Helmut Schmidt, les profits et l’économie Par Jacques Sapir
La mort d’Helmut Schmidt remet sur la tapis l’une des déclarations les plus utilisées, et aussi les plus mal usées, de ce dernier : « les profits d’aujourd’hui font les investissements de demain et les emplois d’après demain ». Cette déclaration fut beaucoup citées par Valery Giscard d’Estaing en particulier, à partir de 1976, et élevée à la hauteur d’une « théorème ». C’est pourtant une pure déclaration politique, mais qui se donne une apparence de scientificité économique. Elle fut comprise comme le constat que la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises était trop grande par rapport à celle des profits. C’est bien ce qui fut compris, et les politiques appliquées à partir de la fin des années soixante-dix dans différents pays européens, mais surtout en France à partir de 1983 et du « tournant européen » de François Mitterrand se sont couvertes de sa soi-disant autorité. Si la part des profits a fortement augmentée depuis cette époque, cela n’a eu aucun effet sur les investissements, et encore moins sur l’emploi. D’où l’idée, fortement répandue à gauche, que cette déclaration n’était que politique, et il est devenu de bon ton de brocarder Helmut Schmidt. En réalité, cette déclaration est plus intéressante qu’il n’y paraît. Elle décrit une situation particulière, celle d’une vision de la dynamique économique datant des années 1950 et 1960. Elle met en lumière les conséquences de la financiarisation des économies, processus qui a commencé à se développer justement au début des années 1970. Elle pose la question de l’origine et des sources de l’investissement, ce qui reste aujourd’hui un problème très actuel.
L’origine des investissements au début des années 1970
A priori, il semble avoir une évidence dans cette déclaration : pour investir, il faut de l’argent, et pour avoir de l’argent il faut des profits. Mais, dire cela implique que l’investissement soit en totalité fournit par ce que l’on appelle l’autofinancement. Hors, au moment ou Helmut Schmidt prononce sa fameuse phrase, ce n’est pas le cas. Suivant les pays, la part de l’autofinancement est plus ou moins élevée. Mais, elle est toujours assez loin de 100%. En fait, le crédit bancaire (avec la possibilité pour les banques de la faire refinancer par la Banque Centrale dans le cas de la France et de l’Italie) a toujours été une des sources importantes de l’investissement. C’est ce que l’on appelle l’économie d’endettement ou encore, à partir de l’expression anglaise d’overdraft economy, une économie à découvert.
Par ailleurs, on constate qu’en France l’investissement saisi à travers la catégorie comptable de Formation Brute de Capital Fixe ou FBCF connaît une importante croissance de 1950 à 1973, année où il culmine, alors que la part des salaires dans la valeur ajoutée s’accroît dans cette période. En particulier, les 5 années qui vont de 1968 à 1973 sont marquées par une hausse très importante de la FBCF en pourcentage du PIB.
Graphique 1
Source : comptes de l’INSEE
En fait, la phrase d’Helmut Schmidt ne s’applique qu’aux entreprises qui sont exclues du crédit bancaire. Il y a bien une pertinence, pour ces entreprises, dans le lien entre profits et investissements. Mais, l’impact de ces entreprises sur l’ensemble des investissements est assez faible dans les années 1960 et 1970. Au moment donc ou Helmut Schmidt prononce sa phrase, elle est globalement fausse, sauf pour les entreprises qui ne peuvent avoir recours au crédit bancaire. Mais, si l’on considère non pas le cas d’une entreprise mais celui de toutes les entreprises, la phrase d’Helmut Schmidt devient un peu plus pertinente.
Les profits finissent-ils toujours en investissement ?
De fait, les banques de dépôts, dans les années 1960 et le début des années 1970, sont contraintes d’accorder des crédits que ce soit aux ménages ou aux entreprises, car elles n’ont pas accès à la plupart des marchés financiers. L’économie en Europe occidentale se caractérise par une réglementation financière très importante et très restrictive. Autrement dit, l’épargne globale qui est déposée dans les banques ne peut s’investir que dans des crédits bancaires dont les ménages et les entreprises bénéficient. De ce point de vue, les profits, quand ils sont épargnés, financent bien l’investissement, même si ce n’est pas nécessairement celui de l’entreprise où ces profits ont été réalisés. Mais, il en va de même avec les salaires. Le lien entre l’épargne, que ce dernier résulte des profits ou des salaires, et l’investissement est donc très fort.
Or, en 1973, avec les Accords de la Jamaïque, s’amorce un changement de période. Les taux de change fixés – mais révisables – furent progressivement abandonnés au marché lors de la conférence de la Jamaïque en 1973. Le passage aux taux de change flottants, a induit les très brutales fluctuations que l’on a connues depuis la fin des années 1970 et la nature de plus en plus spéculative du système, et ce jusqu’à la crise actuelle. Les nouveaux produits financiers qui commencent alors à se développer vont devenir une source de profits grandissante pour les opérateurs financiers et les banques. En mettant fin au système de Bretton Woods, on a bien ouvert une porte sur l’inconnu.
Ce développement du nombre et de la nature des titres financiers va continuer de plus belle en dépit de cette crise. Dès lors, on assiste à deux phénomènes qui sont étroitement liés. D’une part, le métier de la banque tend à s’éloigner des activités de crédit, qui impliquent une connaissance et un lien réciproques entre le banquier et son client, pour s’orienter de plus en plus vers des activités dites « de marché », c’est-à-dire des activités de spéculation. De l’autre, des « quasi-banques » se forment à partir des fonds d’investissement et des hedge funds ou fonds spécialisés dans les opérations spéculatives. Les grandes entreprises elles-mêmes, dont on a suivi précédemment la « multinationalisation » découvrent à travers la gestion de leur trésorerie la possibilité de réaliser de nouveaux profits. Ainsi une société comme General Electric réalise-t-elle aujourd’hui plus de profits via sa succursale financière que par ses activités industrielles propres. Tout semble alors partir de la finance et y revenir. Outre des profits, les entreprises y gagnent une souplesse considérable qui leur permet de soustraire une large partie de leurs profits aux systèmes fiscaux de leur pays d’origine en profitant des différents « paradis fiscaux » qui existent sur la planète.
La déréglementation bancaire et financière a été mise en place à partir de 1980. Au États-Unis, ce mouvement a commencé avec le Depository Institutions Deregulation and Monetary Control Act de 1980 qui a entamé le démantèlement des cadres réglementaires issus de la crise de 1929. Il a culminé avec le Gramm-Leach-Bliley Act de 1999 qui a annulé le Glass-Steagall Act de 1933 et ouvert la porte à la fusion entre banques et assurances. Il faut ici signaler que ce processus a été largement le produit d’un consensus bipartisan aux États-Unis. La première loi de 1980 avait été préparée durant la présidence Carter (1976-1980) et la deuxième le fut sous le second mandat de Bill Clinton (1996-2000).
Un processus analogue eut lieu en Europe, avec la déréglementation de la City de Londres, bientôt imitée en France sous l’impulsion du ministre des Finances socialiste de l’époque, Pierre Bérégovoy, et renforcée en 1993 sous le gouvernement conservateur d’Édouard Balladur. Ces pratiques ont été consolidées à l’échelle européenne par diverses directives et renforcées par les principes adoptés au sein de la zone euro. De 1997 à 2007 on assiste à une complexification constante des produits et des pratiques financières dans un cadre désormais dérégulé. En 2007, les CDS atteignaient l’équivalent de 45 500 milliards de dollars, avec un accroissement de neuf à un pour les trois dernières années. L’explosion de ces instruments dérivés de crédit a été spectaculaire. D’un niveau pratiquement inexistant en 1998, leur niveau a atteint 1 500 milliards en 2002, 8 500 milliards en 2004, 17 000 milliards en 2005 et 34 500 milliards en 2006. On devait atteindre 46 000 milliards en 2007. La complexification des procédures de la « finance structurée » a par ailleurs posé un voile d’opacité sur cette circulation des créances.
Ceci a entraîné un accroissement très important de la part des profits financiers dans le total des profits. Ces derniers constituaient entre 10 et 15 % des profits dans les profits totaux au cours des années 1950. Ils atteignent, aujourd’hui, de 35 à 40 %. Mais ce mécanisme implique aussi qu’une part croissante de l’épargne est détournée des activités d’investissement et utilisée de plus en plus dans des activités spéculatives. La phrase d’Helmut Schmidt s’avère alors, dans le monde post-1973, une illusion dangereuse. La complexification croissante des nouveaux instruments financiers a entraîné une opacité de plus en plus grande des transactions, sans que l’on puisse démontrer que ceci ait eu un impact positif sur l’investissement et le développement des entreprises non financières.
Les moteurs de l’investissement
Ainsi, la financiarisation actuelle de l’économie tend à détourner l’épargne de l’investissement. Mais, cela pose une autre question. L’investissement est il lié aux variations du profit, ou du taux de profit, ou bien est soumis à l’incertitude concernant la demande ?
La question de l’investissement, et l’étude des fonctions d’investissements, a mobilisé l’attention des économistes depuis de nombreuses années. Le problème récurrent est que cette question est généralement abordée dans un cadre probabiliste. On suppose que l’entrepreneur (qu’il s’agisse d’un particulier, ou de l’entrepreneur dit « représentatif » ou agrégé à l’échelle de l’économie) est en mesure de fournir des probabilités concernant le profit d’un futur investissement. Mais, ceci ne prend pas en compte la question de l’incertitude radicale. Or, cette question est d’une importance capitale, en particulier dans la période actuelle. Cette question de l’incertitude radicale et de son impact sur l’investissement fut abordée par Edmond Malinvaud dans les années 1980.
Les études empiriques ne sont pas parvenues pas à rendre compte d’un quelconque lien négatif entre l’investissement et le coût d’usage du capital ou même entre l’investissement et le taux d’intérêt réel. En effet, le profit courant ne renseigne pas sur les perspectives de profits futurs qui sont les seules susceptibles d’inciter les entreprises à investir.
Par ailleurs, la question de l’irréversibilité, partielle ou totale, de l’investissement se pose alors. Depuis l’article de Pyndick, elle a connu un certain nombre de transformations. Ainsi : « L’investissement implique non seulement l’acquisition de capital sur le marché, mais aussi la transformation de ce capital « indéterminé » en un capital spécifique, propre à l’usage de chaque entreprise. C’est précisément ce deuxième coût de spécification du capital qui produit un effet d’ irréversibilité dans la décision d’ investissement, c’est-à-dire qui rend plus coûteux de faire, puis de défaire, que de ne rien faire. Ainsi l’irréversibilité de la décision d’investissement doit être comprise dans le même sens que l’irréversibilité au sens du physicien : un système physique qui a subi une transformation ne peut retourner à l’état initial qu’au prix d’une dépense d’énergie supérieure à celle qui l’avait initialement transformé ». Les modèles de choix irréversibles en incertitude sont, par ailleurs, compatibles avec le fait, observé empiriquement dans plusieurs pays, que les entreprises connaissent des périodes sans investissement. Ainsi, une étude empirique sur l’économie américaine et menée par Doms et Dunnes montre, à l’échelle de l’entreprise, que des années sans investissement succèdent à des périodes où l’investissement est, au contraire, très important. Un résultat similaire a été trouvé pour la France ; Duhautois et Jamet ont ainsi montré que cette succession de périodes avec et sans investissement se vérifie aussi pour les entreprises françaises. De plus il faut tenir compte du fait que l’accumulation globale implique une accumulation d’actifs hautement spécifiques, actifs qui sont les plus vulnérables en cas de retournement imprévu de la conjoncture. En fait, seule l’adoption de la démarche ex ante/ex post est la seule qui permette l’intégration de l’incertitude radicale.
Enfin, il faut tenir compte de la synergie entre les investissements privés et les investissements publics en infrastructures, qui ont un effet important. Cet effet est d’autant plus fort que ces investissements interviennent sur des infrastructures de transport (routes, chemin de fer, plate-forme portuaire et aéroportuaire), mais aussi sur des infrastructures assurant les consommations collectives de la population (eau et déchet, santé publique, etc…). Des études récentes ont mis en évidence un effet d’économie d’agglomération. Une estimation de ces effets d’économies d’agglomération a même été faite dans le cas français. Ceci renvoie au très controversé multiplicateur des dépenses publiques (ou fiscal multiplier). Ce « multiplicateur » a été l’objet tant de travaux théoriques, essentiellement dans la lignée de la publication par Keynes de la Théorie Générale… en 1936, que d’importants travaux empiriques. Si sa valeur est élevée, entre 1,5 et 2,5 comme l’indiquent les travaux récents, on peut en déduire que les investissements privés seront affectés de manière positive par des dépenses publiques. En fait, il semble bien que la valeur du multiplicateur des dépenses publiques varie fortement suivant que l’économie est éloignée ou au contraire proche de sa frontière technique de plein emploi.
On le voit, la phrase prononcée en 1974 par Helmut Schmidt n’a donc que peu de rapport avec la réalité. Mais, elle éclaire aussi les liens extrêmement complexes qui existent ente l’investissement, les profits, la demande et la consommation. Et, de ce point de vue on constate que même une phrase fausse peut aider à la progression de la connaissance des mécanismes économiques les plus importants.
- Source : Jacques Sapir