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Lundi, 23 Déc. 2024

Les médias dominants et l’Ours

Auteur : Michael Jabara Carley-Traduction Diane-le Saker Francophone | Editeur : Walt | Mardi, 03 Nov. 2015 - 19h33

Je suis professeur d’histoire et je donne des cours, parmi d’autres sujets, sur la Russie et l’URSS. J’essaie d’expliquer à mes étudiants comment les Russes se voient eux-mêmes et voient leur histoire, et comment les médias dominants occidentaux (Mainstream Media – MSM dans l’acronyme internet) présentent la Russie à leurs lecteurs. Bien sûr, la cible principale des MSM est le président russe, Vladimir Poutine, mais la Russie en est aussi une.

Comment est-ce possible ? Après l’effondrement de l’URSS en 1991, la Russie était à genoux, son économie était détruite par des Russes aspirant à devenir des Occidentaux, dits libéraux, qui lui appliquaient des traitements de choc. L’idée était de désintoxiquer rapidement les Russes du socialisme, mais les libéraux ne sont parvenus qu’à ruiner l’épargne personnelle des Russes ordinaires qui ont perdu leurs économies deux fois au cours des années 1990. Peu importe, c’est le prix à payer, ont conseillé les MSM, si vous voulez être comme nous à l’Ouest. Et qui ne voudrait pas nous ressembler ?

Le président Boris Eltsine, qui est arrivé au pouvoir en démembrant l’URSS, était présenté en Occident comme un héros. En fait, il jouait le fou du roi du président Bill Clinton. «Ce bon vieux Boris», a dit Clinton lorsque Eltsine a lancé des chars contre la Maison Blanche russe [le parlement, NdT] en 1993 et a truqué les élections en 1996 avec l’aide de l’ambassade des États-Unis à Moscou. Vous faites ce que vous avez à faire, auraient commenté des responsables du gouvernement américain. Eltsine a conservé son pouvoir, pour autant qu’il en ait eu un, manifestant sa gratitude envers les États-Unis en se comportant comme le pote de Clinton lorsqu’il s’est rendu à Washington. C’était de l’excellent matériel pour les MSM, mais pas si excellent vu de Moscou. Vous vous souvenez du premier film de la série des Star Wars, lorsque la princesse Leia est capturée par la méchante limace géante, Jabba le Hutt, qui la tient en laisse ? Eltsine n’était certainement pas la superbe princesse Leia, mais la laisse était bien réelle.

Être dépendant des États-Unis n’a jamais rien rapporté à Eltsine au-delà de sa survie personnelle. Pendant ce temps, un allié de longue date de l’Union Soviétique (et allié de l’Occident aussi), la Yougoslavie, a été détruite par l’Otan. Vous vous souvenez de l’Otan, n’est-ce pas, censément organisée comme défense contre l’URSS, mais qui s’est tournée ensuite vers l’agression au nom d’un devoir de protéger bidon. Il n’y a eu aucune gratitude – je fais le commentaire en passant – pour le rôle de la Serbie pendant la Première Guerre Mondiale et celui de la Yougoslavie pendant la Seconde Guerre Mondiale, ou pour la déclaration d’indépendance du maréchal Josip Broz Tito à l’égard de Staline. C’est sûr, la gratitude n’est pas une valeur dans les relations entre États.

Le gouvernement américain a dû être incertain quant à sa capacité de tenir la Russie avec la laisse de Jabba parce que l’Otan s’est vue confier la nouvelle tâche d’encercler la Russie, en s’étendant vers l’est, contrairement aux engagements de ne pas le faire pris envers le dirigeant soviétique Mikhail Gorbachev, un autre favori des médias dominants. Ce devait être un nouveau cordon sanitaire, bien que personne ne l’appelle comme ça.

Enfin, Eltsine a démissionné à la fin de 1999. Vladimir Poutine a été élu à la présidence l’année suivante, et il s’est appliqué à intégrer la Russie, politiquement et économiquement, dans l’Europe. En dépit de tous les efforts de Poutine auprès du président des États-Unis George W. Bush, les relations de la Russie avec l’Occident n’ont pas abouti. Comme l’un de mes étudiants l’a découvert en réalisant un mémoire de Master sur les MSM et Poutine, le président russe était caractérisé dès le début comme un ancien officier du KGB, qui voulait faire renaître l’URSS, l’idée la plus éloignée de l’esprit de Poutine. Des caricatures politiques le montraient avec des marteaux et des faucilles dans les yeux, ou se transformant en Staline. Un autre le montrait apportant un petit déjeuner au mausolée de Lénine, et disant : «Réveille-toi, putain, réveille-toi, Vladimir Ilitch».

Comment l’Occident (lire les États-Unis) a-t-il pu représenter Poutine de manière aussi fausse, et pourquoi ? Pour une chose, Poutine ne voulait pas se coucher aux pieds de Jabba le Hutt. Il s’est employé à restaurer la force économique, politique et militaire de la Russie. L’Europe occidentale a rarement été à l’aise avec une Russie forte. La russophobie occidentale date en fait depuis au moins le début du XIXe siècle. Un dirigeant assuré et d’esprit indépendant à Moscou est le dernier Russe que les MSM voudraient embrasser. Poutine est l’éléphant, ou plutôt l’ours dans le magasin de porcelaine. L’homme de pouvoir occidental craint et hait les autres soumis qui sortent des rôles de serviteurs courbés qui leur ont été assignés.

La Russie veut la guerre. Regardez comme elle a mis ses frontières à côté de nos bases militaires

Poutine a commencé à parler trop franchement d’agression lorsque les États-Unis ont envahi l’Irak en 2003 sous un prétexte bidon et ont financé les révolutions de couleur en Géorgie et en Ukraine en 2003 et 2004. Poutine n’a pas non plus aimé lorsque le président Bush est sorti du traité ABM à la fin de 2001, alors même que Poutine essayait de lier des amitiés.

Nous devons nous prémunir contre l’Iran, disait Bush. Il n’y a aucune menace de la part de l’Iran, insistait Poutine, il n’y en a jamais eu. Les Russes soupçonnaient que l’Iran était seulement une couverture pour renforcer l’encerclement de la Russie par l’Otan (lire les États-Unis). Il y a maintenant un accord avec l’Iran sur les questions nucléaires, mais le développement et le déploiement des missiles antibalistiques continue allègrement. Les soupçons de la Russie à l’égard des États-Unis semblaient fondés.

Poutine a aussi osé défier l’élément principal de l’idéologie politique américaine, l’exceptionnalisme états-unien. Les États-Unis sont la nation exceptionnelle, c’est l’idée, la cité qui brille au haut de la colline, destinée à imposer ses valeurs et ses intérêts aux autres peuples et nations, pour leur propre bien, qu’ils le veuillent ou non.

Une chose qu’on peut dire à propos des MSM, c’est qu’ils n’aiment pas voir critiquer leurs mythes. «Nous sommes un empire maintenant, a dit Karl Rove, l’un des néocons de Bush junior, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité». Les MSM, aurait-il pu ajouter, servent de porte-voix de l’Empire, renforçant les nouvelles réalités, exactement comme c’est dépeint dans le roman 1984 d’Orwell. Le problème était, et est encore, que ces réalités ne sont pas la réalité pour la plupart des autres peuples vivant hors des États-Unis et de leurs États vassaux. Qui se soucie de ce qu’ils pensent, a commenté en effet Rove, nous allons créer de nouvelles réalités, «et à vous, vous tous [là-bas], il ne restera qu’à étudier ce que nous faisons».

C’était de « l’autodéfense »

Regardons la brève confrontation entre la Russie et la Géorgie en 2008. Le président géorgien, Mikhaïl Saakachvili, une marionnette couarde des États-Unis, a envoyé ses soldats en Ossétie du Sud, pensant qu’il pourrait l’occuper avant que la Russie ne réagisse. Il s’était trompé et l’armée géorgienne a été écrasée. Les médias dominants ont traité la riposte comme un acte d’agression russe. Le proverbial ours russe est devenu l’image favorite des caricaturistes américains. L’un d’eux a représenté l’ours rongeant un os appelé Géorgie en surveillant un minuscule Bush Jr., comme s’il disait : vous ne pouvez pas faire en Géorgie ce que vous avez fait en Irak. Un autre ours tient la Géorgie dans sa gueule comme s’il allait l’avaler. C’est une image omniprésente en Occident. Les caricaturistes américains semblent vouloir inciter leurs dirigeants à la bagarre en dessinant un grand ours russe grognant contre le tout petit Bush Jr. ou le minuscule Barack Obama. «Qu’allez-vous faire avec ça ?» demande le méchant ours.

Bien sûr, l’agresseur en Ossétie du Sud était Saakachvili, encouragé par ses nounous américaines. Vous pouvez le faire si vous agissez assez rapidement, semble avoir été l’idée des Américains. Pour être honnête, tous les caricaturistes occidentaux n’avaient pas emboité le pas à propos de la Géorgie, mais ce n’a pas été long avant que la plupart d’entre eux rentrent dans le rang. Si vous avez le moindre doute, faites seulement une recherche sur internet.

L’Occident n’a pas aimé les critiques de Poutine à l’égard de l’agression de l’Otan contre la Libye en 2011 – y a-t-il un autre mot pour ça ? – et le lynchage de son dirigeant Mouammar Kadhafi. Dans une scène grotesque, la secrétaire d’État Hillary Clinton, semblable à un vampire assoiffé, jubilait sur les images de son cadavre ensanglanté. Poutine a traité l’attaque de l’Otan de «démocratie des frappes aériennes». C’était une métaphore saisissante pour l’hypocrisie occidentale. Il n’y a pas de démocratie dans la Libye autrefois prospère, seulement ruines, chaos et groupes déchaînés de djihadistes salafistes violents. Merci à l’Otan, elle s’est frayé un chemin en Syrie et en Irak. Les MSM critiquent par ailleurs la Russie pour son soutien à la résistance de la Syrie contre les monstres de Frankenstein occidentaux, si souvent employés, depuis la guerre soviétique en Afghanistan jusqu’à aujourd’hui, pour renverser des gouvernements laïques indépendants au Moyen-Orient ou en Asie. Si seulement les djihadistes étaient restés en Syrie et n’étaient pas arrivés en Irak pour créer un État islamique (EI). En envoyant des unités de l’armée de l’air russe en Syrie, Poutine a démasqué les États-Unis et leurs vassaux soutiens des membres modérés d’EI. Il n’y a pas de djihadistes modérés, bien sûr ; ils sont une invention américaine. Poutine a parlé de bluff occidental et invité en effet les États-Unis à se tourner contre leurs propres alliés djihadistes. Ce ne sera pas un virage facile à prendre à Washington. Les vieilles habitudes ont la vie dure.

Là où la Russie défend le processus démocratique

Le seul développement qui a vraiment déclenché la fureur des médias dominants contre Poutine et la Russie est la crise en Ukraine. Pour l’Occident, c’est la faute de la Russie, l’agression de la Russie, en particulier la réunification avec la Crimée, oubliant que les États-Unis et leurs satellites de l’Union Européenne ont déclenché la crise actuelle en soutenant un coup d’État fasciste violent à Kiev. Faites une recherche sur Internet : l’image du dangereux ours russe est omniprésente. Il a menacé les Criméens pour qu’ils votent en faveur de la réunification avec la Russie. Jusqu’où pouvez-vous aller dans l’absurde et loin de la réalité ? Comme si les Criméens voulaient embrasser la junte fasciste de Kiev.

L’ours russe est aussi montré en train de manger un poisson nommé Ukraine. «Je me sentais menacé», grogne l’ours, coiffé d’une ouchanka [un chapeau traditionnel russe, dit aussi chapka, chapeau, NdT] décorée du marteau et de la faucille.

Pourtant un autre ours, montrant ses dents acérées, offre des chocolats Valentine à une babouchka nommée Ukraine de l’Est. «Sois à moi… sinon», dit la légende. Le message est si scandaleux qu’on se met à rire. Mais après réflexion, cette image n’est pas drôle du tout car elle montre jusqu’où les médias dominants ont inversé la réalité.

Ensuite il y a un Time récent, qui pourrait être encore plus MSM que le Time magazine, qui déplore «la dangereuse montée des faucons du Kremlin», ceux qu’on appelle les siloviki, des fonctionnaires puissants, comme s’il n’y avait pas de types de ce genre dans les gouvernements occidentaux. Si l’hôpital se moquait de la charité, ça donnerait ça. Ces nouveaux méchants de Moscou «dominent la vie politique en Russie», selon le Time, «[et]… contribuent […] à une atmosphère paranoïaque et agressive». Time nous offre un véritable dictionnaire de clichés occidentaux grotesques sur la Russie. Le mégaphone de l’agresseur que sont les médias dominants accuse l’autre de l’agression, c’est un vieux truc d’ailleurs souvent utilisé par les États-Unis. Quant à la paranoïa, regardez une carte. Qui tente d’encercler qui ? Qui menace qui ? Qui dépense presque autant en armements que tous les autres États réunis ? Ce n’est pas la Russie.

La novlangue orwellienne est maintenant la norme en Occident et tout particulièrement aux États-Unis. Lisez seulement les discours d’Obama. La Russie et la Chine sont des autres mécréants. Cette chosification des adversaires des États-Unis est-elle une préparation à la guerre ? En écoutant Obama, vous ne saurez jamais que les États-Unis ont déclenché un coup État fasciste à Kiev, commis des actes d’agression flagrants contre l’Iran et la Libye, dans d’autres pays, ou qu’ils arment les djihadistes salafistes en Syrie. Les dissidents qui révèlent les mensonges sont ignorés, ridiculisés, noircis. Les lanceurs d’alerte sont emprisonnés. Et Poutine, homme remarquable s’il y en eut, est maudit encore plus que les autres pour oser, comme l’enfant dans le conte de Hans Christian Andersen, révéler que l’empereur est nu. «Est-ce que vous réalisez ce que vous avez fait ?» – a demandé Poutine récemment à l’ONU. Niet, Gospodin Prezident, ils ne réalisent pas. Il était d’usage de dire que la vérité a ses droits, mais je ne suis pas sûr qu’elle les aura, du moins assez tôt pour être quelque chose de plus qu’un sujet de débat entre historiens, comme Karl Rove l’a suggéré, trop tard.

Michael Jabara Carley est professeur d’histoire à l’Université de Montréal.  Il a publié de nombreux ouvrages sur les relations de l’Union soviétique avec l’Ouest. Parmi ses publications, il y a 1939: The Alliance that Never Was and the Coming of World War II (Chicago, 1999) et Silent Conflict: A Hidden History of Early Soviet-Western Relations (Lanham, MD, 2014).  Le professeur Carley travaille à un nouveau livre traitant des relations soviétiques avec l’Ouest et de la formation de la Grande alliance contre l’Allemagne nazie.


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