Le lobby ouïghour - Partie 2
L’influence particulièrement réussie du Congrès mondial ouïghour en Occident ne fait pas de doute surtout qu’elle ne date pas d’hier : elle a été longuement et savamment préparée. Déjà, en 2017, lors de son 6e congrès tenu à Munich, on se précipite de tous les horizons politiques et sociaux du pays pour assister à sa cérémonie d’ouverture. Voilà ce qu’on raconte sur le site : « La cérémonie d’ouverture publique a réuni des membres de la communauté ouïghoure avec des invités de marque, notamment des membres du Parlement européen (eurodéputés), des députés du gouvernement national allemand, des hommes politiques du gouvernement régional bavarois, des universitaires et des représentants de la société civile et des ONG de défense des droits de l’homme, qui ont prononcé des discours exprimant leur soutien, leur solidarité et leurs conseils pour la cause ouïghoure ». [23]
Relativement au NED chez qui le Congrès mondial ouïghour trouve visiblement assistance et inspiration, un commentaire s’impose à propos du droit à l’autodétermination. Dès sa création en 1983, le NED proclame ce droit et le déduit même de l’idée de démocratie. « La démocratie implique le droit du peuple de déterminer librement son propre destin. » Est-ce à dire que le gouvernement américain reconnaît le droit à l’autodétermination ? En fait, contrairement aux autres pays, il n’est guère compromettant pour les États-Unis, lorsque cela fait leur affaire, de clamer pour un groupe son droit à l’autodétermination. Une telle confiance leur vient du 14e amendement de la Constitution américaine, adoptée après la guerre de Sécession. Celui-ci a pour effet de rendre impossible toute velléité aux États-Unis de faire sécession, que ce soit pour un État ou un territoire… Que le NED puisse travailler, comme avec le Congrès mondial ouïghour, à soustraire le Xinjiang de la Chine ne présente donc en principe pour les États-Unis aucun risque de précédent.
On doit néanmoins observer qu’il existe, bien que les États-Unis puissent se sentir à l’abri de tout risque de démembrement, des groupes réclamant pour tel ou tel territoire américain son droit à l’autodétermination. En 1999, un comité de l’ONU reconnaît « le droit inaliénable du peuple portoricain à l’autodétermination et à l’indépendance ». En 2015, le Pakistan interpelle à l’ONU les États-Unis pour qu’ils l’accordent aux populations d’Hawaï et d’Alaska. Par ailleurs, il existe des mouvements sécessionnistes au Texas, en Arizona, au Nouveau-Mexique, en Californie, au Colorado, en général dans les États ayant déjà fait partie du Mexique. La révolution paraît cependant encore loin aux États-Unis et ils peuvent continuer à se comporter sans trop de conséquences en parfaits tartufes.
Le récit ouïghour : l’exemple de sa diffusion à Montréal
Dans tout domaine du commerce, des affaires, de la santé, de l’industrie, que ce soit la plomberie, la dentisterie, la mode, la construction, le livre, etc., il existe toute une organisation pour le coordonner, le légitimer, le financer, le réglementer, le maintenir, le développer… Cette organisation implique des praticiens, des chercheurs, des foires, des congrès, des revues, des associations, de la formation, en somme tout un enchevêtrement d’éléments dont la taille et la complexité varient selon le domaine. Pourquoi rappeler tout cela ? Simplement pour que l’on comprenne que le secteur de l’« indignation », sorte de sous-secteur du domaine plus vaste de la « propagande », n’échappe pas à ce modèle de fonctionnement avec ses ONG, ses praticiens, ses donateurs, ses instituts, ses chercheurs, ses congrès, ses publications…
Tout en étant soumis à des modes, tout secteur d’activité s’appuie toujours sur un fond culturel profond. Les ONG, qui « propagent » par exemple l’idée qu’il faut tous en chœur s’indigner à propos du sort de Navalny en Russie ou des Ouïghours en Chine, sont généralement nées dans des pays anglo-saxons. Elles sont donc alors marquées par le fonds culturel propre à la civilisation anglo-saxonne, qui implique de systématiquement privilégier l’individu par rapport à la société. Alors que la liberté religieuse, la liberté de parole, la liberté de commercer, la liberté de consommer à sa guise, la liberté de choisir sa façon de vivre, la liberté même de porter une arme sont fondamentales dans l’imaginaire américain, elles ne sont pas poussées au même paroxysme ni en Chine ni ailleurs dans le monde occidental non anglo-saxon où l’on admet plus volontiers le rôle que joue la société par rapport à l’individu. Ce n’est pas par hasard qu’au cours de l’histoire, le socialisme ou le communisme n’a jamais sérieusement été adopté dans un quelconque pays anglo-saxon : comme il privilégie la société par rapport à l’individu, la greffe échoue.
« Les droits humains en Chine »
Le Montreal Institute for Genocide and Human Rights Studies (MIGS), en français l’Institut d’études sur le génocide et les droits de la personne de Montréal, est rattaché à l’Université Concordia de Montréal. Il travaille dans un créneau particulier de l’indignation, celui du génocide. Le MIGS organise à Montréal le 3 juin 2019 une conférence, intitulée « Les droits humains en Chine ». Dans le sillon de tout ce qui s’est dit jusqu’à maintenant, on se propose de regarder ci-après la contribution d’une telle conférence à la diffusion du récit fabriqué par le Congrès mondial ouïghour.
La conférence du 3 juin 2019 semble faire partie d’une série. Le 9 juin 2020, donc un an plus tard, le même MIGS co-organise une conférence en ligne, « La Chine à la croisée des chemins : défendre les droits de l’homme pendant la pandémie de coronavirus ». Le plus intrigant, c’est qu’elle se déroule en partenariat avec le National Endowment for Democracy. Oui, oui, le NED ! Oui, oui, à Montréal ! Un autre collaborateur de cette conférence en ligne est le Feedom House, qu’on aura bientôt le plaisir de rencontrer. Décidément, l’indignation n’a plus de frontière !
Kyle Matthews dirige le MIGS qui se préoccupe beaucoup, on le devine, du sort des Ouïghours à l’instar de bien d’autres ONG. Mattews se met dans l’embarras en novembre 2020 alors que le Parti Québécois, le parti indépendantiste du Québec, se choisit un nouveau chef en la personne de Paul Saint-Pierre-Plamondon. Sur Twitter, Kyle Mattews le compare dès son élection à Pol Pot — 1,5 million de victimes au Cambodge ! — en l’appelant « Pol Pot Plamondon ». Le nouveau chef, outré, dit reconnaître la « tendance généralisée dans les campus nord-américains à utiliser l’intimidation et la culture du bannissement pour imposer une idéologie ». Pris en flagrant délit d’intolérance, Mattews est forcé de se rétracter. Des plaisantins se demandent si Matthews aime mieux les séparatistes à 10 000 kilomètres en Chine que ceux habitant à Montréal à quelques rues de chez lui, d’autres s’il y a dans son domaine plus d’argent à faire avec les Ouïghours qu’avec les Québécois.
Pour revenir à cette rencontre du 3 juin 2019, le nombre d’invités est élevé : plus d’une trentaine de personnes. La présence de certains d’entre eux mérite d’être signalée : la directrice générale d’Amnistie internationale (c’est seulement au Québec qu’on traduit le nom d’Amnesty International en français, ce qui ne réussit pas toujours à empêcher le jupon du siège social de Londres de dépasser), le lieutenant-général Roméo Dallaire connu pour sa mission au Rwanda lors du génocide, l’ancienne présidente du Congrès mondial ouïghour Rebiya Kadeer, le directeur général du Comité Canada Tibet, un représentant du Freedom House, le secrétaire parlementaire du ministre des Affaires étrangères du Canada, un ancien ambassadeur canadien… On retrouve aussi plusieurs professionnels des médias dont Agnès Gruda et Yves Boisvert de La Presse, Sophie Langlois de Radio-Canada.
Irwin Cotler
Parmi les invités, on retrouve l’« honorable » Irwin Cotler. Ne riez pas : c’est comme cela qu’il est présenté. Ancien ministre de la Justice du Canada, il est président du centre Raoul Wallenberg pour les droits de la personne, qu’il a lui-même fondé. C’est une autre ONG. Quel secteur d’avenir ! En réaction aux sanctions adoptées par le Canada contre la Russie lors du rattachement de la Crimée, il est dans la liste des Canadiens interdits de séjour là-bas. Cotler est un ancien président du Congrès juif canadien, un groupe de pression et de défense de la communauté juive canadienne.
L’exposé de Cotler s’inscrit sous la thématique « Le Canada, leader en droits de la personne ». Il plaide pour que le Canada soit plus actif dans la prévention des atrocités de masse et des violations flagrantes des droits, et pour qu’on mette fin à la culture de l’impunité. Il dénonce le traitement réservé par la Chine à ses minorités et ses dissidents, parle dans le cas du Xinjiang de la création de « camps de concentration ». Il propose que le « monde libre » s’élève contre l’attribution des Jeux olympiques d’hiver 2022 à la Chine.
Le bla-bla aurait indéfiniment continué, n’eût été une surprise ! Deux manifestants surgissent sur la scène avec des affiches où est écrit « Free Palestine » ! Un troisième arrive, reproche à Cotler de pratiquer le « deux poids, deux mesures » en matière de droits de la personne, de pas critiquer l’apartheid et les crimes d’Israël envers les Palestiniens. Dans la salle, certains protestent contre ces invités non mentionnés dans le programme. Quelques voix demandent au contraire qu’on les écoute.
Irwin Cotler interrompu. Photo de Janice Arnold extraite de : https://www.cjnews.com/news/canada/cotler-speech-disrupted-by-pro-palestinian-activists
Le pauvre Kyle Matthews arrive en vitesse. Il tente de chasser les intrus. Dans la salle, certains ricanent à le voir se disputer avec les trois manifestants pour savoir qui a droit au contrôle du micro. Une fois les trouble-fêtes chassés et le calme revenu, Matthews s’excuse auprès de la salle et blâme la sécurité de ne pas leur avoir barré la route. Les mêmes plaisantins que tantôt disent cette fois qu’il est bien difficile de réclamer la liberté d’expression dans la salle où se réunissent ceux qui, comme Matthews, discutent savamment de l’importance de la liberté d’expression et en font leur pain et beurre !
Freedom House
Au cours de la journée, un représentant du Freedom House prend la parole. Freedom House est basé à Washington. Il a été fondé en 1941 pour combattre le nazisme. Le nazisme a disparu, mais pas l’ONG mise en place pour le terrasser ! L’organisme comporte un personnel de plus d’une centaine de personnes et est financé pour l’essentiel par le gouvernement américain. Si les mauvaises langues disent qu’il est lié à la CIA, il produit des recherches sur l’expansion de la liberté dans le monde et possède des bureaux dans une douzaine de pays. On lit sur son site que « la prédominance américaine dans les affaires internationales est essentielle pour la cause des droits de l’homme et de la liberté ». Qui sait, cette étrange réflexion est peut-être liée à ce qu’on appelle l’« exceptionnalisme américain ».
Les témoins présents à la conférence du 3 juin, consultés pour la rédaction de cet article, ne s’entendent pas sur le nom du représentant du Freedom House appelé à prendre la parole. Le programme de la journée annonce son président, Michael J. Abramowitz, ancien correspondant à la Maison-Blanche pour le Washington Post, mais comme il y a toujours dans ce genre d’organisation des ratés, il peut avoir été remplacé à la dernière minute par quelqu’un d’autre. Mais peu importe, celui parlant au nom du Freedom House aurait abordé sans détour la situation en Chine des Ouïghours. Il aurait évoqué l’idée d’une grande campagne à mener pour annuler ou déplacer les Olympiques de 2022 prévues à Pékin, le prétexte devant être le génocide entrepris par la Chine des Ouïghours. Il se serait aussi enflammé au cours de son exposé, dressant un parallèle entre Pékin en 2022 et Munich en 1936, les deux seuls pays hôtes avec des camps de concentration ! Les témoins rapportent qu’Yves Boisvert de La Presse approuve de la tête, deux fois plutôt qu’une.
Victims of Communism Memorial Foundation
Après avoir entendu parler du National Endowment for Democracy (NED), puis du Freedom House, les lecteurs doivent se demander s’il en existe encore beaucoup d’autres organisations à Washington actifs dans le domaine de la propagande. En fait, il y en a quelques autres comme tout un système de diffusion internationale par radio et télévision, Voice of America (VOA), en français La Voix de l’Amérique, contrôlé par gouvernement américain. Mais les États-Unis ne sont plus les seuls à recourir à ce type de canal pour leur propagande. Peu importe, il y a un organisme impliqué dans le dossier ouïghour et au sujet duquel il faut absolument parler. Il s’agit d’une association anticommuniste du nom de Victims of Communism Memorial Foundation (VOC). Elle n’est pas démunie : 12 millions $ de revenus par année ! Dans son dernier rapport annuel, celui de 2019, elle rappelle qu’elle a pour vision « un monde d’où le communisme est absent » et qu’elle a pour mission « d’éduquer les générations montantes sur l’idéologie, l’histoire et l’héritage du communisme ».[26]
La Victims of Communism Memorial Foundation tient rigoureusement à jour le nombre de pertes humaines causées par le communisme. Elle rajoute évidemment à ce bilan toutes les victimes de la COVID-19 dans le monde, puisqu’elle accuse le gouvernement chinois d’en être responsable. Bonne nouvelle, car elle est en voie de créer le « premier musée au monde dédié à l’histoire complète du communisme vécue par plus de 40 nations depuis 1917 ». Une partie du projet doit ouvrir en 2021 au cœur de Washington. Si quelqu’un se surprend d’un tel concept, qu’il sache que le Larousse définit une fixation comme la persistance « d’un attachement à une personne ou à une situation normalement liée au passé et disparue, entraînant des satisfactions narcissiques régressives ».
Si on lit un quelconque article sur les Ouïghours, on cite immanquablement le Dr Adrian Zenz comme le grand expert de la question. Il est même venu témoigner à Ottawa sur le sujet. C’est lui qui parle de millions de victimes causées par la Chine et qui crie au génocide. Justement, on apprend dans le même rapport annuel 2019, à la page 21, qu’il s’est joint en octobre 2019 à la VOC en tant que chercheur principal. On ajoute que, depuis son arrivée au sein de l’entreprise, le Dr Zenz a été cité plus de 240 fois dans plus de 120 médias, y compris The Wall Street Journal, The New York Times, la BBC, Bloomberg et CNN. Avec la VOC comme employeur, on peut certes douter de la crédibilité d’Adrian Zenz comme chercheur impartial. Mais quant à sa contribution au secteur d’activité de son employeur, c’est-à-dire la propagande, on doit certainement lui concéder qu’il est un employé très efficace. On a peut-être oublié de le dire, mais le mot « propagande » vient d’un adjectif latin qui, littéralement, veut dire « qui doit être propagé ».
Rebiya Kadeer
Il est temps de retourner à cette conférence du 3 juin 2019. Un atelier, intitulé « Les droits de la personne en Chine », réunit Rebiya Kadeer, ancienne présidente du Congrès mondial ouïghour, et Sherap Therchin, directeur du Comité Canada Tibet.[27] Le programme annonce aussi la présence de Yang Xianli, survivant du massacre de la place Tiananmen, mais il semble faire faux bond. Les échanges — une vidéo est encore disponible en ligne — sont animés par Agnès Gruda, journaliste à La Presse. Therchin parle surtout de libertés religieuses bafouées au Tibet et de l’impact psychologique que cela engendre. Kadeer parle du peuple ouïghour en train de disparaître, de camps de concentration, d’enfants mourant chaque jour, de conditions abominables, d’organes qu’on vend aux riches Arabes, car halals. Répondant à une question d’Agnès Gruda, Kadeer parle d’alliance du Tibet, de Hong-Kong et du Xinjiang pour obtenir pour chacun l’indépendance et demande à tous les pays de prendre leurs responsabilités.
À propos d’organes retirés de prisonniers ouïghours pour fin de transplantation, voire vendus à de riches Arabes parce que halals, la chose est possible, cependant difficile à prouver et impossible à infirmer. Ce qu’on sait, c’est que la Chine reconnaît avoir déjà prélevé des organes sur des prisonniers exécutés, un commerce qui aurait été très lucratif. La Chine reconnaît ses torts en 2006 après des années de dénégation, et accepte de respecter les normes internationales à l’effet d’obtenir l’autorisation préalable d’un donneur. Elle met alors en place des registres de donneurs qui atteignent leur vitesse de croisière en 2010. Le lecteur peut même aller à l’adresse suivante pour voir comment s’y inscrire : https://www.savelife.org.cn/ .
Il est vrai cependant que les accusations de trafic d’organes ne cessent pas malgré l’admission de la Chine. On en retrouve par exemple sur le site de Freedom House.[28] Le Washington Post, qui s’intéresse au sujet, étudie une recherche de source canadienne accusant la Chine de réaliser « secrètement » 60 000 à 100 000 greffes d’organes par année, principalement avec ceux prélevés sur des disciples de Falun Gong. Remarquez que si c’est « secret », on ne devrait pas être censé le savoir. En tout cas, le journal arrive à la conclusion que rien ne permet de le croire. [29] Pour ce qui est d’un trafic avec des pays arabes, il peut sembler difficile à réaliser, du moins à grande échelle, puisqu’il faut tenir compte de la courte période entre le moment où un organe est prélevé et celui où il doit être greffé : trois à quatre heures pour un cœur, six heures pour un foie, six à huit heures pour un poumon, 24 à 36 heures pour un rein.
Rebiya Kadeer, qui vit aux États-Unis depuis 2005, se présente comme la leader spirituelle des Ouïghours. Quand la Chine l’accuse d’être une criminelle parce que séparatiste, on peut certainement prendre le tout avec un grain de sel. S’il faut traiter de criminels tous les indépendantistes de ce monde, cela fait sensiblement augmenter le taux de criminalité (comme au Québec !).
Kadeer est l’objet de la part de la Chine d’une accusation plus sérieuse, répétée de manière constante depuis des années et dont la Chine ne démord pas. Elle l’accuse en lien avec les événements se produisant en 2009 dans la capitale du Xinjiang, Urumqi, alors que des Hans sont la cible d’attaques de la part de Ouïghours. À la suite de ces événements, Kadeer parle dans les médias de la disparition en une nuit de 10 000 Ouïghours.[30] Plus tard, le Congrès mondial ouïghour dont elle est alors présidente parle dans un communiqué de « peut-être » des milliers de morts.[31] La Chine réplique. Elle accuse d’abord Kadeer d’être une « actrice », dit qu’il y a eu 197 personnes mortes. Elle l’accuse ensuite d’être l’instigatrice de ces troubles, qu’ils ont été planifiés par le Congrès mondial ouïghour et qu’elle dispose de retranscriptions d’appels téléphoniques le confirmant. Appelé à la rescousse, le dalaï-lama est catégorique : Rebiya Kadeer est non-violente! [32] Comme lui !
Agnès Gruda
Suffit-il de présenter à gros traits ce qui se dit à propos des Ouïghours en cette journée du 3 juin 2019 à l’occasion de cette conférence à Montréal pour penser que l’impact du Congrès mondial ouïghour s’arrête là ? Non, puisqu’il faut penser à l’effet multiplicateur. Cette journée outille les participants de connaissances suffisantes, surtout du point de vue à adopter, pour reparler des Ouïghours comme s’ils en sont devenus des connaisseurs. Encore faut-il la bonne occasion pour ce faire.
Le dossier ouïghour revient sur les devants de la scène à plusieurs reprises par la suite. Au début de janvier 2021, les initiatives se multiplient un peu partout dans le monde et les médias sont plus actifs que jamais. Le Royaume-Uni et le Canada adoptent des mesures pour empêcher les marchandises du Xinjiang « liées au travail forcé présumé » de parvenir aux consommateurs. Le Devoir explique : « Selon des experts étrangers, un million d’Ouïghours, principale minorité ethnique du Xinjiang, ont été placés en détention ces dernières années dans des camps de rééducation politique. Pékin dément et affirme qu’il s’agit de centres de formation professionnelle destinés à éloigner les personnes de la tentation de l’islamisme, du terrorisme et du séparatisme après une série d’attentats attribués à des Ouïghours.
». [33]
À la fin janvier 2021, le gouvernement du Canada semble encore hésiter à qualifier le sort des Ouïghours de « génocide ». La Presse explique : « Le gouvernement “prend très au sérieux les allégations de génocide” de la minorité musulmane des Ouïghours au Xinjiang, en Chine, mais n’est pas encore prêt à le reconnaître officiellement, a plaidé mercredi le premier ministre Justin Trudeau ». [34] Agnès Gruda n’en peut plus. Le 6 février 2021, elle écrit dans La Presse un long article sur les Ouïghours portant comme titre « Les femmes, cibles de la guerre démographique au Xinjiang ». Le texte est organisé en gros autour de deux témoignages, l’un provenant d’une certaine Qelbinur Sidik, l’autre d’une certaine Gulbahar Haitiwaji. Gruda s’appuie aussi, mais dans une faible mesure, sur une entrevue d’Adrian Zenz avec l’Associated Press.
Sur le moteur de recherche Google, on trouve 12 900 sites où le nom de Qelbinur Sidik est mentionné. Cela paraît solide à première vue et n’importe qui dirait qu’il s’agit d’un témoignage fondamental et décisif. Or, on fouille et on réalise qu’il n’y a le témoignage que d’une seule personne, qu’il est fait au départ auprès de l’ONG Fondation néerlandaise des droits de l’homme ouïghoure (Dutch Uygur) en juillet 2020, laquelle fait partie du Congrès mondial ouïghour, puis qu’il fait le tour du monde. Quand on regarde les sites, on voit qu’ils se recopient tous les uns les autres. On constate qu’au début, les médias reprenant le témoignage de Qelbinur Sidik font preuve d’une certaine prudence, disant qu’ils n’ont aucune preuve sur ce qu’elle raconte. Et puis, cette prudence disparaît avec des explications parfois complètement loufoques (« c’est si dérangeant qu’on doit la croire »).
Gruda dans son texte ne fait aucune mise en garde sur le témoignage de Qelbinur Sidik. Il s’agit pourtant d’un demandeur d’asile cherchant à s’installer aux Pays-Bas et qui a intérêt à présenter les choses d’une manière pouvant l’avantager dans sa procédure. Gruda peut au moins signaler que, selon les statistiques, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada rejette en 2018 à peu près la moitié des demandes provenant de Chine.[35]
L’autre témoignage sur lequel s’appuie Agnès Gruda est celui d’un livre signé par Gulbahar Haitiwaji. Celle-ci vit en France depuis dix ans et prétend que, sous un quelconque prétexte, on l’a rappelée en 2016 pour qu’elle retourne au Xinjiang. Le titre du livre est « Rescapée du goulag chinois ». Elle prétend s’être retrouvée en prison en Chine. Le problème pour Gulbahar Haitiwaji, c’est que l’Ambassade de Chine à Paris publie à la suite de la parution de son livre et des nombreux articles parus dans la presse française à son sujet un long communiqué où elle donne tous les détails de ses divers séjours en Chine, de ses activités, de ses rencontres, du moment où on l’a interrogée. On y indique qu’elle n’a jamais été détenue et n’a subi aucuns sévices durant son séjour.[36] On a plutôt tendance à croire l’Ambassade de Chine, non seulement à cause des détails extrêmement précis de sa réponse, mais aussi du côté un peu invraisemblable de l’histoire racontée dans le livre..
On peut soupçonner que Qelbinur Sidik et Gulbahar Haitiwaji sont en service commandé pour le compte du Congrès mondial ouïghour. Il suffit de lire à ce propos une note sur son site. « Le 13 février [2021], le Congrès mondial ouïghour a organisé une réunion virtuelle pour souligner le courage de tous les survivants du camp. Ces braves Ouïghours et Kazakhs qui ont été témoins de première main des crimes génocidaires du Parti communiste chinois ont partagé leurs témoignages avec la communauté internationale et ont donné une meilleure compréhension de la gravité de la situation ». Et on donne dans la longue liste les noms de Qelbinur Sidik et de Gulbahar Haitiwaji. Et on poursuit en disant que le Congrès mondial ouïghour « applaudit chacun d’entre eux et apprécie leur immense contribution à la cause. Pour montrer sa gratitude, le WUC a décerné aux survivants du camp un prix pour leur bravoure et chacun d’eux a reçu une contribution de 1 000 euros ». Voilà ! 1 000 euros [37] pour leur « immense contribution à la cause ». Intéressant pour un demandeur d’asile. Intéressant aussi pour Gulbahar Haitiwaji que l’Ambassade de Chine dit connue dans son milieu pour être paresseuse. (Vraiment, la Chine ne respecte pas la confidentialité des dossiers privés comme chez nous ! Autre pays, autres mœurs !)
Yves Boisvert
Quant à lui, Yves Boisvert entre en action le 19 février 2021 en signant un article dans La Presse où il reprend comme en « copier-coller » le récit du Congrès mondial ouïghour : « Des femmes stérilisées en masse. D’autres violées. Des millions de gens condamnés au travail forcé. Des camps de concentration où sont “rééduquées” de 1 à 2 millions de personnes. Une région complètement bouclée, où toutes les communications sont surveillées. » Voilà ensuite Yves Boisvert, en brave soldat de la cause, annoncer péremptoirement qu’il « a un nom pour décrire ce qui se passe en Chine avec les Ouïghours : “génocide” ».
Yves Boisvert fait une large place dans son article à Irwin Cotler qui accuse Pékin de vouloir « assimiler cette minorité musulmane de 12 millions de personnes ». Comme quoi la journée du 3 juin 2019 n’a pas été inutile, Boisvert attribue à Cotler le lien établi par le représentant de Freedom House avec les jeux de Berlin de 1936 : « Déjà en 1936, bien avant l’Holocauste, les Jeux de Berlin étaient les Jeux de la honte. Pour moi, les Jeux en Chine en 2022 seraient les Jeux de la honte aussi. Nous avons une obligation morale d’agir immédiatement ».
Les lecteurs d’Yves Boisvert savent tous qu’il écrit très bien. Cela joue cependant des tours aux lecteurs, car ils ne savent plus à la fin ce qui relève du réel ou du roman. « Mais l’ampleur des violations, la gravité des actes, les preuves d’un génocide… tout ça nous place dans une autre catégorie morale et nous oblige en effet à décider : veut-on vraiment réunir “la jeunesse du monde entier” devant Xi Jinping pour célébrer le sport pendant qu’un génocide a lieu en sourdine dans le pays ? Pour ensuite lire tristement sur le bilan de la répression ? On ne pourra pas dire qu’on ne le savait pas, en tout cas : l’abjection est décrite en toutes lettres ».
Roméo Dallaire
Quant à Roméo Dallaire, il entre en action le 14 mars 2021 sur le réseau de Radio-Canada. « Le lieutenant-général à la retraite Roméo Dallaire, qui a piloté l’intervention de l’ONU lors du génocide rwandais de 1994, craint de voir l’histoire se répéter en Chine avec la minorité musulmane ouïghoure. Il somme le Canada d’agir avant qu’il soit trop tard. » Il est aussi selon lui inadmissible que des Jeux olympiques se tiennent en Chine dans le contexte actuel.[38]
Sur le site de Radio-Canada où on parle de l’intervention de Roméo Dallaire, on mentionne un rapport d’expert publié au cours de la semaine et qui conclut « que la Chine est bel et bien responsable d’un génocide contre la minorité musulmane et réclame des sanctions contre l’empire du Milieu ». On oublie de mentionner qu’on retrouve dans les gens consultés pour le produire des personnages sérieux, complètement objectifs, au-dessus de tout soupçon et sans parti pris, des gens comme Irwin Cotler, Kyle Matthews et surtut Adrian Zenz. On oublie aussi de mentionner qui sont les rédacteurs de cet opus.
Le rapport est produit par un certain Azeem Ibrahim, qui dirige le Newlines Institute for Strategy and Policy.[39] Cet institut est relié à une université privée américaine du nom de Fairfax University of America et qui attire en 2020-2021 un total de 153 étudiants.[40] L’université gère cet institut de recherche, fondé en 2019 (anciennement le Center for Global Policy) et qui prétend être un groupe de réflexion non partisan, « travaillant pour une compréhension approfondie de la géopolitique des différentes régions du monde et de leurs systèmes de valeurs ». Quant au dénommé Azeem Ibrahim, qui le dirige, il est selon sa biographie trouvée sur Internet un ancien réserviste de l’armée américaine et qui enseigne au United States Army War College, une école américaine située à Carlisle et dépendant de l’armée de terre des États-Unis.[41] Quand on lit le rapport, on s’aperçoit qu’il s’agit simplement d’une banale revue de littérature. En plus, bien facile à faire : en peu de temps, Zenz qui travaille pour la Victims of Communism Memorial Foundation a réussi à se faire citer 240 fois dans plus de 120 médias. Avec seulement lui, on a déjà beaucoup de matériel !
Notes:
(24) En 1865, après la guerre de Sécession, les États ont renoncé à leur droit de quitter l’Union, ce qui se traduit dans le 14e amendement par le fait que la citoyenneté américaine est une citoyenneté fédérale et ne peut donc être enlevée à un citoyen.
(25) https://www.un.org/press/fr/1999/19990706.agcol165.html
(26) https://victimsofcommunism.org/about/annual-report/
(27) https://www.cpac.ca/en/programs/public-record/episodes/66002579/# https://www.cpac.ca/en/programs/public-record/episodes/66002579/
(28) https://freedomhouse.org/report/2017/battle-china-spirit-falun-gong-religious-freedom
(30) https://www.ledevoir.com/monde/260925/10-000-ouighours-disparus-en-une-nuit
(32) https://www.dalailama.com/news/2009/dalai-lama-backs-uighur-leader-amid-protests-from-china
(35) https://irb-cisr.gc.ca/fr/statistiques/asile/Pages/SPRStat2018.aspx
(36) http://www.amb-chine.fr/fra/zfzj/t1855934.htm
(37) https://www.uyghurcongress.org/en/wuc-awards-camp-survivors/
(38) https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1777104/relations-canada-chine-traitement-minorite-musulmane
(39) https://www.azeemibrahim.com/
(41) https://www.armywarcollege.edu/
- Source : Mondialisation (Canada)