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Lundi, 23 Déc. 2024

Comment Erdogan est devenu autocrate

Auteur : Hasan Cernal via Courrier International | Editeur : Stanislas | Vendredi, 07 Juin 2013 - 00h45
Erdogan, lui aussi, a connu la prison, et il y a même été torturé. Pour un poème qu'il avait lu en 1997, il a été incarcéré et interdit un temps d'activité politique. Un de ses vieux compagnons m'a raconté qu'en 1977 il avait été arrêté pour avoir participé à une manifestation non autorisée, emmené au poste de police et violemment torturé.

Erdogan a par ailleurs vécu difficilement les tracasseries que ses filles ont subies à une certaine époque parce qu'elles portaient le foulard. Erdogan, en tant que citoyen de ce pays, a donc subi la violence de l'Etat tout-puissant. Il a pu goûter à la brutalité de celui-ci. On aurait pu attendre d'une personne qui a vécu ce genre d'expérience plus de compréhension, de tolérance et d'indulgence.

Dans le cadre du processus d'adhésion à l'Union européenne (UE), il a réalisé des avancées indéniables sur le plan du droit et de la démocratie. Il a ainsi mis un terme à la tutelle que l'armée exerçait sur la société et a fait en sorte que l'autorité militaire dépende désormais de l'autorité civile élue, c'est-à-dire du gouvernement, ce qui était juste. Sauf qu'il s'est ensuite substitué aux militaires qui freinaient le processus démocratique et s'est mis à son tour, considérant qu'il incarnait désormais l'Etat, à bloquer cette évolution démocratique.

Il est ainsi devenu avec le temps l'unique source du pouvoir, à tel point qu'il s'est mis à penser que "l'Etat, c'était lui". Tout en recourant de plus en plus souvent à la force, il a, peut-être sans s'en rendre compte, été pris par une sorte d'ivresse du pouvoir. Une sorte d'orgueil d'enfant gâté qui ne veut plus lâcher le pouvoir, qui sait tout et qui ne tolère plus aucune critique.

Les médias sous contrôle

Il a alors commencé à être craint. Le monde des affaires s'est mis à avoir peur de lui parce qu'il a montré en distribuant tantôt des récompenses tantôt des sanctions sévères qu'il était, en incarnant l'Etat, en mesure de menacer sérieusement leurs intérêts. C'est ainsi que les patrons des grands groupes de presse, qui tous sont issus du monde des affaires, se sont soumis à lui. A tel point que le Premier ministre a commencé a donné son avis sur le sort qui devait être réservé à tel rédacteur en chef ou à tel éditorialiste. Sur certains sujets, c'est lui qui a le dernier mot et qui décide de ce qui va être publié. Il est arrivé qu'on s'adresse directement à lui ou à ses proches conseillers pour savoir comment une information devait être traitée.

Il s'est aussi permis de réunir à Ankara les patrons de médias et des rédacteurs en chef pour leur expliquer quelles étaient les lignes rouges à ne pas franchir. C'est encore lui qui a le dernier mot lorsqu'il s'agit de savoir comment les journaux et les chaînes de télévision doivent être répartis entre ces différents patrons. Il décide alors à qui on va ôter un quotidien ou une chaîne et à qui on va les réattribuer. L'ombre d'Erdogan sur les médias s'est fait sentir dans la façon dont ont été couverts les événements du parc Gezi. Nous avons ainsi pu mesurer l'état pitoyable des médias dont la couverture de cette mobilisation a été scandaleuse.

Plus Erdogan s'est vu comme incarnant l'Etat, plus il a considéré qu'il avait raison sur tout. Par exemple, il a estimé que la statue de Kars [statue de 25 mètres de haut édifiée en 2007 à Kars dans l'est du pays] était une "horreur" et, qu'à cela ne tienne, il l'a fait détruire [en 2011]. Fâché par des éditoriaux critiques, il a mis en garde les patrons de presse en leur disant : "C'est toi qui les paies, alors surveille tes éditorialistes." Il a encore déclaré : "Que disparaisse ce type de journalisme !" [en réaction à la publication par Milliyet des entretiens secrets avec le chef emprisonné du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Öcalan] et le patron du quotidien incriminé en a alors "tiré les leçons" [en sanctionnant l'éditorialiste Hasan Cemal, auteur de cet article, qui avait défendu son journal qu'il a depuis quitté pour rejoindre le site ].

Le nombre de journalistes et d'éditorialistes qui ont perdu leur job à la suite des manœuvres en coulisse n'a cessé d'augmenter. Il s'est mêlé de la série télévisée Muhtesem Yüzyil ["Le siècle magnifique", qu'il considérait insultant pour le sultan Soliman le Magnifique]. Il a qualifié d'"alcooliques" ceux qui boivent de l'alcool, de "pillards" ceux qui résistent dans le parc Gezi.
Dans un contexte où l'on a assisté à une augmentation significative du nombre de journalistes emprisonnés, la liberté d'expression a connu une régression.

La sensibilité des alévis [chiites hétérodoxes anatoliens, minoritaires] pour lesquels aucune solution n'a été apportée durant les mandats d'Erdogan n'a absolument pas été prise en compte lors du choix du nom du troisième pont sur le Bosphore [Yavuz sultan Selim, c'est-à-dire Selim Ier, sultan ottoman connu pour avoir combattu violemment les chiites ; ce pont a été inauguré en présence d'Erdogan le 29 mai].

Il vient aussi d'annoncer qu'il ferait construire une mosquée sur la place Taksim. Erdogan, qui croit qu'il peut faire ce qu'il veut parce qu'il a remporté les dernières élections et qui menace de "faire descendre dans la rue 50 % de la population", a choisi un chemin très risqué qui ne peut contribuer qu'à polariser davantage la Turquie et qui est susceptible de menacer la stabilité du pays. Souhaitons que les personnes de bonne volonté qui sont dans son entourage puissent freiner ce penchant autoritaire et le ramener à la raison.

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