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Portugal : le seul pays à avoir rejeté l’austérité se porte mieux que jamais

Auteur : Frédéric Farah - Propos recueillis par T.B | Editeur : Walt | Vendredi, 07 Sept. 2018 - 11h55

Depuis l’arrivée au pouvoir, en 2015, de la coalition de gauche emmenée par le  Premier ministre Antonio Costa, le Portugal connaît une embellie économique sans précédent depuis la crise de 2008. S’appuyant sur une logique de relance de la consommation aux antipodes de la doxa marquée par l’austérité imposée par Bruxelles, le cas portugais est-il la preuve qu’une autre logique économique est possible ? Éléments de réponse avec l’économiste Frédéric Farah. Interview.

Mr Mondialisation : Bonjour Frédéric Farah. Pourriez-vous vous présenter aux lecteurs de Mr Mondialisation ? 

Frédéric Farah :  Je suis économiste, j’enseigne à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.  Chercheur affilié au laboratoire PHARE, je suis aussi l’auteur, avec Thomas Porcher, de deux ouvrages, Tafta l’accord du plus fort, éditions Max Milo en 2014, et d’Introduction inquiète à la Macron-économie aux éditions les petits matins. J’ai également rédigé l’Union européenne la grande liquidation démocratique, un livre très largement consacré à la Grèce, mais aussi au Portugal et à l’Italie. Le sud de l’Europe m’intéresse tout particulièrement.

Mr. M : La presse parle depuis quelques temps d’une embellie économique singulière au Portugal, qu’en est-il ?

F.F : Oui, l’embellie est manifeste. Elle s’explique par la rupture avec l’austérité qui a conduit l’Europe à connaître un second plongeon, après celui de 2008. La réussite du Portugal s’observe à partir de quatre indicateurs : la réduction du déficit budgétaire, une des meilleures croissances de la zone euro, un chômage en recul et enfin un retour des investisseurs. Le Portugal a réduit son déficit public à 2,1 % en 2016 ; il a été autour de 1,5 % en 2017 et s’affiche désormais à 0,9 %. Les mesures mises en œuvre ont pris à rebours les recommandations de l’Union européenne, dont les choix consistent à faire payer le prix de la crise de 2008 et ses conséquences sur les classes populaires. Le salaire minimum a été augmenté en 2016 puis de nouveau en 2017, passant de 505 à 557 euros. Cette augmentation s’est traduite par la réduction des cotisations des employeurs de 23 % à 22 %.

Dans la foulée, un soutien à la consommation a été accordé par l’augmentation des retraites et des allocations familiales. Sur le plan juridique, le droit du travail a cessé d’être démantelé. Les plus modestes ont connu des baisses d’impôts et le pays a mis fin aux privatisations d’infrastructures et de services publics. Les coupes dans les revenus des fonctionnaires ont également été abandonnées tandis que le retour aux 35 h était adopté pour cette catégorie d’actif. Après avoir atteint un pic il y a cinq ans, le chômage est passé de 16 % des actifs en 2013 à 6,7 % aujourd’hui. La croissance en 2017 a dépassé les 2,5 %. On retrouve ici un soutien classique à la demande dans une logique d’inspiration keynésienne. La dépense publique soutient la consommation, surtout de ceux qui ont une tendance plus forte à consommer. Par ce biais, l’effet est double : d’une part l’État distribue du pouvoir d’achat en soutenant l’activité économique ; d’autre part, les agents voyant leurs revenus augmenter consomment davantage.

À ces mesures de relance de la consommation, il faut ajouter une embellie des structures productives portugaises, grâce au renouveau d’industries orientées à l’export telles que l’automobile, les chaussures ou le textile. On assiste à des phénomènes de relocalisation, avec des entreprises qui, autrefois parties à l’est de l’Europe, reviennent au pays. En même temps que la demande reprend des couleurs, les investisseurs regagnent le Portugal car il y a un marché qui est plus dynamique. Il faut aussi souligner la bonne santé du tourisme qui vient compléter l’édifice ainsi qu’une fiscalité favorable pour attirer les investisseurs et les retraités de l’ensemble du continent.

« LE CAS PORTUGAIS ILLUSTRE À SA MANIÈRE, LA FAILLITE INTELLECTUELLE ET POLITIQUE D’UNE PARTIE DES ÉLITES EUROPÉENNES ».

Mr. M : Le média pro-libéral et polémiste Contrepoint attribue cette embellie aux mesures d’austérité prises par l’ancien gouvernement. Qu’en pensez-vous ?

F.F : Les défenseurs de l’austérité ont un discours ayant pignon sur rue, affublé d’un langage technique parfois trompeur, mais ils se retrouvent ici, battus dans les faits. Les mesures d’inspiration Keynésienne ont clairement montré qu’en phase de ralentissement, elles sont plus aptes à relancer l’économie d’un pays. L’austérité et l’expansion économique ne vont pas de paire. Le cas du Portugal est en cela significatif. Le Portugal a vu sa dette publique augmenter de 75,6 milliards d’euros entre 2008 et 2012. Le pays est passé  sous  contrôle de la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fond monétaire internationale) en mars 2011. Un plan d’ajustement est alors engagé à hauteur de 78 milliards d’euros en échange de transformations structurelles : flexibilisation et réduction du coût du travail, concurrence accrue sur le marché des biens et services, austérité budgétaire. Les 78 milliards versés au Portugal n’ont servi qu’à honorer d’autres créanciers, mais n’ont en rien répondu aux besoins de l’État portugais (faible croissance, chômage en hausse, creusement du déficit).

Aujourd’hui, l’austérité a été défaite et l’économie se porte mieux. Ainsi, le cas portugais illustre à sa manière, la faillite intellectuelle et politique d’une partie des élites européennes. Elles prescrivent des remèdes qui ne fonctionnent pas et s’acharnent à les mettre en œuvre pour des résultats médiocres. Il est savoureux de lire, dans les recommandations 2018 du semestre européen pour le Portugal, la Commission admettre que l’augmentation du SMIC n’a pas d’effet négatif sur la création d’emplois ; j’imagine combien il fut difficile pour les fonctionnaires européens de l’écrire.

Mr. M : Mais cette embellie économique peut-elle durer dans le temps ?

F.F : Difficile à dire, car il y a des points de fragilité. Le taux de chômage de longue durée, soit environ 50 % des demandeurs, se maintient à un haut niveau, tout comme le chômage des jeunes qui culmine toujours à 19,6 %. Le marché du travail demeure  très segmenté, 23 % de la main d’œuvre est par exemple en CDD. Tout comme en Italie, les reçus verts (contrats pour indépendants qui n’offrent ni congés, ni indemnités chômage ou maladie aux salariés) sont utilisés de manière excessive. On peut ajouter à cela, la fragilité du secteur bancaire qui reste fébrile en raison de créances douteuses et pour rester dans les considérations européennes, le niveau de dette publique est encore à 126 % du PIB. Même s’il n’existe pas de consensus dans la littérature économique sur un point de rupture en matière de dette publique, le risque de voir les taux remonter demeure inquiétant.

Selon moi, la mutation du régime de croissance peut être le signe le plus clair d’une  fragilité économique portugaise, car les exportations présentes 43% du PIB contre 16 % en 2015. Cela signifie que la demande intérieure a cessé d’être le moteur principal de la croissance et que l’économie portugaise se tourne vers l’extérieur, elle est de plus en plus ouverte. Le risque, c’est de subir le contrecoup d’une éventuelle contraction du commerce mondial ou Européen dans le futur. Aujourd’hui, la recherche effrénée de la compétitivité est source de déséquilibres pour l’ensemble du continent européen. Moins disant fiscal, moins disant social, la concurrence de tous contre tous à laquelle se prête l’Europe est un poker perdant.

Mr. M : Le cas portugais peut-il permettre de relancer le débat sur les politiques  d’austérité promues par la Troïka depuis 2011 ?

F.F : Les récentes déclarations de Pierre Moscovici à propos de la Grèce ne sont guère encourageantes pour espérer quelque chose de positif. Voilà un État qui a été mis à sac, et dont l’avenir est obscurci pour des années en raison d’une logique austéritaire et punitive, mais aucun mea-culpa des responsables. La gestion de la crise grecque a été un véritable désastre aux conséquences humaines effroyables. Ici la logique idéologique domine plus que jamais. Pour qu’il y ait débat, cela impliquerait une logique contradictoire, idée contre idée, suivi d’une rencontre avec les faits. Le constat serait vite trouvé, l’austérité ne marche pas. La Grèce, le Portugal et l’Italie le montrent cruellement. Mais la mécanique austéritaire se poursuit, car dans le fond, la logique est ailleurs. Elle est dans ce que Noëlle Burgi a nommé précisément « le projet d’État social minimal ».

La lecture de la crise par les élites européennes a été un coup communicationnel hors pair, puisqu’il s’agissait de faire oublier l’origine bancaire et privée de la crise, en affirmant au contraire que l’origine de la contraction économique se trouvait dans des dépenses publiques élevées et un État social trop coûteux. De la sorte, l’austérité a pour but de redimensionner à la baisse l’État social à des fins politiques. La question grecque a été un affreux test réussi, puisque la population grecque a plié, a fui, mais ne s’est finalement pas révoltée. La stratégie du choc, pour le dire avec Naomi Klein, a fonctionné.

Le Portugal ne pèse pas un poids suffisant, politiquement parlant, pour espérer une inflexion pareille. Le changement pourrait venir de l’Italie ou de la France, mais ce ne sera pas le cas. La victoire d’Emmanuel Macron a rassuré la frange la plus conservatrice de la haute fonction publique et le monde des affaires. La Haute fonction publique sait se protéger et faire porter le poids de l’austérité sur les fonctionnaires de rang inférieur. Il faut relire Bourdieu sur main droite et main gauche de l’État. Le monde de la grande entreprise se réjouit de la fiscalité si avantageuse que Macron propose ; l’austérité pourra se poursuivre car elle a toujours des pourvoyeurs de poids et des cibles de plus en plus nombreuses : les populations modestes.

Vidéo: Pierre Moscovici dans le grand entretien d'Eric Delvaux

Mr M. : Certains médias ne s’emballent-ils pas un peu vite en parlant d’un miracle portugais ?

F.F : Le terme de miracle fait partie de ces mots galvaudés qui ne veulent plus rien dire. Historiquement, le terme de miracle a été employé pour présenter les performances économiques spectaculaires des trois vaincus de la seconde guerre mondiale : le Japon,  l’Italie et l’Allemagne. Des pays ruinés qui ont connu un redressement étonnant. L’Allemagne de l’ouest après 53, l’Italie à partir de 1958. Le Portugal n’était pas sinistré de la sorte malgré une violente austérité. Je suis hostile au mot miracle, car il revête quelque chose d’étonnant, de presque surnaturel. Or le Portugal a appliqué, pour beaucoup, un bon vieux keynésianisme qui explique tout bêtement qu’en phase de ralentissement ou de crise économique, il ne faut pas contracter la demande mais encourager la consommation des plus pauvres car ils ont une propension à consommer plus élevé. Autrement dit, vous gagnez le SMIC et on vous augmente de 50 euros, il y a fort à parier que 80 % de ces cinquante euros supplémentaires seront injectés directement dans l’économie.

Mr M. : Adopter les recettes économiques portugaises dans l’Hexagone, est-ce envisageable ?

F.F : Il faut être prudent en la matière. Vous savez, depuis plus de trois décennies, nous entendons que nous gagnerions à être allemand, américain, anglais, danois, finlandais. Il y cette idée bien libérale, des bonnes pratiques, en matière éducative, en matière de politique de l’emploi par exemple. Là, si on est de gauche, il faudrait adopter les choix économiques portugais. Je dirais les choses autrement : s’il on parle de soutenir la demande, de recruter des fonctionnaires dans bien des secteurs, de revaloriser les minima sociaux, d’encourager des négociations sociales pour une progression des salaires, alors oui le Portugal est un exemple à suivre. 

Néanmoins, il y a des choses absentes dans les orientations de politique économique du Portugal dont nous aurions un besoin urgent au niveau des nations et du continent : restaurer une véritable progressivité de l’impôt, faire de la lutte contre les inégalités économiques et sociales une urgence, mettre en place une véritable politique du logement et sur le continent, mettre fin à cette guerre fiscale. Le Portugal, avant l’actuel gouvernement, a mis en place une flat tax pour attirer les capitaux en 2010. Elle a également instauré une fiscalité avantageuse pour faire venir les retraités. Le résultat de cette guerre fiscale qui fait rage en Europe, c’est l’assèchement budgétaire des États et la difficulté grandissante d’offrir des services collectifs de qualité aux populations. À terme, personne ne sortira gagnant de cette absurde compétition.

Mr M. : Auriez-vous un message à passer aux personnes qui vous lisent ?

F.F : Du Portugal il ne convient pas seulement de s’intéresser à son économie car sa poésie contemporaine est d’une richesse incroyable : E. Andrade, Sophia de Mello, Nuno Judice pour ne citer qu’eux et aussi la scène du fado ou fadiste a fait découvrir des voix incroyables K. guerreiro, Misia, Dulce Pontes, Mariza.

Vidéo: Dette grecque : la dure leçon de Bruxelles


- Source : Mr Mondialisation

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