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Dimanche, 22 Déc. 2024

L'Espagne, royaume des corrompus

Auteur : Mathieu de Taillac | Editeur : Stan | Dimanche, 10 Mars 2013 - 15h49

Une journée ordinaire dans l’Espagne de 2013. Au journal télévisé, les quatre premières informations sont politiques. Dès l’ouverture, l’ex-trésorier du Parti populaire (PP, droite), la formation du chef du gouvernement Mariano Rajoy, est convoqué par le juge. Le PP est accusé d’avoir reçu des financements occultes et d’avoir versé, pendant vingt ans, des “compléments de salaire” à ses dirigeants, sous forme d’enveloppes remplies de billets et jamais déclarées au fisc.

Juste après cette séquence, les caméras suivent l’arrivée au tribunal du gendre du roi Juan Carlos, Iñaki Urdangarín, accusé de détournement de fonds publics (lire notre encadré page ci-contre). Puis on apprend que le procureur accuse Oriol Pujol, dirigeant du parti au pouvoir en Catalogne (Convergència i Unió, CiU, nationalistes de centre droit), de recevoir des pots-de-vin de la part d’entreprises spécialistes du contrôle technique des véhicules. Pour une fois, un autre scandale en cours, autour du think tank du Parti socialiste (PSOE) et de sa collaboratrice fantôme, n’offre rien de nouveau.

Le présentateur rend compte des résultats d’un vaste sondage du Centre de recherches sociologiques (CIS), une institution qui dépend du gouvernement : les deux principaux responsables politiques du pays, Mariano Rajoy et le chef de l’opposition, le socialiste Alfredo Pérez Rubalcaba, inspirent une confiance faible ou presque nulle à plus de 80 % des Espagnols. Juste après la crise et le chômage, la corruption est bien l’autre grand sujet qui inquiète la population.

Au total, plus de 300 responsables politiques sont inculpés à travers le pays. Les trois principaux partis du pays et la famille du chef de l’État sont éclaboussés, sans compter les petits arrangements avec le droit qui minent la crédibilité des élus locaux. Déjà assommés par la violence de la crise économique — près de 6 millions de chômeurs, plus du quart de la population active —, les Espagnols sont abasourdis par la liste des chorizos, dont le sens figuré est synonyme d’escrocs, de pourris. Dans les manifestations, quelle que soit la couleur des cortèges, un slogan fait florès : « No hay pan para tantos chorizos » (“Il n’y a pas assez de pain pour autant de chorizos”).

L’indignation est palpable dans tous les défilés. Les sondages la confirment. Dans une enquête récente du quotidien El País, 60 % des Espagnols doutent que la corruption soit le problème d’une minorité et que “la grande majorité des hommes politiques travaille honnêtement”. Les grands partis ne parviennent même pas à convaincre leurs propres électeurs. Quand on demande à ceux du PP s’ils considèrent que leur formation “réagit de manière appropriée et crédible aux accusations de corruption qui touchent certains de ses membres”, 67 % répondent “non”. La proportion est la même chez les électeurs socialistes.

Les dénégations des personnes accusées par la presse ne semblent provoquer aucun effet. La présomption d’innocence est refusée aux présumés chorizos. Selon le sondage d’El País, 80 % des Espagnols et même 59 % des électeurs de droite considèrent que les dirigeants du PP mis en cause devraient démissionner.

“Démission…” Dans l’affaire Bárcenas, l’ancien trésorier du PP, le mot d’ordre est repris par toute la gauche, des petits partis jusqu’au PSOE, la principale formation de l’opposition, en passant par le mouvement des “indignés”. « Monsieur Rajoy ne peut pas diriger notre pays dans un moment aussi délicat, prévient son chef de file Alfredo Pérez Rubalcaba. Son maintien à la tête du gouvernement ne fait qu’aggraver la crise politique. »

Rubalcaba ne réclame pas pour autant des élections anticipées et ne prépare pas de motion de censure contre le gouvernement Rajoy. Il sait que le PP détient la majorité absolue au Parlement et que la motion n’aurait aucune chance d’aboutir. Il devine aussi que la crédibilité des socialistes sur le sujet est dégradée, car nombre d’entre eux trempent également dans plusieurs possibles affaires de corruption. Comme en Italie avec le mouvement de Beppe Grillo qui a siphonné une partie des voix de la gauche, les “indignés” espagnols pourraient affaiblir le score des socialistes en cas d’élections anticipées.

Les dirigeants espagnols sont-ils tous pourris ? La corruption est-elle spécifique à l’Espagne, comme la paella, la corrida et le flamenco ? Les spécialistes s’interrogent. C’est le cas du journaliste Rafael Aníbal, qui a coordonné un ouvrage répertoriant quelques-uns des pires scandales de corruption et de gaspillage d’argent public de ces dix dernières années (Aquellos maravillosos años, Contintametienes, 2012) : « Il n’existe pas un modèle unique de corruption, dit Rafael Aníbal. Mais on peut parler d’un profil de responsable politique qui doit sa place à la transition politique [à la fin du franquisme, NDLR] et s’est cru hors de portée de la justice. Il y a une permissivité liée au caractère latin, comme le démontrent les points communs avec l’Italie et la Grèce. »

L’ONG Transparency International compare les niveaux de corruption de 176 pays, classés en fonction des témoignages et des perceptions de leurs citoyens. Dans le rapport 2012, l’Espagne est au trentième rang des pays perçus comme les moins corrompus, derrière l’Allemagne (13e), le Royaume-Uni (17e) ou la France (22e), mais devant l’Italie (72e) ou la Grèce (94e). Jesús Lizcano, professeur d’économie financière et président de Transparency International Espagne, affine ces résultats : « Il s’agit d’une enquête annuelle ; si nous l’avions réalisée au cours des trois derniers mois, les réponses seraient sensiblement différentes. »

Rafael Aníbal évoque le rôle particulier de l’urbanisme et de l’immobilier dans le développement de la corruption espagnole. Quand la bulle de la construction gonflait le PIB de l’Espagne, elle alimentait aussi les pratiques malhonnêtes : « C’est cela qui a permis la corruption et l’enrichissement d’un nombre infini de responsables politiques et économiques, explique-t-il. En plein boom urbanistique, des millions d’euros d’argent noir ont permis à des entrepreneurs de payer des hommes politiques pour obtenir des concessions de travaux publics. » Ce que confirme le professeur Lizcano : « La construction, l’immobilier et l’urbanisme concentrent plus d’indices et plus de cas que les autres. Chargées de concéder les permis de construire, les mairies concentrent les possibilités d’échanger des faveurs. »

Les solutions sont à peine ébauchées. À Madrid, le Parlement planche sur une loi de transparence, à la demande du gouvernement. Le Pr Lizcano a été reçu par les députés pour leur faire part de son expertise : « La première chose dont j’ai voulu les convaincre, c’est qu’ils devaient s’inclure dans la loi, raconte-t-il. Ils ne peuvent pas exiger la transparence de toutes les institutions et exclure les partis politiques. » Les parlementaires se seraient montrés très sceptiques : « Il existe une dichotomie entre les deux grands partis, PP et PSOE, et les petites formations, plus réceptives, mais qui ont peu de chances d’accéder au gouvernement. »

Reste l’espoir que les affaires de corruption meurent d’inanition. Alimentés par la spéculation immobilière, la plupart des scandales qui font aujourd’hui surface remontent à plusieurs années, lorsque la crise n’avait pas encore coupé le robinet de la corruption. « En ce moment, il n’y a pas d’argent pour payer les délits, résume Rafael Aníbal, et les Espagnols ont les nerfs à fleur de peau. La question est de savoir ce qui se passera quand la croissance reviendra. J’aimerais croire que nous aurons appris la leçon, mais je n’en suis pas certain. »


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