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Comment rendre la Banque mondiale responsable de ses actes devant la justice?

Auteur : Najib Akesbi | Editeur : Walt | Vendredi, 22 Mai 2015 - 22h16

Entre 2004 et 2013, deux projets initiés par la Banque mondiale ont causé le déplacement volontaire ou involontaire de 1 770 personnes au Maroc, selon une enquête menée par le Consortium international des journalistes d’investigations (ICIJ), qui révèle qu’au total les programmes de la banque ont causé le déplacement de plus de 3,35 millions de personnes dans le monde pendant cette période. Devant de tels faits, il est indispensable de mettre fin à l’impunité de la Banque mondiale en la poursuivant en justice devant les juridictions nationales comme c’est actuellement le cas au Maroc avec le procès historique intenté par trois chercheurs marocains sur un autre cas de violation commise par cette institution.

La Banque mondiale est un acteur majeur qui détermine largement les choix et les politiques publiques de la plupart des pays dits en développement. Ceci est une vérité que plus personne ne conteste depuis longtemps, à commencer par ceux-là mêmes qui y travaillent ou y ont travaillé à de hauts postes de responsabilité comme Joseph Stiglitz qui a été le vice-président de la Banque mondiale de 1997 à 2000 . Dès lors, la question capitale qui se pose est bien celle de la responsabilité de l’Institution en question, au regard des décisions et des actes qu’elle conduit les gouvernements à adopter dans les pays où elle intervient. Responsabilité politique bien sûr, mais responsabilité juridique aussi.

La responsabilité politique procède des fondements mêmes de tout système démocratique digne de ce nom. Celui-ci doit reposer sur la trilogie : Légitimité – Responsabilité – Redevabilité… Les politiques publiques acquièrent leur légitimité démocratique parce qu’elles ont été validées dans les urnes avec le programme du parti (ou des partis) ayant obtenu la confiance des électeurs ; Elles sont ensuite mises en œuvre en pleine responsabilité par ceux-là mêmes ayant été mandatés pour cela ; Arrivés à l’issu de leur mandat, ces derniers sont alors en mesure, et en devoir, de rendre compte de leurs actes, redevables de leurs politiques et de leurs résultats devant les citoyens qui les avaient élus…

On peut se demander s’il est vraiment utile ici de rappeler de telles évidences, mais dans le cas de la Banque mondiale et plus généralement des institutions financières internationales, cela est hélas plus que nécessaire. La raison en est que cette Institution qui, au demeurant passe son temps à donner des leçons de « bonne gouvernance » au monde entier, est bien la dernière à manifester le moindre respect pour ces principes consubstantiels à toute profession de foi démocratique.

Entendons-nous bien. Nous n’évoquons pas ici des interventions ponctuelles justifiées par des circonstances plus ou moins exceptionnelles, mais de véritables « stratégies de développement » élaborées et mises en œuvre dans la durée, et assorties de lignes de crédit conséquentes. Quand la Banque mondiale s’applique pendant des décennies à initier, élaborer, financer, accompagner des plans de « développement » (sous des appellations qui vont certes évoluer avec le temps : programmes d’ajustement structurels, Country assistance strategy, Country partnership strategy…), il est évident qu’on est pour le moins face à une co-responsabilité, l’une qui est interne, celle des gouvernants du pays « assisté », et l’autre, externe, celle de l’organisation internationale qui détermine de bout en bout le processus en question.

Le cas du Maroc : une implication cinquantenaire

Prenons à titre d’exemple le cas du Maroc. La Banque mondiale intervient au Maroc depuis 1964, lors de la première crise financière du pays nouvellement indépendant. Tout observateur attentif, et objectif, des politiques publiques conduites dans ce pays peut sans mal affirmer que depuis plus de cinquante ans maintenant, la Banque mondiale a bel et bien été, d’une manière ou d’une autre, partie prenante à toutes les stratégies, tous les « plans » (nationaux ou sectoriels), tous les « programmes » (qualifiés de « structurels » ou pas), bref, toutes les politiques économique, sociales, financières conduites dans ce pays… Avec les résultats que l’on sait ! (pour tout dire en quelques mots, il faut savoir que, 60 ans après son indépendance, le Maroc réalise un PIB par tête qui ne dépasse guère 3000 dollars, et un Indicateur de développement humain de 0.617 qui le classe au 129e rang parmi les 187 pays classés par le PNUD).

Est-il juste, est-il seulement raisonnable dans ces conditions de décharger de toute responsabilité une Institution qui a été de tous les choix et de toutes les décisions ? Avec les gouvernants du pays, n’est-elle pas elle aussi responsable de ses échecs et des déboires de son économie ? Serait-il insensé de demander à la Banque mondiale de rendre compte de ses actes à la population qui en a tant subi les conséquences ? La « bonne gouvernance » n’exige-elle pas que la Banque mondiale fasse preuve de transparence, d’humilité, d’esprit autocritique, ne serait-ce que pour permettre au pays de tirer les leçons d’une expérience pour le moins décevante, et mieux préparer l’avenir ?

L’autre responsabilité est juridique, voire judiciaire. Cette responsabilité a été longtemps purement et simplement niée. Ces Institutions seraient, selon leur propres affirmations, des organisations internationales qui jouissent de « l’immunité diplomatique » et ne pourraient pas de ce fait être poursuivies en justice dans les pays où elles interviennent. Pourtant, de telles organisations, particulièrement celles parmi elles qui agissent en tant qu’acteurs et opérateurs économiques et financiers, comme c’est le cas de la Banque mondiale, effectuent en permanence des opérations à caractère commercial, signent des contrats et s’engagent vis-à-vis de tiers. Personne n’étant parfait ni infaillible, elles peuvent pour une raison ou une autre ne pas tenir leurs engagements, voire être coupables de manquements ou d’infractions portant préjudice à leurs partenaires ou à des tiers quelconques ? Et que dire de financements de projets générateurs de chômage ou destructeur de ressources naturelles ? Comment dès lors imaginer que les organisations responsables de tels actes ne puissent pas être justiciables ? Comment accepter que « l’immunité diplomatique » puisse s’étendre même à des infractions de droit commun ? Aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est néanmoins ce que la Banque mondiale n’a cessé de faire valoir… du moins jusqu’à récemment.

La Banque mondiale devant la Justice marocaine

Car il faut savoir que depuis quelque temps, un énorme tabou est en effet tombé : la Banque mondiale est désormais justiciable devant les juridictions des pays où elle dispose d’une antenne permanente. Comment en est-on arrivé à ce résultat décisif ?

L’affaire remonte à 2010, lorsque trois chercheurs marocains (dont l’auteur de ces lignes) constatent que « l’équipe de coordination » de la Banque mondiale à Washington a tout bonnement falsifié des données de l’étude qu’ils avaient réalisée dans le cadre d’un programme de recherche international appelé RuralStruc. Ayant refusé de valider scientifiquement les résultats indûment modifiés, les chercheurs se voient dépossédés du fruit de leur travail et mis à l’index. Pire, leur rapport, modifié sur des aspects essentiels, est ensuite publié contre leur volonté. Après avoir saisi, et pu apprécier l’inanité des instances dites « d’éthique et de médiation » de la Banque mondiale, les chercheurs ont alerté le gouvernement marocain et fait déposer une question orale sur le sujet à la première chambre du Parlement. En vain. Toutes les démarches à ce niveau ont simplement servi à prendre la mesure de l’influence écrasante de la Banque mondiale sur des gouvernants par ailleurs, il est vrai, plus que jamais en demande de la bénédiction, et des crédits de l’Institution internationale…

Il a fallu alors en arriver au recours à la Justice. Les chercheurs avaient en effet pris connaissance du livre d’Eric Toussaint, « Banque mondiale, le coup d’état permanent », dans lequel l’auteur consacre un chapitre pour expliquer comment, contrairement à l’idée reçue, l’Institution de Bretton Woods est tout à fait justiciable dans les pays où elle possède « un Bureau », en vertu de l’article 7, section 3 de ses propres statuts. Le Maroc abritant un tel « Bureau » depuis 1998, ils ont alors porté plainte contre la Banque mondiale auprès du Tribunal de Première Instance de Rabat pour Faux, usage de faux, usurpation de noms et de biens. Bien sûr, les pressions et les manœuvres de toute sorte n’ont pas manqué pendant près de deux ans pour refuser la convocation du Tribunal par voie d’huissier de justice. L’avocat des plaignants, Me Jamaï, ancien bâtonnier, militant respecté des droits de l’homme et président de l’association contre la peine de mort au Maroc, a dû alors s’adresser directement au président de la Banque mondiale à Washington pour lui signifier que le « Bureau » de son organisation à Rabat ne respecte ni ses propres statuts ni la juridiction du pays hôte… Sans être sûr du lien de cause à effet, Force est de constater que quelques mois plus tard, le « miracle » s’est produit : le « Bureau » de la Banque mondiale à Rabat a soudain accepté de prendre acte de la convocation du Tribunal et même nommé un avocat pour le représenter.

Là est l’essentiel : une première mondiale. Pour la première fois donc, la Banque mondiale a admis qu’elle est justiciable et a donc accepté de se présenter devant la Justice d’un pays où elle dispose d’une antenne permanente. Le tabou est donc tombé et c’est un acquis considérable.

Certes il faut rester lucide et nous n’en sommes qu’au début du chemin, un chemin qui promet d’être parsemé de pressions, de manœuvres et de coups pas très glorieux… Mais ceci est une autre histoire et ce n’est pas l’objet de notre propos ici. Le principal message que nous voulons émettre ici est le suivant : Oui la Banque mondiale est justiciable et la brèche ouverte au Maroc peut désormais être enfoncée partout dans le monde. Dans tous les pays où la Banque mondiale dispose d’une antenne permanente, des personnes ou des groupements de personnes qui estiment être victimes d’un préjudice lié à des actes de cette Institution internationale, peuvent désormais porter plainte devant la Justice de leur pays, en faisant valoir les propres statuts de la « Banque » et le précédent marocain…


- Source : Najib Akesbi

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