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Le destin de Hagel, ou l'histoire par les latrines

Auteur : | Editeur : Admin | Samedi, 16 Févr. 2013 - 14h46

Washington, et le Congrès des Etats-Unis d’Amérique plus précisément, font dans l’historique, selon l’histoire avec le plus petit “h” possible ; c’est-à-dire, “de l’histoire” par en-dessous, par le sous-sol ou par les latrines c’est selon. Le blocage de la nomination de Chuck Hagel comme secrétaire à la défense, malgré une majorité de sénateurs (59) ayant voté pour lui, et à cause de la règle de la technique du filibuster (faire obstruction) acceptée si au moins 40 sénateurs votent pour elle, constitue un cas symbolique remarquable de la décrépitude, du pourrissement et de la dissolution de la direction du fantôme hagard et jacassant de la Grande République. Washington, ajoutant le gâtisme à l’hystérie, s’expose au pire du pire, dans le chef de quelques remarquables personnalités, par exemple type-Lindsay Graham : le ridicule.

…C’est en effet la première fois dans l’histoire de la bombastique Grande République qu’un secrétaire à la défense nommé par le président est empêché (sans doute temporairement, certes) d’accéder à ses fonctions par un tel procédé. Si l’on considère l’importance de la fonction, l’importance de l’enjeu, l’importance du processus, l’importance de la puissance (le Pentagone) qui attend son chef, on a assez d’éléments pour mesurer l’effondrement de la gloire du faux-Empire, – avec Tocqueville revu et corrigé, type-“dictature de la minorité” en lieu et place de son contraire. La digne assemblée du Sénat aura du mal à s’en remettre et Kevin Spacey, dans sa superbe série-TV The House of Cards, a quelques nouveaux épisodes à se mettre sous la dent. (Aiguillonnés par le sort de Chuck Hagel, nous reviendrons très vite sur ce formidable travail de critique du cœur du Système que constitue cette série télévisée.)

• Ce 15 février 2013, Antiwar.com fait une synthèse de la situation de la confirmation de Chuck Hagel au poste de secrétaire à la défense. Quelques détails concernant la tactique accordée aux règles complexes du Sénat explique que le résultat définitif est de 58 votes alors qu’en fait 59 sénateurs ont voté une première fois pour la confirmation de Hagel. L’un des votes les plus étonnant est celui de Rand Paul, fils de Ron, qui tourne complètement le dos à la position de son père en votant pour la procédure de filibuster alors qu’il aurait pu faire la 60ème vote évitant un tel déboire. Après les anathèmes d’usage, les direction républicaine et démocrate ont aussitôt assuré que ce vote ne faisait que reculer la nomination au 26 février, date du prochain vote, et qu’il avait eu lieu simplement pour marquer l’opposition des républicains à la nomination de Hagel. (On l’avait à peu près compris.)

• …Pourtant, AOL Defense semblait assurer, le 15 février 2013, que l’affaire n’était pas vraiment conclue et que l’offensive de filibuster pourrait se poursuivre… «Initially, it looked as if a GOP filibuster could be broken. But word from the Hill now is that [Democrat Majority Leader] Reid does not yet have the votes lined up that he needs to complete the 60 votes needed to overcome the GOP tactic. Two votes will make the difference.»

• Russia Today, le 15 février 2013, donne une version plus “dramatisée” de l’événement, que celle qu’ont finalement communiquée les chefs des deux partis dont la tâche essentielle est de nous rassurer sur l’état du Système. RT s’en tient, à cet égard, aux premières déclarations partisanes qui ont été faites juste après le vote, et qui expriment effectivement les sentiments des uns et des autres, même si certains des arguments peuvent être jugés outranciers.

«Republican lawmakers have delayed a vote on Chuck Hagel’s candidacy defense secretary, defying President Obama’s nomination. Democrats decried the Republicans as jeopardizing US national security by delaying Hagel’s appointment. […] Republicans justified their decision by saying they required the release of further information on the September 2012 attack on the US diplomatic mission in Benghazi.

»The Republican move was met with fury by Democrats, who slammed it as “tragic,” and an attempt to obstruct the political process. It was the first time this political tactic had been used to delay the appointment of a US Defense Secretary. “Senate Republicans have made it clear they intend to mount a full-scale filibuster, and block the Senate from holding a final passage vote on Senator Hagel's nomination,” Senate Majority Leader Harry Reid said while addressing the Senate after the vote. He stressed that Republicans were embarking on an attempt at “filibustering while submitting extraneous requests that will never be satisfied.”

»President Obama echoed the anti-Republican sentiment in a question-and-answer session organized by Google+, in which he expressed regret that the politics of the vote “intrudes at a time when I'm still presiding over a war in Afghanistan.” “My expectation and hope is that Chuck Hagel, who richly deserves to get a vote on the floor of the Senate, will be confirmed as our defense secretary,” Obama said.»

Nous ne prévoyons certainement pas que le cas Hagel se développe en une crise ouverte et paroxystique au Congrès, et entre le Congrès et le président, – même si cette possibilité ne peut être écarté en aucun cas, cela dépendant d’événements et surtout d’une évolution psychologique que nous ne pouvons prévoir. Nous nous en tenons à l’observation des événements tels qu’ils ont eu lieu, non sans noter que ce délai d’une semaine de vacance du Congrès et le prochain vote sur le cas Hagel fixé seulement au 26 février donnent beaucoup d’espace temporel pour le développement “d’événements et surtout d’une évolution psychologique” qui pourraient effectivement transformer le flux de cette affaire. Quoi qu’il en soit, il reste qu’il s’est passé ce qui s’est passé, qui n’a d’ailleurs pas fait l’objet d’une publicité extraordinaire, – comme c’est le cas pour tout événement qui présente une dimension symbolique importante de la situation courante. On ne s’attardera pas non plus à démontrer les attendus, du fait de leur caractère d’évidence, qui font de cet événement quelque chose d’assez important et de spécifique pour nourrir précisément cette dimension symbolique.

Ce qui doit rester, c’est le constat que cette institution qu’est le Congrès a démontré dans ce cas qu’elle était soumise aux pressions et aux courants les plus bas possibles, malgré qu’il s’agisse d’une atteinte directe au bon fonctionnement du Système dans un domaine particulièrement sensible et essentiel pour sa puissance. Depuis l’annonce à la mi-décembre 2012 de la nomination de Hagel après celle du départ volontaire pour raisons personnelles (son âge) de l’actuel secrétaire à la défense Panetta, le département de la défense, le Pentagone, est véritablement sans direction alors qu’il se trouve dans une situation de crise structurelle exacerbée par la crise conjoncturelle de la séquestration et de ses aléas. Cette vacance du pouvoir est sans aucun doute un acte dangereux d’irresponsabilité du point de vue du Système, et d’autant plus dangereux que des décisions importantes sont prises au Pentagone par nécessité et qu’elles le sont non pas sous l’impulsion d’une autorité légitime que Panetta n’a plus mais au nom des intérêts des divers centres de pouvoir qui jouent à plein et contribuent à la déstructuration et à la dissolution de l’ensemble. A cause de cet épisode grotesque de cette phase filibuster, Hagel ne sera pas à son poste, au mieux, avant début mars (sans évoquer d’autres avatars), ayant encore à y établir son autorité, alors que la crise de la séquestration aura franchi une nouvelle étape. C’est bien au travers de tous ces éléments factuels que l’événement grotesque du filibuster des républicains atteint à la dimension du symbole de l’autodestruction.

Il faut donc considérer sans hésiter que cet épisode constitue le symbole extrêmement remarquable de la complète irresponsabilité de la direction politique américaniste, par conséquent de la continuation de l’effondrement de sa légitimité et de son autorité. Nous en sommes à un point où, à notre sens, le cas Hagel, – si Hagel est nommé secrétaire à la défense, – pourrait évoluer clairement et nettement, non plus vers une soumission du nouveau secrétaire à la défense comme celle que Hagel a montrée sans gloire ni grandeur lors de ses auditions, mais au contraire vers une révolte et une riposte de la branche de l’exécutif pour ce cas du Pentagone, avec un Hagel affrontant frontalement ses adversaires du Congrès lorsqu’il dirigera le Pentagone. Cette évolution placerait le Pentagone en état de confrontation avec le Congrès alors qu’il a jusqu’ici, depuis sa création en 1947, toujours établi des rapports d’entente et d’arrangement avec les parlementaires qui étaient ses interlocuteurs, notamment comme c’est le cas ici à la tête de la très puissante commission des forces armées du Sénat, la Senate Armed Services Committee, ou SASC. (Cette situation passée, depuis 1947, de l’entente avec les parlementaires concernés et bien entendu choyés par les lobbies de l’industrie de défense, a été symboliquement reconnue par le baptême de deux des très rares grands porte-avions d’attaque restants de l’US Navy du nom de deux parlementaires qui furent à la tête, l’un de la SASC, l’autre de la HASC qui est l’équivalente de la SASC pour la Chambre : le USS John C. Stennis et le USS Carl Vinson. Aujourd’hui, le nom de baptême des grands navires de combat renvoie plus volontiers à des guerriers bureaucratiques et à des supplétifs politiciens qu’à des héros des guerres passées et de l’Histoire.)

Mais il y a plus dans le sens du désordre. Cette affaire montre un double aspect d’irresponsabilité : irresponsabilité par la pratique même du filibuster et irresponsabilité parce que, pour rallier la plupart des républicains, elle se fait non pas directement contre Hagel mais en théorie pour obtenir des informations du président sur l’affaire de Benghazi ! Pourtant, elle a été notamment suivie et développée, du côté républicain, par le chef de la minorité de la SASC, le sénateur Inhofe, suivant l’hystérique Lindsay Graham et le couvrant de son autorité. (Inhofe a effectivement voté contre Hagel.) Ce comportement irresponsable de l’un des deux principaux responsables de la commission (avec le président démocrate Carl Levin, dont on a vu l’irritation devant le comportement des républicains) inaugure, selon AOL.Defense, une période nouvelle où l’affrontement partisan a pénétré à l’intérieur de la SASC jusqu’alors unie comme un bloc en soutien du Pentagone. (D’où ce commentaire de AOL.Defense, dans le texte déjà référencé du 15 février 2013 : «The larger question is whether Inhofe's much more partisan approach to defense issues – at least compared to his predecessor John McCain – will persist and change the character of what has been the most bipartisan committee on Capitol Hill.») Dans ce cas on trouve, en plus de l’affrontement potentiel Pentagone-Congrès, la discorde et l’affrontement au sein même du Congrès, et surtout au sein de ces puissantes commissions parlementaires qui sont les derniers bastions du bon fonctionnement du Système puisque c’est là où l’on s’entend (s’entendait) entre collègues et complices des deux ailes du “parti unique” pour que les principales décisions (essentiellement budgétaires) soient élaborées et souvent prises. (Même la corruption endémique, mentionnée plus haut, ne pourra guère rétablir l’unité, parce que, en période de “vaches maigres” du Pentagone, – un rien de graisse en moins à cause de la séquestration suffit à faire parler de maigreur fatale pour le monstre, – l’industrie de défense a, au sein d’elle-même, des intérêts opposés à cause de la restriction des commandes, et répercute cette division chez les parlementaires qu’elle a l’habitude de stipendier.)

Ainsi, c’est à bien plus d’un titre que cette affaire Hagel accélère le cycle déstructuration-dissolution-entropisation du Système, dans sa phase dissolution et presque entropisation, au sein de ces organes fondamentaux que sont le Congrès US et le Pentagone. Comme d’habitude, BHO regarde tout cela d’un œil résolu quoique très cool, alors qu’il est, contrairement à son habitude, publiquement contraint à un soutien sans faille à son nouveau secrétaire à la défense (dans le cas contraire, son autorité serait pulvérisée). L’intelligent BHO n’ignore sans doute plus qu’avec Hagel, dont il obtiendra sans guère de doute la confirmation, il a introduit un nouveau cas majeur de guerre bureaucratique et intestine, et, surtout, un nouveau cas de désordre entre l’exécutif et le législatif, et même au sein du législatif. Mais on peut faire l’hypothèse que, comme à son habitude, il s’en fout parce qu’il est cool, et la dissolution se poursuit en mode-turbo.


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