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« Internet souverain » ou quand la Russie veut se protéger d’une coupure avec le reste du monde

Auteur : Karine Bechet-Golovko | Editeur : Walt | Vendredi, 15 Mars 2019 - 19h44

Les discussions autour de ce qui a été dénomé « l’internet souverain » en Russie tournent finalement toujours autour du même combat idéologique : que les Etats-Unis surveillent et interceptent illégalement les informations sur le net est absolument normal, car c’est leur espace (vision globaliste-atlantiste); que les Etats veulent préserver leur accès à internet à l’époque du tout-numérique est une question de survie nationale (souverainisme, ici de survie). Ce projet de loi visant à permettre à l’internet russe de continuer à fonctionner en cas de coupure ou d’attaque massive venant de l’extérieur, tant décrié par l’opposition et les ONG atlantistes, est finalement un acte obligé, si la Russie veut protéger un minimum ses institutions étatiques, puisque le cours de la numérisation totale annoncée de l’Etat peut conduire à sa virtualisation, donc à sa disparition. En cas de coupure. Pure et simple. Ou comment devoir régler un problème que l’on a soi-même créé …

En septembre 2018, les Etats-Unis ont adopté leur doctrine de stratégie nationale en matière de cybersécurité (document disponible ici), dont la troisième partie s’intitule « Preserve Peace trough strength » (préserver la paix par la force). Il est encore plus intéressant de coupler cette partie à la quatrième, devant garantir le développement de l’influence américaine « Advance American Influence ». Et en introduction, pour donner le ton, l’on trouve ceci :

La Russie, l’Iran et la Corée du Nord ont mené des cyberattaques imprudentes qui ont nui à la prospérité et à la sécurité des États-Unis et d’un pays à l’autre. Introduction: La prospérité et la sécurité des États-Unis dépendent de notre façon de réagir aux possibilités et aux défis du cyberespace. (…) L’avenir que nous souhaitons ne viendra pas sans un engagement renouvelé des Américains à promouvoir nos intérêts dans le cyberespace. L’Administration reconnaît que les États-Unis sont engagés dans une concurrence continue contre des adversaires stratégiques, des États voyous et des réseaux terroristes et criminels. La Russie, la Chine, l’Iran et la Corée du Nord utilisent tous le cyberespace pour défier les États-Unis, leurs alliés et leurs partenaires, souvent avec une insouciance qu’ils n’envisageraient jamais dans d’autres domaines. Ces adversaires utilisent les cyber-outils pour miner notre économie et notre démocratie, voler notre propriété intellectuelle et semer la discorde dans nos processus démocratiques. Nous sommes vulnérables aux cyberattaques perpétrées en temps de paix contre des infrastructures essentielles, et le risque que ces pays mènent des cyberattaques contre les États-Unis en temps de paix, en temps de crise, avant la guerre, augmente. Ces adversaires ne cessent de mettre au point de nouvelles armes cybernétiques plus efficaces. (…) Cette cyberstratégie nationale décrit comment nous allons (…)  préserver la paix et la sécurité en renforçant la capacité des États-Unis – de concert avec leurs alliés et partenaires – à dissuader et, si nécessaire, à punir ceux qui utilisent les cyberoutils à des fins malveillantes (…).

Bref, la Russie avec l’Iran, la Corée du Nord et les terroristes mettent en danger la sécurité nationale américaine, les « valeurs » du pays, sa démocratie et sa propriété, ils développent constamment leurs armes numériques dans ce qui est une guerre contre les Etats-Unis. Donc, logiquement, les Etats-Unis annoncent, si cela s’avère nécessaire, pouvoir les punir.

Or, la Russie, comme les autres pays, s’est engagée dans un cours effréné de numérisation, non seulement dans la vie courante, mais aussi dans l’économie et les services étatiques. Ce tout-numérique, qui va de pair avec la globalisation, fragilise les sociétés dès qu’elles ne veulent plus jouer le jeu de l’atlantisme. Si les « partenaires » sont gentiment écoutés et suivis, comme cela fut le cas des leaders européens, les particuliers qui peuvent présenter un intérêt sont largement « lus » – leurs données interceptées et analysées, lorsque nécessaire, les mesures qui peuvent être contre les Etats dissidents, comme la Russie, risquent d’être d’un autre ordre.

C’est dans ce contexte que deux sénateurs, Ludmila Bokova et Andreï Klichas, ainsi que le député Andreï Lugovoy, ont déposé en décembre 2018 un projet de loi à la Douma, visant à donner les moyens au pays de réagir en cas de coupure de la Russie de l’internet mondial, suite à une action extérieure, d’attaques massives ou de défaut majeur interne. Il ne s’agit donc pas de couper l’internet russe du reste du monde, ni de l’isoler, mais de lui donner les moyens de fonctionner en cas de rupture venant de l’extérieur.

Le projet de loi est disponible sur le site de la Douma ici et il est bon de le lire avant d’en discuter. Pour les non-russophones, voici les grandes lignes. La loi conduirait les fournisseurs d’accès à assurer l’indépendance de l’internet russe et les principaux acteurs russes de ce marché ont donné leur accord. Le projet prévoir plusieurs lignes :

  • définir les règles permettant de déterminer le trajet du trafic (et de la contrôler) afin de minimiser l’accès aux opérateurs étrangers des informations que s’échangent les utilisateurs en Russie;
  • déterminer les lignes de communication et les points d’échange des trafics, les FAI s’engageant à les centraliser en cas de danger;
  • installation de moyens techniques permettant de tracer et delimiter l’accès aux ressources fournissant des informations illégales (notamment en bloquant leur traffic);
  • créer une structure permettant à l’internet russe de fonctionner en cas d’impossibilité des opérateurs russes de se connecter à l’internet étranger;
  • prévoir des exercices d’entraînement régulier de rétablissement d’internet en cas de danger;
  • établir un régime de réaction centralisé aux risques pesant sur la capacité de fonctionnement de l’internet russe par le Gouvernement suite au monitoring des risques.

Les opérateurs se sont engagés à mettre en oeuvre les moyens techniques permettant de réorienter le trafic vers Roskomnadzor, l’Agence fédérale russe des communications. La sénatrice Bokova explique aussi que ce travail a aussi pour but de limiter les nombreux blocages d’utilisateurs en Russie par Google ou autres plateformes « américaines », afin de libérer l’internet russe. Mais le coût est important, certains estiment la reconversion technique de l’internet russe à 1,8 milliard d’euros.

C’est ce point qui pose problème à l’opposition et aux ONG atlantistes qui poussent les gens dans la rue : que Roskomnadzor puisse superviser, en cas de crise, l’internet russe. Ils relancent la fantasmagorie de la surveillance totale par l’Etat russe de l’internet.  Et  le journal Le Monde cite une ONG parfaitement « indépendante », comme son nom l’indique:

Un spectre suffisamment large et flou pour inciter le Conseil des droits de l’homme rattaché à la présidence russe à lancer un appel aux sénateurs à rejeter ces textes, considérés également comme « une tentative alarmante pour réduire au silence l’opposition » par l’ONG pour la défense de la liberté d’expression Pen America.

Alors que la surveillance exercée par les services US ne leur pose manifestement aucun problème, le fait pour la Russie de protéger son accès à internet est … une atteinte à l’opposition ? Ca, aussi, c’est à réfléchir.

PS: Pour information, le Pentagone a ordonné aux militaires américains de lancer une cyberattaque contre des serveurs russes de l’Agence d’analyse d’internet en novembre 2018, lors des élections intermédiaires « pour protéger les élections » selon le Pentagone, qui reconnaît recourir à ces méthodes. D’une manière générale, le Kremlin a déjà déclaré qu’un nombre très important de cyberattaques sont lancées contre la Russie depuis les Etats-Unis. Le danger n’est pas virtuel, il est déjà là. Et la détérioration des relations russo-américaines ne laisse pas présager une suspension de ces pratiques.


- Source : Russie politics

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