Paul Moreira répond aux critiques sur son film
« Ukraine : les masques de la révolution » : réponse aux critiques
Quand j’ai commencé cette enquête sur l’Ukraine, j’ai découvert avec sidération à quel point le massacre d’Odessa en mai 2014 avait disparu des mémoires… 45 personnes tuées dans un incendie au coeur d’une grande ville européenne en plein milieu du XXIème siècle. Tout avait été filmé par des dizaines de caméras et de téléphones portables. Autour de moi, personne ne s’en souvenait.
45 Ukrainiens d’origine russe sont morts dans l’incendie d’un bâtiment provoqué par les cocktails Molotov de milices nationalistes ukrainiennes.
Après une rapide recherche, je découvrais que l’évènement n’avait pas été censuré. Il avait été abordé, évoqué, mais jamais enquêté. Comme s’il gênait.
Pourquoi ? Probablement parce que les victimes étaient d’origine russe. Ces victimes étaient rapportées comme des « personnes », sans qu’on sache qui elles étaient, qui les avaient tuées et pourquoi elles étaient mortes. Des « personnes » qui n’étaient personne.
Pour qu’on parle de ces morts, il aurait fallu que nos démocraties s’en émeuvent un peu, officiellement, solennellement. Des réactions fortes des chancelleries. Des communiqués des ministères des Affaires Etrangères. Et après l’invasion russe de la Crimée, les populations russophones, dans ce conflit, allaient garder le mauvais rôle.
Qu’est ce qui s’est passé ce 2 mai 2014, à Odessa ? Je l’ai découvert après avoir visionné des heures d’images, interviewé des dizaines de témoins, retrouvé des victimes et des agresseurs, croisé les récits jusqu’à obtenir une relation des faits qui fasse sens de cette furie. Précision importante : je n’ai interviewé et diffusé que les témoins directs des faits, les gens que je voyais à l’image, cela me permettait de filtrer un peu les exagérations et les mensonges qui naissent toujours, du côté des attaquants comme des victimes. Le résultat de ce travail minutieux est au coeur du film qui est diffusé lundi soir par Canal+.
Lors de mon enquête sur ce massacre à bas bruit, j’ai vu l’importance des milices nationalistes. Elles étaient en première ligne dans les combats de rue à Maïdan, puis s’étaient formées en bataillons pour aller combattre à l’Est les troupes russes. Mais ces bataillons ne s’étaient pas dissous dans l’armée. Ils ne s’imposaient pas la même discipline. Ils pouvaient servir de supplétifs au gouvernement. Ou bien s’ériger en police parallèle. Et, oui, dans leurs rangs, les signes d’une idéologie néo-nazie étaient patents.
Mon enquête allait à l’encontre de la narration communément admise. Je savais que j’allais rencontrer une opposition virulente, qu’on allait m’accuser de faire le jeu de Poutine, de reprendre des éléments de sa propagande. Je ne m’attendais pas à tomber sur autant de déni, frisant parfois l’hystérie. Sur un site ukrainien, je suis qualifié de « terroriste » à la solde des services secrets russes. On demande l’interdiction du film. Et même l’ambassadeur d’Ukraine fait pression sur Canal+. C’est ce qui m’étonne le plus. Car il me semble que l’Ukraine doit de toute urgence se poser la question de ces groupes paramilitaires. Ils sont, comme l’affirme le film, la plus grande menace pour la démocratie ukrainienne.
Renoncer à dire ce que l’on sait parce que « ça fait le jeu de la propagande » russe, c’est soi-même devenir un propagandiste. On omet. Pas parce qu’on est menteur mais parce qu’on est pétri de bonnes intentions. Ne jamais oublier : de ces renoncements, naissent les pires théories du complot.
En France, les accusations sont venues principalement de deux blogs militants et d’un papier inhabituellement violent du journaliste chargé de l’Ukraine au Monde, Benoit Vitkine. Dans les trois publications, les arguments se ressemblent. Je n’ai pas assez nuancé ma perception de l’extrême-droite, elle va du néo-nazi brun-foncé, au beige clair du nationalisme. J’ai exagéré l’importance de ces groupes paramilitaires armés de kalachnikovs et parfois de tanks. Je n’ai pas assez souligné leur rôle héroïque dans leur combat contre les Russes. J’ai exagéré l’influence des Américains dans le changement de régime.
Et puis on met en cause certaines erreurs factuelles.
Je vais tenter d’y répondre ici.
Pour mettre en cause la rigueur de mon documentaire Benoit Vitkine ne cite qu’un seul exemple. Il m’accuse d’avoir sorti de mon imagination la fabrication d’une nouvelle génération de chars par le bataillon nationaliste Azov (pour lequel il semble nourrir une indulgence attendrie). C’est pourtant le cas. Et André Biletsky, le chef du bataillon, m’en a fait l’éloge avec beaucoup de fierté. 1,20 m de blindage à l’avant et des caméras vidéo en guise de pilotage. On peut trouver les détails techniques de ces nouvelles bêtes de guerre ici.
Par ailleurs, Benoit Vitkine ne l’ignore pas, André Biletsky vient de l’extrême droite la plus radicale. Son poids électoral est faible (il est député tout de même) mais son poids en acier et en hommes aguerris est fort.
Ensuite, Benoit Vitkine insinue, sans rien citer à l’appui, que mon propos serait de mettre en lumière « l’installation d’un nouveau fascisme en Ukraine. » Vitkine doit être sacrément en colère pour écrire des choses pareilles. Je n’ai jamais dit que le fascisme s’était installé en Ukraine. La phrase clé de mon doc est : « La révolution ukrainienne a engendré un monstre qui va bientôt se retourner contre son créateur. » Puis je raconte comment des groupes d’extrême droite ont attaqué le parlement et tué trois policiers en aout 2015. Jamais je n’ai laissé entendre qu’ils étaient au pouvoir. Même si le pouvoir a pu se servir d’eux.
Le seul « bon point » que veut bien me décerner Benoit Vitkine, c’est d’avoir travaillé sur le massacre d’Odessa, un « épisode souvent négligé ». Je ne vous le fais pas dire, cher confrère…
Anna Colin-Lebedev tient un blog sur le site Mediapart. Elle, en revanche, me reproche justement mon traitement du « drame » d’Odessa. Elle prend un soin précautionneux à ne jamais écrire le mot « massacre », « tuerie », à ne jamais nommer précisément la sauvagerie de ces meurtres. Anna Colin-Lebedev affirme que ce « drame » donc n’est pas passé sous silence du tout. Et comme unique preuve, elle pose en référence des papiers publiés… un an après les faits. Ceux du Monde (de Benoit Vitkine) et de The Economist.
Un blogueur Olivier Berruyer, s’est livré à l’analyse des titres dans les jours qui ont immédiatement suivi le massacre. Cette analyse est disponible sur son site.
Anna Colin-Lebedev me reproche un récit « centré sur les larmes des victimes ». C’est vrai, j’ai donné la parole à une mère de famille qui avait perdu son fils de 17 ans, Vadim Papura. Elle m’a parlé avec réticence, elle était certaine que je ne garderais pas ses déclarations, que l’Occident ne se souciait pas de leur sort.
Je donne la parole aussi à des nationalistes ukrainiens dont certains avouent même un remord. J’ai interviewé les témoins directs de tout bord.
D’après Anna, tout est de la faute de la police, pas suffisamment efficace. C’est là dessus que le film aurait du se concentrer, affirme-t-elle. Pas sur les miliciens qui lancent des cocktails Molotov sur le bâtiment ou achèvent les blessés à terre. Pas sur le fait qu’aucun de ces tueurs n’a fait de prison et que le gouvernement ukrainien a saboté toute enquête judiciaire, comme le rappelle le papier de The Economist qu’elle a la bonté de citer en référence mais qu’elle n’a peut-être pas pris le temps de lire.
Voilà pour l’essentiel des critiques concrètes.
Après, on descend dans le minuscule.
Ainsi, Anna Colin-Lebedev me dit que j’évoque la présence du symbole d’Azov à Maïdan alors que le bataillon n’était pas encore créé. Il sera formé 3 mois plus tard. Certes, mais pour moi, c’est juste un changement de nom : leur symbole est partout à Maïdan, c’est celui du groupe Patriotes d’Ukraine; c’est le même chef, Biletzky, les mêmes hommes et ils se transformeront en bataillon militaire pour aller combattre à Marioupol. Donc, pour des raisons de clarté, j’ai pris la décision éditoriale de ne pas rentrer dans ce niveau de détail. Et ce fameux symbole, ça n’a pas l’air d’émouvoir mes critiques, est emprunté à une division SS, Das Reich.
Igor Moisichuk, d’après Anna Colin-Lebedev, n’était pas porte-parole du Pravy Sektor. Pourtant, il était présenté comme tel dans ce débat télévisé.
Igor est une figure des groupuscules nationalistes qui naviguait entre Azov et Pravy Sektor mais c’était surtout un escroc qui jouait pour son compte personnel. Il a fini par rejoindre le parti Radical et il a été emprisonné, devant notre caméra, après avoir extorqué 100 000 Krunas à un gars de son parti.
Dans le blog « Comité Ukraine » tenu par Renaud Rebardy, je suis accusé de ne pas signaler que le bataillon Azov avait intégré l’armée régulière.
Renaud Rebardy, aura mal entendu et surtout mal compris la nature des relations entre Azov et le gouvernement ukrainien.
Voilà le verbatim du commentaire tiré du film quand je rencontre Azov :
« Officiellement, cette brigade obéit à l’armée nationale ukrainienne. Et pourtant, nombre d’entre eux restent masqués ».
Et voilà ce que me dit leur chef André Biletsky sur leurs moyens :
« – Bon, si on parle finances, en ce qui concerne l’armement, il nous est fourni par l’Etat ainsi qu’une partie de notre équipement. Tout le reste est le fruit du travail des activistes parmi lesquels il y a des petits et des moyens businessmen qui investissent de l’argent et qui rendent tout cela possible ».
Lors de l’interview et dans des propos que j’ai finalement coupés au montage, Biletsky profère une menace voilée contre le gouvernement qu’il juge trop corrompu. La subtilité de Azov c’est qu’ils sont officiellement dans l’armée mais qu’ils gardent une grande marge d’autonomie.
Ensuite, Renaud Rebardy affirme qu’il n’a « jamais été question » de supprimer le russe comme langue officielle dans 13 régions ukrainiennes.
Les faits : le parlement ukrainien l’a proposé le 23 février 2014 et dès le lendemain la guerre démarrait. Les populations russophones s’inquiétaient pour leur avenir et Poutine en profitait pour déclencher des manoeuvres militaires. Le 28 février, le président ukrainien abroge la mesure. Mais c’est trop tard, le diable était sorti de la boite.
Renaud Rebardy, toujours, m’accuse de signaler que la nouvelle ministre des Finances ukrainienne est une ancienne diplomate américaine.
Natalie Jaresko a été naturalisée ukrainienne en décembre 2014 pour entrer au gouvernement.
Elle a travaillé d’abord comme diplomate au State Departement, spécialisée dans les pays de l’Est, de 1989 à 1995 mais par la suite, elle a maintenu un lien fort avec le gouvernement américain puisqu’elle a pris la présidence du Western NIS Enterprise Fund (WNISEF), un fond d’investissement chargé d’investir de l’argent d’une agence d’état américaine (USAID) dans l’économie ukrainienne. Elle y restera jusqu’à sa prise de poste au gouvernement ukrainien (en plus du fonds d’investissement privé qu’elle dirigeait : Horizon Capital).
C’est pas banal, non ?
Benoit Vitkine m’accuse de signaler que les nouveaux ministres de l’Economie sont « pro-business ». C’est pourtant de cette politique qu’ils se revendiquent : « agressivement pro-business », j’ai ça dans mes rushes. Et ça se traduit, par exemple, par une multiplication par quatre des prix du gaz. Entre autres.
Rebardy m’accuse aussi d’être trop sévère avec Oleg Tiagnibok, le chef de Svoboda. Je dis de lui : « Historiquement, il appartient à la mouvance néo-nazie ».
Cet homme a maintes fois déclaré qu’il voulait débarrasser le pays de sa « mafia judéo-moscovite » il utilise assez souvent le terme de » youpin ». Il a par ailleurs été le fondateur du parti social-national (ça vous rappelle quelque chose ?).
Autre critique, venue du blog militant euromaidan : j’ai donné la parole à Alexis Albou, un militant communiste d’Odessa qu’ils accusent d’être homophobe et rouge brun.
Pourquoi j’interroge Albou ? Pas sur ses opinions mais parce que j’ai découvert sur les images amateur sa présence dans le bâtiment d’Odessa, ce fameux 2 mai 2014. Et, je le rappelle, mon dispositif est de retrouver les gens qui sont sur les images et les faire commenter ce qu’on voit. J’essaye d’établir les faits. Et ce qui m’intéressait avec Albou, c’est qu’on le voit sortir intact de la maison des syndicats puis, peu après, à terre, très gravement blessé à la tête.
Qu’est ce qui s’était passé entre les deux ?
Enfin Anna Colin-Lebedev a relevé une phrase écrite dans la présentation du site internet de Premières Lignes qui annonce mon documentaire : « Personne ne s’est vraiment demandé qui ils (les groupes paramilitaires nationalistes ukrainiens) étaient« . Cette phrase est bien évidemment factuellement fausse. Mais si elle a vu le film et écouté surtout, elle sait que cette phrase ne s’y trouve pas. Elle a été écrite pour « vendre » le film sur le site internet de la boite de production et on peut donc l’imputer à un marketing maladroit.
Ceci étant dit. Si on en reste au niveau de la perception publique globale, oui, il est clair que le grand public ne connait ni l’importance des groupes néo-nazis ukrainiens, ni l’existence du massacre d’Odessa. Et cela, parce que cette question a été sous-traitée (ce qui est différend de : pas traité du tout). On sait, un peu, que du côté russe, des nationalistes d’extrême droite sont allés combattre dans le Donbass. Mais moins de l’autre bord.
Pour conclure, j’invite tout le monde à regarder le film, lundi soir sur Canal+ et de se faire son jugement sur pièces. Car, sur les réseaux sociaux, les gens qui m’insultent et me menacent sont précisément ceux qui n’ont pas vu le documentaire. Ils l’ont imaginé. La foi est une drogue puissante.
- Source : Premières lignes TV