Les sanctions économiques ? Une guerre qui ne dit pas son nom…
Dès qu’un pays pose problème, on évoque désormais des « sanctions internationales », lesquelles s’apparentent de plus en plus à des sanctions américaines. Mais quels sont, exactement, le sens et la légitimité de cette politique de sanctions ?
La politique des sanctions n’est pas une politique. C’est une forme de guerre, qui n’utilise que des moyens « pacifiques » contribuant à brouiller la frontière entre la guerre et la paix. Tout comme le blocus, dont les sanctions constituent la forme moderne, cette guerre s’apparente à la guerre maritime, toujours privilégiée par les puissances thalassocratiques – l’Angleterre autrefois, les États-Unis aujourd’hui –, qui est également une guerre commerciale ou économique : la « guerre au commerce », qu’on appelait autrefois la « guerre de course ». C’est une guerre « totale », non seulement parce qu’elle rejette la distinction classique entre combattants et non-combattants, mais aussi parce qu’elle s’appuie le plus souvent sur une théorie de la guerre « juste », qui assimile l’ennemi à un criminel ou à un délinquant.
La stratégie navale, on le sait, diffère profondément de la stratégie terrestre. Sur terre, la guerre oppose classiquement des armées étatiques sans viser les personnes civiles, qui ne sont pas traitées en ennemis aussi longtemps qu’elles ne participent pas aux hostilités. La guerre maritime, elle, ne se réduit pas à une confrontation entre marines ennemies ni même entre militaires. Elle ne vise pas seulement les combattants, mais aussi les civils. Elle ne distingue pas, non plus, entre le front et « l’arrière ». Les notions de blocus, de droit de prise, de butin, de capture, qui permettent de s’emparer des propriétés privées de l’ennemi, sont des notions spécifiques de la guerre navale, qui frappe indistinctement toute la population ennemie, tous les ressortissants de l’État belligérant sans distinction d’âge ou de sexe, mais aussi toute société privée ou État neutre qui pourraient être en relation avec l’ennemi ou l’aider à tourner les sanctions.
Les sanctions de Donald Trump contre Téhéran, par exemple, visent aussi les puissances européennes qui continuent à commercer avec l’Iran, car elles n’ont aucune raison de s’associer à la décision états-unienne de sortir de l’accord nucléaire qui avait été conclu avec ce pays. C’est l’un des traits les plus caractéristiques des sanctions : elles ne reconnaissent pas la neutralité ; quiconque refuse de soutenir les sanctions décrétées par le sanctionneur est pareillement sanctionné à son tour.
On remarque aussi que les « sanctions » aboutissent généralement à un renforcement des pouvoirs en place plutôt qu’à leur affaiblissement. Ne serait-il pas plus sage, voire plus efficace, d’en revenir à une diplomatie plus traditionnelle ?
La politique des sanctions, encore une fois, n’est pas une forme de diplomatie mais une forme de guerre. Elle intervient lorsque la diplomatie a abdiqué. Les sanctions visent à provoquer à la fois des effets physiques (la pénurie, l’appauvrissement, la désorganisation de l’économie, l’impossibilité d’exporter ou d’importer) et des effets psychologiques (faire monter le mécontentement dans la population de façon à ce qu’elle fasse pression sur son gouvernement). Cette stratégie repose sur le double postulat que les populations sont vulnérables, car elles dépendent de l’extérieur pour leurs approvisionnements et leurs débouchés, et qu’elles sont en mesure d’influencer leurs dirigeants. Le premier postulat est exact, le second ne l’est pas. Dans la majorité des cas, la population ainsi maltraitée fait porter la responsabilité de son sort sur l’auteur des sanctions et tend plutôt à faire corps avec son gouvernement : au lieu de provoquer la scission entre les dirigeants et les dirigés, les sanctions tendent à les rapprocher. On assiste alors seulement à un durcissement de la situation.
Le cas des sanctions européennes contre la Russie, pour cause « d’annexion » de la Crimée est intéressant, sachant que la Russie a ensuite pris d’autres sanctions contre les premiers sanctionneurs. Logique infernale ?
Les États-Unis sont les spécialistes des sanctions : contre l’Iran, contre la Russie, contre la Chine, contre la Corée du Nord, contre le Venezuela et j’en passe. Ces sanctions prennent souvent la forme de l’embargo, qui est aussi un équivalent moderne du blocus. Elles peuvent être de diverses natures (commerciales, financières, économiques, militaires, administratives, technologiques ou purement symboliques) et avoir les motifs les plus différents. Elles n’impliquent pas nécessairement un affrontement idéologique mais sont, évidemment, conformes à la politique étrangère états-unienne : la Russie est sanctionnée pour avoir rendu la Crimée à la Russie conformément au vœu de ses habitants, tandis qu’Israël est libre d’occuper depuis plus de trente ans le plateau du Golan à seule fin d’assurer sa sécurité.
Les Américains se sont aujourd’hui engagés, avec la Chine et la Russie notamment, dans une absurde spirale de sanctions et de contre-sanctions devenue le principal mode de relation entre anciens partenaires devenus rivaux. Les sanctions ne laissent apercevoir aucune solution aux problèmes de sécurité du continent européen, car ce sont par définition des mesures déterritorialisées. « L’histoire des puissances commerciales offre des cas typiques de politique non territoriale », écrivait déjà Friedrich Ratzel, précurseur de la géopolitique. La mondialisation est, elle-même, une « maritimisation ».
Le 25 novembre 2016, Jacques Attali déclarait, dans Marianne : « J’ai prophétisé, il y a près de quatorze ans, l’avènement d’un monde nomade, et je crois que celui-ci prend enfin forme. Les puissances thalassocratiques prennent leur revanche sur les puissances continentales, et tout l’enjeu va être pour la France de se mouvoir dans ce nouvel univers. » Nomadisme commercial ou enracinement continental : c’est tout l’enjeu, en effet.
Entretien réalisé par Nicolas Gauthier
- Source : Boulevard Voltaire