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La CEE : Les « pères fondateurs » étaient déjà au service des industriels et de la Finance (VIDEO)

Auteur : François Ruffin | Editeur : Walt | Mercredi, 07 Mai 2014 - 00h27


Les « pères fondateurs » de l’Union Européenne, qui sont presque divinisés par l’historiographie officielle, étaient en réalité déjà au service du grand capital et des multinationales. Jean Monnet était administrateur à la banque Lazard, Schuman roulait pour la CIA, Van Zeeland, qui participa à la création de l’OTAN et de la CECA, fonda également le groupe Bilderberg. Bref, le projet, depuis ses origines, se trouve non seulement sous tutelle américaine mais se conçoit également comme un outil au service du capital transnational.

« "Lobby" c'est encore trop doux : ça suppose que les forces économiques fassent pression, de l'extérieur. Or, elles guident les institutions de l'intérieur. » On a interviouvé Geoffrey Geuens, maître de conférences à l'Université de Liège. Au fil de son récit, on a finalement décidé de raconter une autre histoire de l'Europe : celle des financiers, des administrateurs et des industriels. Avec le CEE, c'est un véritable marché commun pour le capital et une barrière contre le communisme qui est mise en place.

François Ruffin : La CEE, elle, naît d’un rapport, le rapport Spaak, aussitôt critiqué par Pierre Mendès-France : « Le projet de marché commun tel qu’il nous est présenté est basé sur le libéralisme classique du XIXe siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. Les initiatives sociales seront-elles encore possibles ? La tendance à l’uniformisation n’implique-t-elle pas que les pays les plus avancés vont se voir interdire, au moins momentanément, de nouveaux progrès sociaux ? Tout relèvement de salaire ou octroi de nouveaux avantages sociaux n’est-il pas dès lors, et pour longtemps, exclu pour les ouvriers français ? » Et Mendès conclut : « L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement “une politique”, au sens le plus large du mot, nationale et internationale. »

Geoffrey Geuens : Je comprends que vous éprouviez une certaine joie à lire ce texte : cinquante ans plus tard, c’est frappant de justesse, presque une prophétie. Mais peut-être que, au fond, c’était plus clair pour un Mendès : il les avait sous les yeux, lui, les futurs « pères fondateurs de l’Europe », pas encore canonisés. Il connaissait leur CV, leur parcours.
Un Jean Monnet, par exemple, qui s’était enrichi par la vente d’alcool durant la prohibition, qui avait co-présidé la Bancamerica-Blair, à San Francisco, avant de s’associer au groupe Lazard, que de Gaulle avait un jour traité de « petit financier à la solde des Américains », lui n’était pas encore entouré de ce saint respect. Et même Spaak, puisque vous le citiez. Cet ancien Premier ministre Belge, socialiste, très proche des États-Unis, deviendra ensuite secrétaire général de l’Otan, le bras armé de l’impérialisme américain, et administrateur d’ITT Belgique dès 1966, la filiale belge du géant de l’armement et des télécommunications. Une multinationale qui, plus tard, fera tout pour déstabiliser le Président Allende au Chili, puis pour mener l’opération Condor en Amérique du Sud.
Autour de ces personnalités, on a tout un discours de morale, de valeur, « les pères fondateurs ». Mais au départ, il y a d’abord des intérêts économiques, des enjeux proprement stratégiques, et toute une série de dirigeants qui défendent leurs oligopoles nationaux, avec pour certains des liens privilégiés du côté des réseaux atlantiques. Et là, j’en reviens à Van Zeeland...

F.R. : Vous l’aimez bien !

G.G. : C’est un personnage clé. J’ai cité ses mandats dans les banques et les trusts industriels, mais il a également participé à la création de l’Association belgo-américaine, de l’Institut atlantique, du Mouvement européen, de la Ligue européenne de coopération économique – qu’il présidera d’ailleurs, avant de céder son poste à René Boël (Solvay, UCB, Sofina). Et enfin, il fondera le groupe Bilderberg avec le diplomate polonais Joseph Retinger et le Prince Bernhard des Pays-Bas (ex-I.G. Farben, Fokker Aircraft, KLM)...

F.R. : Que vient faire le Bilderberg là-dedans ?

G.G. : Ce groupe fait beaucoup fantasmer, notamment parce que ses réunions sont pour le moins discrètes. Mais il s’agit juste d’un cénacle, parmi d’autres cénacles, avec, il est vrai, des membres singulièrement influents.
Qu’est-ce que le Bilderberg, au départ ? C’est un forum informel créé en 1954, rassemblant dès l’origine hommes d’affaires, politiques, professionnels des médias et hauts gradés militaires. Son objectif, c’est de limiter les conflits inter-impérialistes entre les principales puissances européennes, ainsi qu’entre l’Europe et les États-Unis. Il s’agit donc aussi de faire front, ensemble, face à l’adversaire soviétique, à l’extérieur, mais aussi aux mouvements ouvriers à l’intérieur. D’ailleurs, les premières réunions du Bilderberg portent là-dessus : comment assurer à l’Europe un maximum de cohésion ? Comment penser un projet de défense commune ? Comment prendre la mesure exacte et lutter contre l’infiltration communiste ? Unilever, le géant néerlandais de l’agroalimentaire, apportera son aide financière aux premières réunions, aux côtés de la Fondation Ford et des services de renseignements américains.

F.R. : Mais je vous le redemande : quel est le lien entre Bilderberg et l’Union européenne ?

G.G. : Presque tous les fondateurs de Bilderberg vont militer, à leur manière, « pour l’Europe », pour une Europe qui les sert, qui répond à leurs intérêts, à ceux du grand capital, tout en renforçant les liens avec les États-Unis. Ça ne veut pas dire que ce soit à Bilderberg que s’écrive l’histoire du monde, mais c’est néanmoins une matrice du projet européen. Un noyau parmi d’autres noyaux, mais un noyau dur néanmoins. Et la plupart des « grands dirigeants européens », par la suite, seront des participants réguliers aux rencontres du Groupe Bilderberg, ou encore de la Commission trilatérale : Adenauer, Davignon, Delors, etc.


- Source : François Ruffin

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