Fichage des grévistes: Plusieurs fichiers secrets ont été découverts par les syndicats de la RATP
- Mediapart a révélé l’existence d’un fichier illégal qui répertorie les conducteurs de bus en fonction de critères illégaux, dans le but de bloquer leur avancement dans l’entreprise.
- Depuis, trois nouveaux fichiers ont refait surface dans d’autres centres de bus. Sur les réseaux sociaux, certains se demandent si une telle pratique n’est pas érigée en système par la direction de la RATP.
- De son côté, la RATP parle de simples « initiatives locales » et a ouvert une enquête interne afin de prendre la mesure du problème.
Quand il y en a un, ça va, c’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes. En reprenant à notre compte cette « Hortefade », on ne parle pas ici des Auvergnats, mais des fichiers illégaux découverts à la RATP dans le but de retarder l’avancement de certains conducteurs de bus de la région parisienne. Dans une vidéo partagée sur le page Facebook « La France en colère – Carte des rassemblements (Libre expression) », un agent de la RATP explique que « la saga du fichage illégal continue ». « Aujourd’hui, c’est à Rive Nord qu’on apprend l’existence d’un fichier non déclaré pour préparer les conditions de classements [des conducteurs de bus] », nous apprend cet employé.
Ainsi, après les premières révélations de Mediapart le 19 mai dernier, qui indiquaient que « les salariés étaient classés [par le directeur du centre de bus Bords-de-Marne de Neuilly-Plaisance] dans un fichier secret, selon des critères illégaux », afin de « réserver l’avancement professionnel aux conducteurs jugés les plus productifs », il semblerait que la pratique ne soit pas si isolée.
Depuis ce jour, certains syndicats ont eu la désagréable surprise de recevoir dans leurs boîtes mails les preuves de l’existence de nouveaux fichiers dans trois autres centres de bus de la région (Quai-de-Seine, Paris Sud-Ouest et Paris Rives-Nord). D’où cette question : existe-t-il, au sein de la RATP, une politique systémique de fichages illégaux des conducteurs et conductrices de bus dans le but de sélectionner celles et ceux qui mériteraient un avancement ?
FAKE OFF
Depuis plusieurs semaines, donc, les syndicats RATP (Unsa, CGT, Sud) ont reçu d’étranges fichiers Excel dans leur boîte mail, dans lesquels étaient répertoriés des milliers de conducteurs de bus en fonction de critères tels que l’ancienneté, le nombre de jours de conduite effectués, le nombre d’heures supplémentaires – jusque-là tout va bien –, mais aussi le nombre de jours d’arrêt maladie, de congé maternité et de jours de grèves qu’ils ont posés ces dernières années.
Ces fichiers, auxquels 20 Minutes a pu avoir accès, ont pour but de classer les agents afin de décider de leur avancement ou non dans l’entreprise en prévision de ce que la RATP appelle les « commissions de classement ». Pourtant, certains de ces critères ne doivent en aucun cas être utilisés par l’employeur autrement que pour établir la fiche de paies des salariés.
Une pratique illégale que n’ignore d’ailleurs par le directeur du centre de bus de Neuilly-Plaisance au moment de faire un premier bilan de ce fichier, qu’il qualifie lui-même de « top, car il intègre quasiment tout ». En effet, celui-ci recommande à ses destinataires de faire « attention à l’étanchéité du fichier » (comprendre : ne pas le laisser tomber entre de mauvaises mains) et de « ne plus parler de grève » car « le compteur existe dans le fichier, ça suffit ». La boulette…
Le directeur du centre bus de Neuilly-Plaisance évoque dans un mail le fichier Excel ayant permis de ficher illégalement des conducteurs de bus de la RATP. - Capture d'écrans
« Ce sont les dernières colonnes qui posent problème, parce que toutes ces données viennent du fichier RH et ne doivent pas être utilisées pour décider de l’avancement d’un salarié », explique Bertrand Hammache, secrétaire général CGT-RATP. Jointe par 20 Minutes, l’entreprise de transport confirme d’emblée ces informations.
« La RATP a pris connaissance de quatre fichiers non conformes aux règles édictées en matière de traitement des données personnelles dans les centres bus de Bord-de-Marne, Quai-de-Seine, Paris Sud-Ouest et Paris Rives-Nord. L’entreprise a fermement condamné chacune de ces initiatives individuelles », nous dit-elle. Elle nous demande aussi si, dans le cadre de cet article, nous avions découvert l’existence d’un cinquième fichier, ce qui n’est pas le cas.
Ce que confirme Ahmed Berrahal, chauffeur de bus et délégué syndical CGT, même s’il n’exclut pas l’existence d’autres fichiers de ce genre : « On n’a pas reçu de nouvelles preuves depuis, mais on se doute que si on en a découvert quatre par ci, par là, il y en a forcément d’autres. Le truc, c’est qu’on a appris que dans d’autres dépôts de bus, on leur a demandé d’effacer tous les fichiers dans lesquels les agents sont répertoriés… ».
L'un des quatre fichiers Excel qui classe les conducteurs de bus selon des critères illégaux (grève, arrêt maladie, ...). - Capture d'écrans
« Ils étaient très embarrassés »
La CGT-RATP a-t-elle été surprise de découvrir le micmac ? « A moitié seulement, répond Bertrand Hammache. Ce qui nous surprend, par contre, c’est qu’on y ait eu accès. Jusque-là, on avait des soupçons mais pas de preuves. Des agents nous avaient rapporté le fait qu’on leur avait refusé leur avancement au motif qu’ils avaient été trop malades sur l’année, mais ça se passait entre quatre murs, entre l’agent et son manager. Aujourd’hui, on a de quoi le prouver ». La CGT envisage d’ailleurs de porter l’affaire devant la justice.
En attendant, le deuxième syndicat à la RATP a lancé ce qu’on appelle une « alarme sociale », sorte de procédure interne censée permettre d’aborder un sujet important et de le régler sans passer par la case « conflit ouvert ». Mais lors de la première réunion avec des membres de la direction, Bertrand Hammache déchante rapidement. « Quand on leur pose la question du pourquoi de ces fichiers, la seule chose qu’on nous répond c’est "comment vous les avez eus ?". Ils nous ont dit qu’on était en possession de fichiers qui ne nous étaient pas destinés, qu’on est dans l’illégalité. Ils nous ont mis la pression. Ce n’était pas tant la faute commise que la source de la fuite qui les intéressait… ». « Ça ne peut venir que de chez eux [la direction], puisque seuls les cadres supérieurs ont accès à ce type de fichiers. Ils cherchent la taupe », embraye Ahmed Berrahal.
Mais il ne s'agissait alors que du premier fichier. Lorsque le deuxième arrive sur la table des syndicats, le ton change à la RATP. « Ils étaient très embarrassés. On ne nous demande plus comment on s’est procuré ces fichiers, mais plutôt ce qu’on compte en faire, sourit le secrétaire général CGT. "Est-ce que vous voulez porter plainte, les diffuser dans la presse ?" Et comme entre-temps, ils avaient limogé entre guillemets le chef du centre bus Bords-de-Marne, ils ont cru que ça allait suffire à calmer notre colère. Mais on pressentait qu’on allait recevoir de nouvelles preuves de fichiers illégaux, il était hors de question de clore le dossier aussi facilement. Faut croire qu’on avait vu juste ».
La RATP a averti la Cnil
Face à l’ampleur qu’a pris cette affaire, la RATP « a immédiatement réagi en mettant en place un plan d’actions spécifique et en lançant un audit interne. Elle prendra toutes les mesures qui s’imposent en fonction de ses conclusions », nous dit la direction. Une enquête dont la CGT n’attend pas grand-chose. « C’est un peu l’IGPN qui enquête sur la police… », souffle Bertrand Hammache.
« L’entreprise a également effectué un signalement à la CNIL sur les fichiers non conformes et se tient à sa disposition dans un souci de transparence et de respect du droit », annonce la RATP. Contactée par 20 Minutes, la Cnil n’avait pas répondu à nos questions à l’heure de publier ce papier.
Dans un premier temps, après la découverte du premier fichier illégal, la RATP arguait que c’était le fait d’une simple « initiative locale ». Elle nous répète aujourd’hui, malgré les nouveaux cas révélés, qu’il ne s’agit en rien d’un système généralisé.
L’avancement selon l’ancienneté, rien d’autre
Cette promesse, l’UNSA, syndicat majoritaire dans l’entreprise, a du mal à l'avaler. « Il s’agit bien d’une pratique générale », écrit-elle dans un communiqué datant du 8 juin dernier. « Quand on retrouve cinq fichiers dans cinq dépôts de bus différents, ça commence à devenir compliqué de dire que ce sont à chaque fois des erreurs individuelles », appuie Ahmed Berrahal.
Bertrand Hammache se veut plus mesuré : « C’est une pratique qui a dû se mettre en place dans un centre, puis au fil des échanges, les chefs se sont dit "ah ben tiens, c’est pas mal comme système, je vais faire pareil". Mais je ne pense pas que ce soit une consigne officielle qui vienne de la direction. Après, qu’elle l’ait tolérée, c’est autre chose… ».
Aujourd’hui, les syndicats espèrent que ces multiples découvertes permettront de mettre un terme à ces pratiques illégales. « Je pense que ça va faire réfléchir l’entreprise sur la question de l’avancement, conclut Bertrand Hammache. Si un agent fait une faute professionnelle, c’est normal qu’il soit pénalisé. Mais pour le reste, le système doit fonctionner à l’ancienneté. D’ailleurs, il existe déjà dans l’entreprise, ça n’a rien de nouveau. Mais on espère juste qu’il sera mieux respecté à l’avenir et que ces affaires-là vont y aider ».
Photo d'illustration: Un agent de la RATP en grève au dépôt de bus de Vitry-sur-Seine, le 13 janvier 2020. — Ludovic Marin / AFP
- Source : 20minutes