Kamala Harris, ou la honte du déni
Nombre d'Américains n'ont pas plus d'idée du bien & du mal qu'un troufion de Tsahal mitraillant une foule de Gazaouis affamés. Que peut-on espérer d'un peuple éloigné à ce point de l'âge de raison ?
L’indignation est une bonne chose. Il en va de même pour l’indignité. J’ai toujours trouvé que c’était bon pour la circulation et que cela permet de rester vigilant. Voilà pourquoi je lis le New York Times avec autant d’assiduité. Ce journal, qui n’est plus le journal de référence, ne me déçoit jamais.
C‘est ainsi que mercredi dernier, le Times a publié un remarquable article d’opinion sous le titre “Là où échoue Kamala Harris”. L’article de 1 200 mots qui suit reflète ce que nous appelons le mouvement “Laisse tomber Harris”. Hala Alyan, une écrivaine américano-palestinienne, appelle les électeurs à rejeter Harris aux urnes en novembre parce que – je le dirai plus crûment qu’Alyan – le soutien de Harris au génocide terroriste d’Israël à Gaza alors qu’elle prétend avoir le cœur brisé à la vue des souffrances témoigne tout simplement trop d’hypocrisie pour pouvoir être supporté.
Extrait :
“Pour que je me laisse convaincre par le marketing efficace de notre actuelle vice-présidente en tant que bastion de l’espoir, il faut que je fasse preuve de beaucoup d’amnésie, non seulement en ce qui concerne le financement complice du massacre des Palestiniens par cette administration, mais aussi en ce qui concerne les antécédents de Mme Harris en matière de réforme pénale, d’immigration et de maintien de l’ordre public.”
Cet article doit être lu et pris en considération, même si Mme Alyan semble parfois un peu trop gentille lorsqu’elle présente ses arguments. Il s’agit de l’un des arguments les plus convaincants et les plus réfléchis qu’il m’ait été donné de lire pour justifier le rejet de Mme Harris, qui, à ce stade, est davantage un objet de décoration qu’un être de chair et de sang, pour son refus de tenir l’État sioniste pour responsable de ses innombrables crimes – crimes de guerre, crimes contre l’humanité, transgressions du droit international.
“Une position incohérente sur la responsabilité”, écrit Alyan, “ce n’est pas une véritable responsabilité”.
Tout va bien. Passons maintenant à l’indignation.
Bien que je lise les commentaires de mes propres articles par courtoisie et par responsabilité envers les lecteurs, je ne les consulte pas beaucoup lorsque je lis le Times. Je suis sûr que le Times choisit soigneusement les commentaires qu’il publie afin de contenir les dissensions et d’encourager le conformisme. Et quel travail il a accompli sur l’article de Mme Alyan. Ces commentaires, au nombre de 2 264 à la date de lundi, vont au-delà de l’indignation et de la révolte. Ils nous font entendre la voix d’une élite éduquée et libérale qui a tellement perdu ses repères qu’elle n’arrive plus à discerner le mal à l’état pur lorsqu’elle le regarde en face – une élite qui, en effet, condamne ceux qui osent élever la voix en guise d’objection, comme chacun d’entre nous devrait le faire.
Lire ces commentaires, c’est patauger dans une fosse septique intellectuelle et morale. Un lecteur de Detroit dit à Alyan : “Je ne vois pas pourquoi Gaza devrait influer notre vote”. Un habitant de Los Angeleno se faisant appeler JM déclare que pour Harris, s’écarter du soutien inconditionnel du régime de Biden à l’opération terroriste d’Israël à Gaza, c’est “commettre un suicide politique dans un déni de réalité.” Un autre d’Atlanta affirme :
“Il y a des questions plus importantes dans cette élection que des jérémiades ethniques mesquines sur la question de savoir à qui appartient telle ou telle terre au Moyen-Orient.”
Des jérémiades ethniques mesquines. J’ai dû retaper cette phrase comme on se pince pour s’assurer qu’on ne dort pas.
Le thème récurrent, le fil qui donne du relief à cette trame répugnante, est que la présence de Donald Trump dans la politique américaine est bien plus dangereuse et répréhensible que le massacre par Israël de 40 000 êtres humains qui sont des Palestiniens. “La grande majorité des démocrates ont d’autres priorités qu’Israël/Gaza”, écrit JM. “Comme il se doit.”
L’un de mes favoris dans cette rubrique, pour son exquise logique à l’envers, vient d’un certain Joe, originaire d’Alaska.
“L’auteur n’a pas de vision d’ensemble. Trump représente une menace existentielle pour l’ensemble du cadre politique, tant au niveau national qu’international”, écrit Joe. “Alors, avez-vous envie de continuer à avoir le droit de manifester sans qu’on vous tire dessus ? Voulez-vous que la démocratie se maintienne ? Voulez-vous que l’Amérique aspire au moins à représenter la liberté ? Souhaitez-vous que le droit international existe ?”
Souhaitez-vous que le droit international existe ?
Jésus Marie Joseph. Dans quel abîme éthique sommes-nous tombés ? À en croire ce fil de commentaires, assez représentatif à mon sens, un grand nombre d’Américains n’ont pas plus d’idée du bien et du mal qu’un troufion des forces de défense israéliennes qui mitraille une foule de Gazaouis affamés faisant la queue pour obtenir de l’aide. Peut-on espérer quelque chose d’une nation dont les membres – et il s’agit de personnes éduquées, nous pouvons le supposer – se sont éloignés à ce point de l’âge de raison ?
Chez nous, nous appelons ces gens-là “les bons Allemands”.
Examinons quelques-uns des commentaires annexés à l’article de Mme Alyan. Parmi les milliers de commentaires postés, j’ai choisi ceux-ci comme représentatifs des sentiments qui prévalent dans l’ensemble. Je laisserai les malapropismes tels que le Times les a publiés :
De la part d’un Californien :
“Vous êtes-vous demandé pourquoi aucun pays voisin du Levant n’accepte plus d’immigrants palestiniens ? C’est parce que leur corps politique est composé des personnes les plus impitoyables et les plus violentes de la planète….”
“Em S, Paradise, USA” :
“En d’autres termes, ‘Si vous ne soutenez pas notre cause étrangère, nous détruirons les États-Unis en remettant l’élection à Trump et au fascisme Républicain’ !… Gaza ne comptera pas dans mon vote. Je suis furieux que certains électeurs essaient de nous prendre tous en otage jusqu’à ce que nous capitulions devant les exigences des Palestiniens.”
Un lecteur de Floride :
“L’auteur passe à côté de l’essentiel. Il faut prendre en compte la situation de chaque camp. Israël veut la paix et la prospérité pour tous. Les Palestiniens veulent la mort et la destruction pour tous.”
R.W., un Pennsylvanien :
“LOL. Ce n’est pas un génocide, idiot. C’est une guerre, une guerre que les Palestiniens ont déclenchée en tuant, torturant, violant et enlevant des innocents, y compris des enfants. Les Américains, dans l’ensemble, ne se soucient pas vraiment des Palestiniens qui sont tués parce qu’ils estiment, à juste titre, que ces morts sont dues à ce contexte…”
L’auteur qui a suscité ce déballage d’ignorance narcissique est un personnage redoutable. Hala Alyan est née aux États-Unis et a grandi au Koweït jusqu’à ce que ses parents demandent l’asile aux États-Unis, lorsque la guerre du Golfe a éclaté en août 1990. Elle est aujourd’hui psychologue clinicienne, poète et romancière, et ses thèmes de prédilection sont l’exil forcé et les retrouvailles de familles dispersées par des décennies de conflits géopolitiques. En bref, elle n’est pas arrivée aux idées exprimées dans son commentaire au Times à la légère, ou avant-hier.
Mme Alyan présente une argumentation parfaitement rationnelle, à la fois raisonnée et compatissante, sur ce qui ne va pas dans la façon dont la campagne de Mme Harris aborde les agissements de l’État sioniste à Gaza, et maintenant en Cisjordanie – ou, pour mieux dire, sur son inexcusable frilosité, son refus d’aborder l’ensemble des atrocités et des crimes. Les quelques allusions de Mme Harris à l’agonie de la population de Gaza sont toujours faites à la voix passive. Ils souffrent, mais personne ne leur inflige cette souffrance.
Extrait de l’article :
“J’apprécie que Mme Harris ait le cœur brisé. Ce que j’apprécierais davantage, c’est qu’elle nomme directement ceux qui tuent et affament les Palestiniens, des actes qui ne sont ni inévitables ni sans auteurs. J’apprécierais que le droit international soit respecté par le biais de sanctions et d’un embargo sur les armes. Il est difficile d’accepter la présentation passive de la mort des Palestiniens dans un discours qui réaffirme le droit d’une puissance nucléaire à se défendre – une “défense” qui, ces derniers mois, s’est traduite par l’appel de représentants américains et israéliens à raser Gaza, par des émeutes pour défendre les droits de soldats accusés d’avoir violé un prisonnier palestinien, et par des bombes déchiquetant des centaines d’enfants affamés dans des camps de réfugiés.”
Où est la reconnaissance de l’horreur, demande Mme Alyan. Où est le contexte ? Où est l’histoire qui remonte à 75 ans (voire plus, selon la façon de compter) avant les événements du 7 octobre dernier ? D’où vient cette foi en une administration Harris qui se démarquerait de l’appui éhonté de la Maison Blanche de Biden à l’opération terroriste d’Israël ? Comment les électeurs démocrates peuvent-ils être rassurés par cette mise en scène, ce vrai show ?
Toute personne saine d’esprit et cohérente doit soutenir Mme Alyan lorsqu’elle pose de telles questions et qu’elle fait ce genre d’observation critique. Mais pour la majorité des lecteurs du Times qui ont commenté son article, Mme Alyan a éructé dans la chapelle. Ne m’embêtez pas avec Gaza et les Palestiniens, qui sont des gens horribles. Je ne veux pas penser à tout cela. Personne, ni même l’Amérique, ne peut rien faire pour Gaza. Quoi ?Vous voulez parler de génocide et pas de Donald Trump – Trump le dictateur, Trump le fasciste, Trump le danger pour notre démocratie ? Avez-vous perdu la tête, madame ?
De toute ma vie, je n’ai jamais rencontré une telle collection de vulgaires mal informés en même temps. Mme Alyan va au cœur de leur ignominie mieux que moi :
“Il est exaspérant de voir comment on parle de ceux qui soutiennent la liberté des Palestiniens, comme si le génocide qu’ils invoquent était le vrai problème, l’élément négatif, le catalyseur de Trump. Cela sous-entend que mentionner le soutien matériel de cette administration au massacre de civils palestiniens est ce qui gâche les ondes, et non l’acte d’envoyer des milliards de dollars d’aide militaire inconditionnelle à Israël. Il s’agit d’un tour de magie odieux qui fait que nommer le crime devient le crime.”
Il faut avoir été victime de mauvais traitements psychologiques incessants pour croire, sans réfléchir (mais en croyant réfléchir), que le génocide qui se déroule sous nos yeux et avec la complicité de notre nation n’a aucune importance ou peut être déformé au point d’être acceptable. Il faut avoir abdiqué toute capacité de discernement – un jugement autonome selon la définition des Jésuites – pour penser que rien sur terre, pas même un meurtre de masse en votre nom, ne compte plus que de tenir à l’écart de notre politique post-démocratique un personnage de deuxième, troisième ou quatrième ordre coiffé d’une casquette orange.
Oui, je considère le courant démocrate dominant et ses serviteurs des médias – l’un autant à blâmer que l’autre – comme entièrement responsables de ce dont nous sommes témoins et de ce que nous entendons en regardant et en écoutant les inepties invraisemblables des foules de Harris pour le poste de président. Volontairement aveugles, volontairement mal informés, volontairement vulgaires : je vois la majorité démocrate dans les commentaires qui accompagnent l’article de Mme Alyan. Et c’est exactement ce que l’élite du parti voulait lorsqu’elle a évoqué les diverses vagues d’agitation associées au Russiagate pour expliquer son échec en 2016 : des gens qui en viennent à préférer les mensonges à la vérité, ce dont Hannah Arendt, peu avant sa mort en 1975, avait tenté de nous mettre en garde.
J’ai lu le fil de commentaires annexé à l’article de Hala Alyan comme le petit aperçu d’une réalité beaucoup plus vaste. Emmanuel Todd, le célèbre historien français (La défaite de l’Occident, 2024 ; Après l’Empire : L’effondrement de l’ordre américain, 2006), affirme que nous vivons aujourd’hui une “rupture anthropologique”. L’humanité, c’est-à-dire l’humanité des post-démocraties occidentales, selon Todd, s’est totalement égarée. Nous vivons un effondrement civilisationnel, pour reprendre les termes de Toynbee. Ceux qui prétendent nous diriger ne sont pas sérieux. C’est un désordre historique mondial qui nous définit, car leurs capacités et les nôtres en matière de pensée et d’action rationnelles, sans parler des principes moraux et de l’empathie, ont complètement disparu.
Les commentaires qui suivent le plaidoyer suprêmement humain de Hala Alyan illustrent ce que l’on entend au-delà de la rupture que Todd perçoit en nous.
Traduction : Spirit of Free Speech
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L`auteur, Patrick Lawrence, est correspondant à l’étranger pendant de nombreuses années, principalement pour l’International Herald Tribune, est critique des médias, essayiste, auteur et conférencier. Son nouveau livre, Journalists and Their Shadows, vient de paraître chez Clarity Press. Son site web est Patrick Lawrence.
- Source : ScheerPost (Etats-Unis)