Quel "nouvel" ordre mondial ? par Jacques Sapir
La situation internationale est désormais marquée par un approfondissement et une accélération des tendances qui étaient perceptibles il y a déjà dix ans : la puissance américaine est de plus en plus contestée, on assiste à l’émergence de nouvelles institutions internationales et dans le même temps les anciennes institutions, soient héritées de la fin de la seconde guerre mondiale (comme le FMI et la Banque Mondiale) soit de la guerre froide (comme l’OTAN) se transforment. Mais ces tendances laissent en suspens la question de l’organisation globale de la scène internationale. Elles peuvent s’accommoder de résultats très différents, et les risques qui peuvent être associés à certains de ces résultats devraient nous inciter à prendre au sérieux la question de la construction d’un « nouvel ordre mondial » conçu non pas comme une organisation supranationale mais comme un cadre de coopération et de concertation entre les Etats.
La mise à nu des limites de la puissance américaine
La fin de l’Union soviétique avait laissé les Etats-Unis comme la seule superpuissance existante. On avait même forgé à son sujet le vocable d’hyperpuissance. Le XXIè siècle s’annonçait comme le siècle américain. Mais, les Etats-Unis se sont avérés être incapables d’assumer les responsabilités qui leurs étaient échues. Entre les échecs géopolitiques, et financiers, ce sont eux qui ont – à leur insu – mit fin à cette tentative avortée de donner naissance au siècle américain.
La véritable rupture s’est produite sur plusieurs terrains. Elle a eu lieu, en économie, durant la crise financière internationale de 1997-1999 et dans les événements qui ont suivi. Cette crise a démontré que les Etats-Unis, et les institutions qu’ils contrôlaient, étaient incapables de maîtriser la libéralisation financière internationale qu’ils avaient suscitée et imposée à de nombreux pays. De manière significative, ce fut la Chine qui assura, lors de ce que l’on a appelé la « crise asiatique », par une politique responsable, la stabilité de l’Extrême-Orient alors que les prescriptions américaines échouaient en Indonésie et étaient ouvertement rejetées en Malaisie. Cette crise a aussi été le tournant décisif dans l’histoire de la Russie post-soviétique. L’effet immédiat du krach d’août 1998 avait semblé dévastateur. Le pays avait été contraint à faire défaut sur sa dette et son système bancaire était en miettes. Pourtant, loin de signifier la fin de la Russie, cette crise a été le signal d’un renouveau du pays. S’écartant progressivement des thèses néolibérales qui avaient dominé les années 1990, la Russie s’est reconstruite autour d’un projet national et industrialiste. La mise à nu des limites de la puissance des États-Unis et l’émergence (ou la réémergence) d’acteurs concurrents (Chine, puis Russie) ont été la partie visible du choc induit par ces événements. La crise a aussi amené de nombreux pays à modifier leurs stratégies économiques, les conduisant à des politiques commerciales très agressives dont l’addition provoque aujourd’hui une fragilisation générale de l’économie mondiale.
Cette rupture a aussi eu lieu en géopolitique. Le pivotement de la politique américaine était déjà notoire avec l’engagement croissant des Etats-Unis dans la crise des Balkans dans les années 1990. Il devait cependant se manifester avec force lors de l’invasion de l’Irak en 2003. Cette invasion a été le point le plus haut atteint par un trouble politique que l’on peut identifier comme un interventionnisme providentialiste dans la politique américaine. Cet interventionnisme providentialiste a ouvert la voie aux guerres sectaires que l’on voit se développer aujourd’hui, et dont le soit-disant « Etat Islamique » n’est qu’une forme particulièrement radicale.
Le trouble politique et idéologique qui s’est emparé des États-Unis à la suite de la crise de 1998 est aggravé par la prise de conscience des progrès de la prolifération nucléaire[1], avec les essais pakistanais et indiens. Ces essais montrent que des pays, pourtant considérés comme relativement proches par les États-Unis ne sont pas directement contrôlables et poursuivent des stratégies propres. L’hyperpuissance s’avère incapable de contrôler l’émergence de puissances à vocation régionale. La perception américaine du monde bascule alors brutalement. Elle passe du triomphalisme du début des années 1990 à un sentiment de peur diffus devant un monde extérieur perçu brutalement comme menaçant directement le sanctuaire nord-américain.
La politique des neocons était en réalité construite sur une série de raccourcis idéologiques. Cette politique allait à contresens de ce qu’aurait dû être le pouvoir d’une réelle hyperpuissance soucieuse d’exercer son hégémonie par le consensus que suscitent ces actions. Elle a abouti aux désastres politiques, diplomatiques, mais aussi militaires que l’on peut observer aujourd’hui en Libye et en Syrie, comme on avait pu les observer hier en Irak et en Afghanistan. Le constat désormais s’impose. La « puissance dominante » du « premier » xxie siècle est aujourd’hui à la fois contestée et largement décrédibilisée. Une partie de son discours a volé en éclat, ce qui, dans un monde hypermédiatisé, est une défaite aussi importante que celles infligées par les armes.
Retour vers le futur ?
D’anciennes puissances se sont relevées, comme la Russie, tandis que d’autres sont en passe de s’affirmer, en Inde et en Chine. L’imperium agonise avant même que d’être né. Les désastres induits par la politique américaine ont produit leurs effets. Sans le tournant néoconservateur de la politique américaine et l’échec de ce dernier, il y avait peu de chances que les liens entre la Russie, la Chine et les pays d’Asie centrale se cristallisent dans l’Organisation de sécurité de Shanghai, première organisation de sécurité internationale post-guerre froide. Il y avait aussi peu de chance que, sur la base de l’OSC se constituent le groupe des BRICS, groupe qui a tenu un nouveau sommet à Goa dans les premier jours d’octobre 2016.
On dit souvent que les BRICS seraient sur le déclin, que les différences de visions et d’intérêts en leur sein les minent. Mais, rien n’y fait. Toutes les conjectures tablant sur leur hétérogénéité notamment entre deux puissances néo-communistes et trois puissances « démocratiques » sont régulièrement désavouées par les faits. On voit s’affirmer ce qui devient un nouveau Forum mondial, un Forum alternatif à l’hyperpuissance américaine, elle-même sur le déclin, et ce alors que la tentative des altermondialistes de constituer aussi une alternative a quasiment disparu. La force des BRICS tient en ce qu’ils ont trouvé un dénominateur commun. L’opposition tant aux Etats-Unis qu’à la domination occidentale sur les institutions de l’après-guerre, celles de Bretton-Woods notamment – FMI en tête – les soudent. Sur le plan géopolitique, on notera que la déclaration finale tranche fortement avec celles des récents sommets du G7 mais aussi de celle du dernier G20 qui s’est tenu en Chine en octobre à Hangzhou. Sur la Syrie, ensuite, où le « terrorisme » est clairement ciblé, et où l’on sous-entend que Daech, serait émanation des Etats-Unis et de l’Arabie saoudite. On doit aussi noter l’insistance de faire de l’ONU le seul arbitre légitime des conflits internationaux avec un soutien appuyé à l’Inde, au Brésil et à l’Afrique du Sud pour obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité de l’institution. On retiendra aussi la demande désormais explicite que les Européens cèdent deux sièges au FMI. Bref, un bilan important sur le plan politique, qui vient accompagner des mesures toutes aussi importantes en économie.
En fait, nous sommes renvoyés ici à la fin du duopole qui structurait le monde de la « guerre froide » et qui apparaît aujourd’hui comme une anomalie historique. Depuis le traité de Westphalie, et même bien avant en réalité, le « monde », qu’il soit occidental ou que l’on considère le « monde » sous son angle planétaire, a toujours été multipolaire. Nous revenons aujourd’hui vers la situation normale des relations internationales, celle qui prévalait dans années 1920 et 1930.
Les fondements d’une possible coopération internationale
On peut considérer, comme le fait Francis Fukuyama, que la sécurité internationale est un bien public. En déduire cependant une légitimation de l’interventionnisme unilatéraliste américain suppose de démontrer dans le même mouvement que cet interventionnisme est bien créateur de sécurité (et on peut en douter depuis l’expérience en Afghanistan et en Irak et ses avatars par procuration en Libye) et que la notion de « sécurité internationale » est réellement commune à tous les acteurs du jeu mondial.
Il en va de même avec la « globalisation » ou « mondialisation ». Le mot recouvre des réalités différentes, voire contradictoire suivant les pays. Loin d’être un « mouvement » qui relèverait d’un ordre naturel, elle a été une politique poursuivie par certains Etats. Elle était fort contestable au début des années 2000. Elle est aujourd’hui ouvertement contestée, comme on peut le voir dans la contestation importante qui monte contre les différents traités de libre-échange, que ce soit celui entre l’Union européenne et le Canada (le CETA) ou celui entre les Etats-Unis et l’Union européenne (le TAFTA). Il est d’ailleurs intéressant de constater que les travaux soit disant scientifiques utilisés pour légitimer les précédents accords ont été contestés quant aux bases mêmes sur lesquelles ils avaient été réalisés.
Le capitalisme ne s’est pas développé en un jour sur l’ensemble du globe. Il a conquis progressivement une partie de l’Europe, puis, avant même de s’étendre à l’ensemble du continent, est parti, porté par le couple du cargo et du navire de guerre, s’ouvrir de nouveaux marchés. Le développement mondial du capitalisme, c’est l’histoire de vagues successives d’entrées dans le monde marchand et salarial et dans l’industrie. Alexandre Gerschenkron a montré de manière définitive comment ce processus par vagues induisait des rapports de forces spécifiques entre pays « premiers » et pays « seconds » et comment ces rapports de forces incitaient les « seconds » à adopter des formes du capitalisme différentes de celles des « premiers ». C’est la réaction des États-nations, menacés pour certains dans leur puissance et pour d’autres dans leur existence même par les pays « premiers », qui a engendré le développement mondial du capitalisme. Il ne faut chercher ici nulle rationalité économique. Si les élites japonaises ou russes se décident pour d’ambitieuses réformes structurelles entre 1860 et 1880, ce n’est pas parce qu’elles sont convaincues de la nécessité théorique du capitalisme. C’est pour sauver leur peau, à travers la survie de l’État-nation qu’elles contrôlent. La relation entre puissance économique et puissance politique, parce que nous sommes à un moment historique où les cartes sont rebattues, redevient une question centrale. L’économie est alors un instrument de projets politiques et stratégiques, et les marchés mondiaux des espaces de confrontation et non d’harmonisation.
Fondamentalement, l’idée que nous aurions retrouvé une tendance à une intégration par le commerce se révèle ainsi être un mythe. Ceci a été montré par Paul Bairoch et Richard Kozul-Wright dans une étude systématique de ces flux qui a été réalisée en 1996 pour la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Il n’y a donc jamais eu un « âge d’or » de la globalisation, qui se serait terminé avec la Première Guerre mondiale et qui aurait été suivi d’une longue période de repli, avant de connaître un renouveau depuis les années 1970. C’est bien toute l’image d’une marche que l’on voudrait harmonieuse vers le « village global » qui s’en trouve profondément mise en cause. Ce débat a continué dans la période récente et ses résultats ont été les mêmes. Conservons cependant, pour l’instant, l’image qui nous est fournie par Rodrik et Rodriguez. La poussée vers une plus grande ouverture n’a pas été favorable au plus grand nombre.
Des principes universels ?
Cet enlisement américain a aussi des conséquences redoutables et dramatiques dans le domaine des représentations. Pour avoir pendant plusieurs décennies instrumentalisé des valeurs universelles, ce que l’on appellera pour faire court les « droits de l’homme », l’hyperpuissance américaine est en train de les entraîner dans son déclin. Il n’y a rien de plus destructeur pour des notions comme démocratie, liberté ou droits de l’individu que de vouloir les imposer à la bombe à fragmentation et au napalm. On peut le regretter, mais une partie du discours à vocation universaliste porté par la pensée née des Lumières est aujourd’hui en crise. Son rejet dans des régions toujours plus nombreuses du globe n’est pas un simple phénomène de réaction culturelle ou de résistance des dictatures. Ce discours est aujourd’hui, en bonne partie, discrédité et invalidé. On le doit avant tout à son instrumentalisation à des fins politiciennes et impériales. Mais on le doit aussi, et il faut avoir le courage de s’en rendre compte, aux limites propres de ce discours, qui ont été révélées et activées dans le processus d’instrumentalisation. Nous devrons soit en faire notre deuil, soit, si nous tenons réellement à défendre des principes universalistes, en repenser les fondements.
De ce point de vue, le discours qui fut prononcé par le président Vladimir Poutine en février 2007 à Munich mérite encore d’être cité analysé avec précision. Car Vladimir Poutine est le dirigeant politique qui a certainement tiré avec le plus de cohérence les leçons de ce qui s’est joué entre 1991 et 2005. Faute d’une base morale et éthique permettant de faire disparaître le politique des relations internationales, ces dernières ne peuvent être gérées que par le principe fondamental du droit international, soit la règle d’unanimité et de respect des souverainetés nationales. Or, constate le président russe, les États-Unis tendent à transformer leur droit interne en droit international alternatif. Il en découle que la vision politique de l’environnement international qui caractérise Vladimir Poutine et ses conseillers est ainsi nettement plus pessimiste que celle de ses prédécesseurs. Ce pessimisme incite donc le pouvoir russe à souhaiter une réhabilitation rapide des capacités du secteur des industries à fort contenu technologique et de l’armement. La politique économique devient alors pour une part déterminée par l’analyse de la situation internationale. La Chine, quant à elle, n’aspire pas à être un compétiteur global, et elle est très à l’aise avec l’idée d’un monde multipolaire. Mais la politique américaine – et celle de certains des alliés des États-Unis – peut rendre inévitable pour la Chine le choix d’une posture de contestation globale de l’ordre du monde, dans la mesure où ses dirigeants verraient dans une telle posture la seule garantie contre ce qu’ils perçoivent comme des menaces stratégiques.
Note:
[1].Cette dernière n’est pas nouvelle. Israël et l’Afrique du Sud furent déjà des proliférateurs clandestins dans les années 1970 et 1980, même si l’Afrique du Sud s’est par la suite dénucléarisée.
- Source : RussEurope