Sous l’aiguille de la machine, un délicat ruban de dentelle fait de la résistance. « C’est Tchernobyl », grommelle la couturière à l’adresse de Nicole Mendez, qui se penche sur l’ouvrage, l’air compatissant, et délivre quelques conseils. « La corseterie est un magnifique métier, mais tout se passe dans la main : c’est au millimètre près », explique Nicole. La soixantaine passée, la robuste ouvrière pourrait être la grand-mère de sa jeune collègue. Dans ce modeste local industriel de Villeurbanne, en proche banlieue de Lyon, elles font vivre, avec 25 autres corsetiers, une profession en voie de disparition dans l’Hexagone.
Ici, pas de travailleuses uniformément courbées sur leurs machines, les dents serrées pour respecter la cadence, ni de monceaux de marchandises fabriquées en série. Aux Atelières, on produit en petites quantités des pièces « parfaites », et on prend le temps qu’il faut pour ça. A la coupe, des gabarits de culottes attendent que la lame de la scie soit réparée. Un peu plus loin, concentré sur son ouvrage, un homme fixe une à une de minuscules fleurs pastel sur le tissu d’un string, tandis que de jeunes ouvrières papotent tout en coupant les derniers fils qui dépassent, et emballent avec soin des soutiens-gorges de la nouvelle collection « Couture » de la Maison Lejaby, l’un des principaux clients de la coopérative (après la liquidation judiciaire, un repreneur a relancé une partie de l’activité de l’entreprise Lejaby).
« Pour moi, c’est l’apothéose. »
Nicole s’est assise avec elles et manie les ciseaux. Cofondatrice des Atelières, elle vient bénévolement donner un coup de main, un jour et demi par semaine. Le reste du temps, elle est salariée chez Lejaby, à une dizaine de kilomètres de là, sur le site de Rillieux-la-Pape – le seul qui ait été conservé après la mise en liquidation, début 2012, de ce fleuron de la corseterie française. Face aux reventes, délocalisations et plans sociaux qui se sont succédé depuis les années 90, elle s’est battue pour maintenir la production et les emplois. Aujourd’hui, malgré l’usure physique et les « troubles musculo-squelettiques », elle travaille plus tard le soir pour rattraper ses heures passées aux Atelières, et n’est pas pressée de prendre sa retraite. « Pour moi, c’est l’apothéose. J’ai tellement vécu le dos au mur, en essayant de faire comprendre qu’on allait à la catastrophe en laissant nos métiers quitter le pays… Et là je me retrouve, en fin de carrière, à participer à la relance de Lejaby et à la création des Atelières… Ces deux projets sont très gratifiants. »
Embauchée à 15 ans dans l’usine de confection de bleus de travail de son village, dans l’Ain, elle était loin de s’imaginer un tel avenir. La jeune fille se voyait assistante sociale ou infirmière, mais ses parents « n’avaient pas de sous » pour la laisser faire des études. Après son mariage, elle déménage à Rillieux-la-Pape et entre chez Rasurel, une marque de maillots de bain rachetée par les propriétaires de Lejaby. Elle y acquiert un savoir-faire pointu – « les tissus élastiques sont vicieux à travailler » – et prend sa carte à la CFDT. Le syndicalisme sera son école : « Moi qui n’avait que le certif’, ça m’a permis d’apprendre plein de choses. »
« Au bout d’un an, on saura si on est mort ou vivant. »
C’est dans une « triste période », lorsque quatre des cinq usines françaises de Lejaby ont fermé, que Nicole a rencontré une autre forte femme. A la tête d’une agence de communication, Muriel Pernin a découvert à la télévision le désarroi des ouvrières. « Je voulais faire quelque chose contre le défaitisme ambiant », explique-t-elle. « Et j’avais lu que les grandes maisons de couture, quand elles se positionnent à l’international, ont besoin de fabriquer en France. »
Coiffée d’une très longue natte, vêtue d’une superposition de jupons colorés et d’un corsage décolleté, elle fait son entrée en début d’après-midi à l’atelier, où elle assure bénévolement le poste de PDG après avoir consacré une longue matinée à son agence de communication. Sa mise élégante semble incarner la qualité du savoir-faire « à la française » et une fine connaissance de « l’esprit du luxe » : deux atouts qui font selon elle la force des Atelières. Suivant du doigt la courbe d’une armature de soutien-gorge, elle explique que « la véritable lingerie est réfléchie pour emboîter parfaitement votre anatomie ».
Les ouvrières ont suivi une formation très spécifique, conçue sur mesure par Laura Gandolfi, syndicaliste et retraitée de l’Institut national des sciences appliquées (Insa). « Les filles ont une vision complète du produit », s’enthousiasme Nicole. « Dans nos ateliers, on subissait. Là, tout le monde participe et pose des questions. » Le savoir-faire de la coopérative et la possibilité d’afficher du Made in France ont convaincu une poignée de grandes marques (Lejaby, Agnès B, Zahia...) et quelques jeunes créateurs de lui confier des collections.
Derrière les machines et dans les bureaux, souffle un léger vent d’optimisme : le carnet de commandes est plein jusqu’à l’automne et l’équipe a trouvé un rythme de production acceptable. Muriel ne se laisse pourtant pas aller à une confiance excessive. « Quand on a commencé en janvier, j’ai dit : "C’est au bout d’un an qu’on saura si on est morts ou vivants." »
Des milliers de personnes ont répondu à l’appel à souscription
Huit personnes, dont six salariés et anciens salariés de Lejaby, se sont risquées dans cette aventure « à contre-courant » et se sont associées à Muriel Pernin au sein d’une Société coopérative d’intérêt collectif (Scic). Les associés se sont appuyés sur un noyau de couturières expérimentées, comme Micheline Huguenard, dont les 32 ans de carrière résument à elles seules les affres de la délocalisation industrielle : « J’ai travaillé pour de grandes marques et vécu plusieurs licenciements économiques. J’ai formé des travailleuses à l’île Maurice, au Sri Lanka, en Yougoslavie, en Turquie, au Maroc... »
Entre les anciennes et les jeunettes d’une vingtaine d’années, tout juste sorties de l’école de couture, la « façon d’être au travail n’est pas du tout la même », remarque Muriel. « Il faut que les anciennes soient patientes ; et que les jeunes tempèrent leur enthousiasme et leur bougeotte. S’entendre entre générations est une gageure. Mais ce mélange fait la richesse de notre projet : chacun a besoin des autres âges pour trouver son équilibre. »
Autre défi pour la coopérative, et pas des moindres : il lui faut trouver un mode de production adapté aux petites quantités – les seules à échapper aujourd’hui à la délocalisation. « Chaque modèle, qui a ses fils et ses réglages particuliers, compte au maximum quelques centaines de pièces à décliner dans différentes tailles », explique Muriel. « Le problème est que l’appareil industriel est fait pour gérer de grandes quantités. Nous avons un partenariat avec l’Insa qui doit nous aider à trouver le meilleur fonctionnement. Cela pourrait servir aussi à la maroquinerie, la ganterie, la bijouterie... On est dans l’innovation totale. Je me bats pour qu’on soit reconnu comme atelier expérimental. »
Des milliers de personnes ont répondu à l’appel à souscription des Atelières, qui a permis de collecter 85 000 euros. « L’économie est très importante pour les gens, mais ils ont l’impression que c’est l’affaire des grands », remarque Muriel. « Beaucoup nous ont remerciés de leur donner la possibilité de participer. » Et tant pis si les splendides « parures » made in France sont inaccessibles aux simples citoyennes qui ont soutenu l’initiative... « Les modèles sont vendus extrêmement cher, essentiellement à l’étranger, à des Russes, des Emiratis, des Chinois ou des Japonais », reconnaît la PDG. L’essentiel de cette manne alimente les marges des enseignes de distribution : « On reçoit 10 % du prix global. Les fabricants sont étranglés. »
La confection locale sera-t-elle désormais réservée aux riches ? Nicole veut croire que non. « Le luxe sera un tremplin pour faire revenir la production sur le moyen et haut de gamme », espère-t-elle. « Les Français en ont marre d’être bernés par ce qu’ils achètent. Moi, même avec mon Smic ça ne me gênerait pas de faire un effort et de payer plus cher. » Muriel est d’accord. « On peut imaginer, à partir du moment où on réinstalle des savoir-faire, produire pour la population française. Mais il faudra faire des choix : avons-nous vraiment besoin de 15 culottes dans notre armoire ? »
« On ne s’attendait pas à ça »
Le lancement des Atelières a été soutenu par le repreneur de Lejaby, Alain Prost, qui a accepté de sous-traiter à la coopérative des collections haute-couture et de lui céder des machines à moindre coût. L’entreprise est une Société coopérative d’intérêt collectif (Scic), un statut proche de la Scop, mais dans lequel les salariés-associés ne détiennent pas forcément la majorité du capital : les actionnaires sont organisés en collèges (fondateurs, salariés, investisseurs, institutions...) disposant chacun d’un nombre de voix déterminé. La Scic compte 33 actionnaires, dont neuf fondateurs et une vingtaine de « citoyens ordinaires » qui ont investi entre 5 000 et 20 000 euros.
Parmi la trentaine de personnes qui travaillent actuellement dans l’entreprise, seuls les neuf fondateurs ont pour l’instant pris des parts dans la Scic. « Certains entreront sans doute au capital fin 2013-début 2014 », indique Muriel Pernin, la PDG. Le rapport entre le plus bas et le plus haut salaire est de 2,8.
Couturière chargée du contrôle qualité, Pauline Sechal, 22 ans, a été recrutée à la sortie de son BTS et a découvert le fonctionnement d’une entreprise coopérative. « C’est génial, on ne s’attendait pas à ça. Avant, j’avais fait des stages dans des ateliers où c’était chacun pour soi. Retourner dans une entreprise non coopérative, ça me ferait bizarre. »