimé que « les accusations de génocide comme celles-ci ont longtemps été utilisées comme feuille de vigne pour remettre en cause plus largement la légitimité d’Israël », exprimant sa crainte qu’elles « aient dévalorisé la gravité du mot génocide lui-même ». Cette « diffamation génocidaire », comme l’a qualifiée le Dr Goda dans un essai, « déploie toute une série de tropes antisémites », notamment « l’association de l’accusation de génocide avec le meurtre délibéré d’enfants, dont les images sont omniprésentes sur les ONG, les réseaux sociaux et d’autres plateformes qui accusent Israël de génocide ».
En d’autres termes, montrer des images d’enfants palestiniens déchiquetés par des bombes américaines larguées par des pilotes israéliens est, selon ce point de vue, un acte antisémite.
Plus récemment, le Dr Goda et Jeffrey Herf, historien européen respecté, ont écrit dans le Washington Post que « l’accusation de génocide portée contre Israël puise dans les profondeurs de la peur et de la haine » que l’on trouve dans « les interprétations radicales du christianisme et de l’islam ». Elle « a déplacé l’opprobre des Juifs en tant que groupe religieux/ethnique vers l’État d’Israël, qu’elle dépeint comme intrinsèquement mauvais ».
Quelles sont les conséquences de cette fracture entre les spécialistes du génocide et les historiens de l’Holocauste ? Il ne s’agit pas simplement d’une querelle au sein du monde universitaire. La culture mémorielle créée ces dernières décennies autour de l’Holocauste englobe bien plus que le génocide des Juifs. Elle en est venue à jouer un rôle crucial dans la politique, l’éducation et l’identité.
Les musées consacrés à l’Holocauste ont servi de modèles pour la représentation d’autres génocides à travers le monde. L’insistance sur le fait que les leçons de l’Holocauste exigent la promotion de la tolérance, de la diversité, de l’antiracisme et du soutien aux migrants et aux réfugiés, sans parler des droits humains et du droit international humanitaire, est ancrée dans la compréhension des implications universelles de ce crime au cœur de la civilisation occidentale à l’apogée de la modernité.
Le désastre de l’instrumentalisation de l’Holocauste par Israël
Discréditer les spécialistes du génocide qui dénoncent le génocide commis par Israël à Gaza en les qualifiant d’antisémites menace d’éroder les fondements mêmes des études sur le génocide : la nécessité permanente de définir, prévenir, punir et reconstruire l’histoire du génocide. Suggérer que cette démarche est motivée par des intérêts et des sentiments malveillants, qu’elle est animée par la haine et les préjugés qui ont été à l’origine de l’Holocauste, est non seulement moralement scandaleux, mais ouvre également la voie à une politique de négationnisme et d’impunité.
De la même manière, lorsque ceux qui ont consacré leur carrière à l’enseignement et à la commémoration de l’Holocauste s’obstinent à ignorer ou à nier les actes génocidaires commis par Israël à Gaza, ils menacent de saper tout ce que les études et la commémoration de l’Holocauste ont représenté au cours des dernières décennies. C’est-à-dire la dignité de chaque être humain, le respect de l’État de droit et la nécessité urgente de ne jamais laisser l’inhumanité envahir le cœur des gens et guider les actions des nations au nom de la sécurité, de l’intérêt national et de la vengeance pure et simple.
Ce que je crains, c’est qu’après le génocide de Gaza, il ne soit plus possible de continuer à enseigner et à étudier l’Holocauste comme nous l’avons fait jusqu’à présent. Parce que l’Holocauste a été invoqué sans relâche par l’État d’Israël et ses défenseurs pour couvrir les crimes de l’armée israélienne, l’étude et la mémoire de l’Holocauste pourraient perdre leur légitimité en tant que question de justice universelle et se replier dans le même ghetto ethnique où elles ont vu le jour à la fin de la Seconde Guerre mondiale – en tant que préoccupation marginale des vestiges d’un peuple marginalisé, événement ethniquement spécifique, avant de réussir, des décennies plus tard, à trouver leur place légitime en tant que leçon et avertissement pour l’humanité tout entière.
Tout aussi inquiétante est la perspective que l’étude du génocide dans son ensemble ne survive pas aux accusations d’antisémitisme, nous privant ainsi de la communauté cruciale de chercheurs et de juristes internationaux qui se tiennent en première ligne à un moment où la montée de l’intolérance, de la haine raciale, du populisme et de l’autoritarisme menace les valeurs qui étaient au cœur des efforts scientifiques, culturels et politiques du XXᵉ siècle.
La seule lueur d’espoir au bout de ce tunnel très sombre est peut-être la possibilité qu’une nouvelle génération d’Israéliens affronte son avenir sans se réfugier dans l’ombre de l’Holocauste, même s’ils devront porter la tache du génocide perpétré à Gaza en leur nom. Israël devra apprendre à vivre sans se réfugier dans l’Holocauste pour justifier l’inhumanité. Malgré toutes les souffrances horribles auxquelles nous assistons actuellement, c’est une chose précieuse qui, à long terme, pourrait aider Israël à affronter l’avenir d’une manière plus saine, plus rationnelle, moins craintive et moins violente.
Cela ne compensera en rien le nombre effroyable de morts et les souffrances des Palestiniens. Mais un Israël libéré du fardeau écrasant de l’Holocauste pourra enfin accepter la nécessité inéluctable pour ses sept millions de citoyens juifs de partager la terre avec les sept millions de Palestiniens vivant en Israël, à Gaza et en Cisjordanie, dans la paix, l’égalité et la dignité. Ce sera le seul règlement juste.
- Source : Le Courrier des Stratèges